samedi 30 janvier 2010

L’enfer c’est les collègues, petit.

Bon, disons que vous avez un travail. Disons que par le fait vous vous rendez tous les jours ou presque en un lieu où vous le pratiquez. Et disons que, subséquemment, vous êtes amenés à y fréquenter des gens. Des gens qui eux aussi ont un travail. Sensiblement le même que le vôtre. Et ces gens qui ont sensiblement le même travail que le vôtre sont en conséquence amenés à vous côtoyer chaque jour. Et donc cette étrange conjoncture, eh bien elle crée des liens. Des sortes de liens. Bon, tous ces gens on les appelle des collègues. Vous aussi vous êtes un collègue. Et alors parfois il faut se voir en dehors du travail parce que comme de toutes façons il faut se voir tous les jours autant essayer de consolider ces sortes de liens qu’on finit par avoir avec des collègues. A force de se voir tous les jours. Alors bien sûr au début vous disiez : « ah ben c’est gentil mais justement ce soir-là – le fameux soir où on vous propose d’aller consolider quelque part, comme ça, entre collègues – ce soir-là, donc, ça tombe bien mal parce que j’ai un autre rendez-vous, ou parce que j’ai piscine, ou parce que je dois me faire dévitaliser une dent, ou parce que je ne voudrais pas rater l’émission « Hitler et ses complices » sur Arte, etc., etc. Tout ce fatras d’excuses de plus en plus bourbeuses finit un jour au l’autre – et vous espérez toujours que ce sera plutôt l’autre, c’est humain – par faire long feu. Donc il vient un jour dans votre vie de collègue où vous devez dire à un autre collègue, plus tenace, plus entreprenant que les autres, ou qui n’a pas hésité a vous prêter, car il en possède l’intégrale en DVD, les derniers épisodes de la série documentaire « Hitler et ses complices » : « Oui, avec plaisir, qu’est-ce que j’apporte ? »

Donc vous voilà invité chez des collègues. Pas seul, non. Avec d’autres collègues. Triés sur le volet. Le rendez-vous semble d’ailleurs frappé du sceau du secret : vous êtes un élu parmi la masse grouillante et soupçonneuse des collègues. Mais personne ne doit le savoir. Cela afin de pas dégrader cette fameuse sorte de liens qui n’a pas manqué de s’établir entre le plus grand nombre et vous et qu’on vous propose par ailleurs de consolider en comité réduit, dans des lieux et à des heures connus seulement d’une élite – celle-là même qui souhaite vous introniser en tant que « collègue-qu’on-voit-en-dehors-du-travail ». De cette sorte nouvelle de collègues, il y en a dès votre arrivée sur le théâtre des opérations. Plein. Trop. C’est là votre première impression. Ne vous en voulez pas : elle est et restera la bonne tout au long, très long, de la soirée. Cette soirée qui « ne fait que commencer » comme on vous le rappelle en de nombreuses occasions – le kir, les amuse-bouches, une cigarette fumée à la sauvette entre collègues-qui-se-voient-en-dehors-du-travail fumeurs sur une terrasse ou un bout de pelouse défraîchie par l’incessante cohorte des collègues qui s’y sont pressés avant vous. Evidemment, il faut alimenter les conversations qui ne manquent de pleuvoir sur vous comme la mitraille sur l’honnête et courageux soldat fortuitement égaré au Chemin des Dames. Fort heureusement votre double statut de collègue et de collègue élu à pour effet de réduire votre participation au minimum : la plupart de vos collègues pensent que vous pensez comme eux et lorsqu’ils veulent votre avis sur une question professionnelle – de celles qui peuplent l’essentiel du babillage de la soirée – ils vous le donnent sans difficulté.

Parfois, le maître de maison, parce qu’innocemment vous l’avez complimenté sur un point de détail vestimentaire, pris de panique que vous étiez à votre arrivée face à la masse compacte et suffocante qui semblait à vos yeux chancelants comme proliférer dans toute la maison, parfois donc, votre hôte vous entraîne à sa suite dans ce qu’il nomme sa « tanière ». Vous voici seul avec lui, tels deux grands fauves épris de liberté et mus par un respect mutuel qui anime toujours les plus nobles. Une angoisse tentaculaire vous étreint. C’est à peine si vous réalisez que par cette main tendue, votre hôte vient de faire de vous l’Elu parmi les élus, et cela dès le premier rendez-vous. Vous l’avez subjugué. Il va falloir en payer le prix : c’est un « fan absolu », selon ses propres dires, de la marque Baccardi. Il a tout. Oui, tout. Tout les objets promotionnels qui concernent de près ou de loin la-dite marque. Même ceux qui font de la lumière, même ceux qui clignotent. En vous les montrant, il affiche le regard aisément identifiable de qui a conquis Thèbes. Emporté par la passion et ivre du breuvage vénéré, l’idolâtre fait les questions et les réponses en ponctuant sa logorrhée de furtifs « J’ai pas raison ? J’ai pas raison ? » Dilaté, sous vos yeux impuissants, il ne fait qu’un avec le monde. Ce lien unique et rare, vous allez pourtant le briser net ! Car c’est maintenant l’heure où les grands fauves vont boire. Oh, vous ne pensiez pas à mal. Un bête réflexe rien de plus. Un soubresaut de sincérité mal contrôlée… Votre hôte, alors au sommet d’un capital d’empathie avec toutes les formes de vie, intelligentes ou non, vous propose un verre de Baccardi. Votre main se dresse déjà entre lui et vous, votre tête dodeline déjà de droite et de gauche sur l’axe raidi de votre cou trop tendu : vous êtes en train de refuser et vous ne le réalisez que bien trop tard ! Un fulgurant regard d’incompréhension éclate dans un lourd silence. Le monde s’écroule de toutes parts autour de votre hôte qui, tout de dignité non feinte, vous propose de retourner au salon sous le prétexte que « les autres vont se demander ce qu’on fait ». C’est en émettant un bruit de fonte sur du carrelage que vous accédez cette fois à sa demande. Une tristesse viscérale vous envahit. Elle vient comme toujours sceller la tombe des occasions manquées – nos maisons sont des cimetières invisibles. C’est à présent un homme brisé que vous avez à vos cotés. Il s’en ira fumer seul en sirotant un verre de Baccardi et à plusieurs reprises au cours du reste de la soirée. Vous ne lui jetterez bientôt plus que quelques regards furtifs. Vous partirez tout à l’heure en n’échangeant qu’une molle poignée de main.

Et cette heure viendra, soyez en sûr. Oh, non sans que vous ayez encore pu apprécier tout le génie de vos contemporains, un génie au demeurant fort répandu et à l’édifice duquel vous aussi vous n’avez pas manqué d’apporter vos brouettes de pierres plates : comprimer un minimum d’idées dans un maximum de mots. Enfin, au seuil de la porte et du désespoir, vous sourirez d’une manière formidablement pâteuse à votre hôtesse à laquelle vous prendrez bien soin de ne pas citer Groucho Marx : « Madame, j’ai passé une excellent soirée, mais ce n’était pas celle-ci. »

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