samedi 26 février 2011

Tôt le matin, à Arcueil



Se lever tôt, le matin : le déchirement de sortir du cocon chaud de son lit pour marcher dans le froid, aller s’enduire de produits odorants dans la salle de bain, enfiler des habits froids, sortir de son appartement sans trop de bruit car tout le monde dort encore, sortir dans la rue alors qu’il fait encore un peu nuit et qu’on entend encore (ou déjà) les oiseaux qui chantent. Comme si cela ne suffisait pas, il s’agit en plus ce matin de se lever tôt pour aller à Arcueil. On ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Aller à Arcueil. Ça ne m’arrive pas tous les jours, Dieu merci. C’est que pour aller à Arcueil, c’est-à-dire, osons le mot, en banlieue, le métro ne suffit pas. Le métro, ce bon vieux métro. Ce n’est pas si mal, le métro. Moi je l’aime bien : il n’est pas si grand, il n’est pas si plein, il n’est pas si sale. On y trouve place assise, on peut lire longuement dans un coin. Il reste dans Paris. Le bout de certaines lignes pousse bien jusqu’à la proche banlieue, mais à peine. Mais le métro ne va pas à Arcueil. Arcueil est bel est bien en banlieue, en vraie banlieue, et il faut donc pour y aller prendre le RER.

Le RER, non. C’est trop grand, c’est trop moche, c’est trop plein et ça va dans des lieux hideux comme Arcueil. Je ne le prends jamais, d’habitude. Mais là, Arcueil. Bref. RER, donc. Je le prends et il m’amène à Arcueil. Je n’y étais jamais allé. Je sors du RER, je ne suis pas déçu : c’est très vilain. Très. Il est beaucoup trop tôt pour ce que j’ai à faire. J’avise donc la brasserie qui est en face de la station de RER. Elle est improprement appelée Brasserie du métro. J’entre, et là, comment dire, j’éprouve du soulagement.

C’est une brasserie comme on imagine que devaient être les brasseries, avant. Avant quoi ? Avant maintenant. Une brasserie comme on en voit dans des films des années 60 ou 70. Le décor date de ces temps, les gens également, mais aussi les manières, les rituels. Et ces manières, ces rituels, on les connaît. On ne les pratiquait plus, on ne les rencontrait plus, mais on les connaissait toujours, et là, ils sont là, ils existent. C’est comme retrouver une tribu que l’on croyait disparue après des mois de progression laborieuse à coups de coupe-coupe dans la jungle. Bon, peut être pas. Mais un peu quand même.

On ne va pas s’asseoir à table : on va au comptoir en zinc. On s’accoude. Il n’y a que des hommes. On salue tout le monde à la cantonade… pourquoi ? On ne fait jamais ça, d’habitude, mais cela semble approprié, ici. Les autres clients vous répondent d’un marmonnement, mais c’est un marmonnement amical, de bienvenue. Le patron est gros et moustachu. Employant les tournures anciennes de la langue des patrons de bars, il demande « il veut quoi ? ». Je réponds « un express. » Pas « un café », notez bien. Non : un « express ». C’est le terme idoine. Je le sens. Le patron entame alors le rituel : opérer la machine à café dont on vide le petit réceptacle en le frappant à grand bruit contre l’intérieur de la poubelle, mettre la tasse en place et lancer la machine. Pendant que le café passe, le patron place devant moi une soucoupe et une cuillère à la propreté agréablement douteuse. Je remarque devant moi une sorte de présentoir en plastique orange d’époque contenant des croissants. Plus loin, le porte œufs durs également d’époque et en plastique orange est encore vide à cette heure de la matinée.

Portant mon regard plus loin, je remarque derrière le comptoir la femme du patron : grosse et moustachue également. Elle essuie les tasses avec un torchon douteux. Derrière elle, à peine visible, un élément qui me ramène à notre époque : un jeune serveur indien éberlué ne se livre à aucune activité discernable. Je l’observe un moment car il est inattendu dans ce décor : il est manifestement employé ici, mais il ne fait rien et ni le patron ni sa femme ne s’en émeuvent ou ne lui expliquent quoi que ce soit. Il demeure là, ahuri, impénétrable, comme si une minute plus tôt, il était encore dans une rue de Bombay mais qu’il venait juste d’apparaître dans cette brasserie d’Arcueil déguisé en serveur parisien et qu’il tentait d’analyser ce qu’il lui arrivait.

Abandonnant du regard mon indien, je regarde les autres clients. Peu réveillés, absorbés dans leurs pensées ou lisant Le Parisien. Je pense un instant, pour me donner une contenance, à sortir mon iPhone de ma poche pour le grattouiller un peu, mais je ne le fais finalement pas. Ce serait, en un sens, un anachronisme. Personne ne grattouille de téléphone portable, présentement, autour de ce bar. Je reste donc à regarder les gens, voire à échanger quelques vagues mots avec ceux qui sont près de moi, comme dans l’ancien temps. Un nouveau client arrive. Le patron le connaît. Ils se serrent la main par dessus le comptoir.


« Il va bien ? »

« Ma foi. »

« Il prend quoi ? Un express ? »

« Comme d’habitude. »


Un habitué. J’ai la certitude que ce client et le patron se connaissent ainsi depuis des années, voire des décennies mais qu’ils n’ont jamais échangé d’autres paroles, qu’ils n’en échangeront jamais d’autres et que ce n’est pas grave.

Il y a du bruit derrière moi. Un nouveau client. Je me retourne. Ah non, diable : c’est une cliente ! Jeune, décolorée, gros cul, vulgaire. Tant pis. Elle a un téléphone portable à la main. Elle tente d’attirer l’attention du patron, mais il ne la voit pas. Elle s’est mal placée, aussi, elle est derrière la caisse. Elle insiste. Il finit par prendre conscience de sa présence.


« Elle veut quoi, la demoiselle ? »

« Un café, s’il vous plait. »

« Un express, un. »

« À emporter. »

« Comment ? »

« À emporter. »


Avez-vous remarqué cette nouvelle coutume ? Celle qui consiste à boire son café dans la rue ? Présumablement venue des États-Unis, peut-être introduite par la ridicule chaine Starbucks dont les établissements, diamétralement à l’opposé de la Brasserie du métro dans laquelle je me trouve, se multiplient à Paris. Pas de Starbucks à Arcueil, tu penses ! Notre cliente a dû se rabattre sur la Brasserie du métro. Elle n’entend pas pour autant renoncer au plaisir qui est le sien de boire son café dans la rue dans un verre en carton. Pourquoi y renoncerait-elle après tout.

Contrairement à ce que j’aurais pensé, le patron semble avoir eu vent de cette nouvelle coutume du café à emporter. Mais ce n’est pas parce qu’il en a eu vent que ça lui plait. Il s’apprête à faire un café pour la demoiselle, il tend la main vers le tas de tasses… mais non. Pas de tasse. À emporter. Il faut un gobelet. Non. Ça le trouble. Il fait autre chose, va s’engueuler un peu avec sa femme, observe un instant le serveur indien qui ne fait toujours rien, pas de nouveau client, rien de spécial à faire… ah oui, la demoiselle :


« Vous vouliez quoi, vous m’avez dit ? »

« Un café. »

« Ah oui : un express. »

« À emporter. »

« Comment ? »

« À emporter, s’il vous plait. »


Pas à dire : il va falloir qu’il le fasse, ce café. Il tend la main vers le tas de tasses… mais non. Pas de tasse. À emporter. À emporter.


« À emporter ? »

« Oui, à emporter, s’il vous plait. »


Je commence à me dire qu’il n’a pas de gobelet dans lequel mettre un café à emporter, mais après encore quelques tergiversations, d’une main hésitante, il tend le bras vers le tas de tasses, derrière le tas de tasses, et de derrière le tas de tasses, il exhume, comme à regret, un petit gobelet en plastique blanc cannelé de cafeteria. On est libre de penser qu’il a extrait ce gobelet d’un tas de gobelets identiques blancs, propres, à usage résolument unique emballés dans du plastique transparent, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Non. Je ne vois pas de là où je suis, mais je pense que ce gobelet trainait là depuis longtemps et que le patron s’est dit qu’il ferait bien l’affaire, puisqu’elle veut un café « à emporter ». Il n’a pas tort. Il fera sûrement l’affaire.

Le patron fait donc un express dans le gobelet blanc, le prend, se retourne vers la demoiselle, et là quelque chose se brise dans son esprit. Il ne le fera pas. Il ne le servira pas, ce café à emporter. Il ne peut pas. Ce n’est pas l’usage. Pas ici. Il abandonne la demoiselle à son sort, à l’autre bout du bar, derrière la caisse et se débarrasse du gobelet de café sur le point du bar le plus proche de lui, c’est-à-dire, il se trouve, devant moi. Juste à côté de ma tasse. Et là, effaçant demoiselle et gobelet de son esprit, il reprend le cours normal de ses activités : s’engueuler avec sa femme, regarder d’un œil vide le serveur indien qui a entrepris de regarder longuement d’un œil également vide la bouteille de Picon sur l’étagère du haut, servir des cafés à des hommes dans des tasses en porcelaine. La routine. La vie, quoi.

La demoiselle a suivi depuis sa place derrière la caisse le destin de son gobelet de café. Elle est prête à s’en emparer elle même et à aller déambuler dans la rue avec son café à la main. La routine. La vie, quoi. Mais elle ne peut pas l’atteindre. C’est trop loin. Il y a trop d’hommes en train de lire Le Parisien qui n’ont rien vu de la scène et qui ne la remarquent pas. Elle aimerait bien avoir son café à emporter, mais non, compte tenu de la conformation de la salle et de l’aglutinement des gens, elle ne peut pas l’atteindre elle-même. Et le patron l’a chassée de sa réalité : aucun secours à attendre de lui.

Mais je suis un homme de cœur et je ne saurais tolérer le spectacle douloureux de quelqu’un privé ainsi de son premier café — fut-il à emporter — tôt le matin, à Arcueil. Il y a des choses qu’un être humain ne doit pas subir. J’attrape donc le gobelet (il n’a pas l’air bien propre) et je le lui tends en rigolant. Elle rigole aussi, le prend, me remercie et s’en va déambuler. Il ne me semble pas qu’elle ait payé, mais je crois que je suis le seul à m’en être aperçu.

Je resterais bien encore un peu à observer les menées des gens qui peuplent la Brasserie du métro, mais je dois m’en aller car, aussi étonnant que cela puisse paraître, ce matin-là, j’ai des choses à faire à Arcueil. On ne fait pas toujours ce qu’on veut.




mardi 22 février 2011

Volonté de puissance charcutière


Un matin, à Dijon, dans une charcuterie du centre-ville…



Moi : Bonjour Madame.

La charcutière : Monsieur. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?

Moi : J’aurais voulu une tranche de jambon persillé, s’il vous plaît.

La charcutière (comme extatique) : Ah… Vous êtes d’ici ?

Moi : Euh, non. J’habite à Paris.

La charcutière : Notre jambon persillé… il est réputé, vous savez.

Moi : Eh bien oui, il paraît. C’est pour ça que je viens.

La charcutière : On a été médaille d’argent au concours du meilleur jambon persillé.

Moi : Ah, c’est vrai ? Bravo.

La charcutière : On était médaille de bronze depuis des années et là… (elle ferme les yeux et soupire) on est passé médaille d’argent.

Moi : Ah très bien. Vous vous améliorez.

La charcutière : Oui. C’est un état d’esprit ici.

Moi : Très bien. Bon. Donc j’aurais voulu une tranche de…

La charcutière : Et puis après, au-delà, il y a la médaille d’or.

Moi : Et oui. Oh, vous l’aurez sûrement.

La charcutière : Non.

Moi : Non ?

La charcutière : Non.

Moi : Ah bon. Mais pourquoi ? Y’a une charcuterie qui est meilleure que vous ?

La charcutière (outrée) : Quoi ? Vous voulez parler de ces connards de chez Jouffre qui ont encore eu la médaille d’or cette année ? Mais on les dépasse quand on veut. Quand on veut, je vous dis !

Moi : Mais je n’en doute pas, madame. Bon dites, j’aurais voulu une tranche d…

La charcutière : Non. C’est pas ça. La médaille d’or, on pourrait l’avoir, mais on ne la veux pas.

Moi : Ah bon ? Mais pourquoi ?

La charcutière : Eh bien, on a eu la médaille de bronze pendant des années. On en a mis un grand coup et on a eu la médaille d’argent, mais là, il est temps de se calmer un peu.

Moi : Ah ?

La charcutière : Oui. Là, c’est un peu la folie. Il faut calmer le jeu.

Moi : Ah.

La charcutière : Oui. Ne pas se laisser balayer par la vague.

Moi : Non.

La charcutière : Que ça ne monte pas à la tête, tout ça.

Moi : Non. Bien sûr.

La charcutière (comme en transe) : Et puis je vous le demande : après la médaille d’or, qu’est-ce qu’il y a ?

Moi : Ben…

La charcutière : Rien. Au delà, il n’y a rien.

Moi : Non ?

La charcutière : Plus rien. Et quand on est au sommet, on ne peux que redescendre. S’amoindrir.

Moi :

La charcutière : Ce n’est pas d’être au sommet, qui compte. Ce qui compte, c’est de croître, de s’améliorer. Avoir la médaille d’or, ce serait le début de la décadence.

Moi :

La charcutière : Et ça, on n’en veux pas.

Moi :

La charcutière : Jamais.

Moi :

La charcutière (comme s’éveillant d’un rêve agité) : Et donc, qu’est-ce qu’il vous fallait ?

Moi : Euh… ben, une tranche de jambon persillé, s’il vous plaît. Pas trop fine, si ça ne vous dérange pas, sans vouloir vous commander…

La charcutière : Mais certainement. Vous verrez, il est bon. Et avec ça ?

Moi : Euh ça ira merci.

La charcutière : Parce qu’on a un très bon boudin blanc, aussi. On a eu un prix au concours du meilleur boudin blanc.

Moi : Non. Bien vrai. merci, mais non.

jeudi 17 février 2011

Banquets pour un banquier balourd au bord boulevardier du bonheur

« Il me semble que jusqu'ici les hommes ont entièrement ignoré la puissance de l'Amour ; car, s'ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et des autels magnifiques, et lui offriraient de somptueux sacrifices : ce qui n'est point en pratique, quoique rien ne fût plus convenable. »

Platon Le Banquet, discours d’Aristophane.

Paridil perdait l’esprit. L’affaire était à présent entendue. Quand cela avait-il commencé ? Quand les odieux prémices de l’ignominieux plan qu’il s’apprêtait à mettre à exécution avaient-ils germés dans son esprit infecté par l’indicible ?

C’était il y a quelques mois peut-être. C’était l’été. C’était un soir. C’est tout ce qu’on peut dire tant vivre à Ratnapura vous fait perdre presque toute notion du temps. C’est une ville fatiguée. Il y fait parfois une chaleur infernale. Le col amidonné des hommes s’y fane dès neuf heures du matin et les femmes y prennent un bain avant qu’il ne soit midi. Personne ne se montre pressé à Ratnapura car il n’y a nulle part ou aller ou rien à y faire de particulier. D’ailleurs un soir, un soir d’été, votre serviteur est allé au théâtre à Ratnapura.

Ça n’était pas un très bon poète. Il y en a de très bons, parait-il. Mais il n’était distinctement pas de ceux-là. D’ailleurs nous avions tous oublié son nom en sortant de la salle du théâtre municipal de Ratnapura. C’est-là que Paridil avait réussi à entrainer Hrundi, tout à la fois son frère cadet et votre serviteur. Pourquoi étions-nous là ? Parce que Mâdharasi, la reine des femmes, et parce que son époux Pritish, le dieu de l’amour, étaient venus la veille au soir écouter psalmodier un jeune trouvère de leurs amis et en avait chaudement recommandé l’expérience à un Paridil toujours aussi éperdu d’amour impossible pour celle qui ne serait jamais sienne.

Le jeune ménestrel jouissait semblait-il d’une certaine réputation à ce niveau qu’on n’hésite pas à qualifier de « local » dans les conversations de fins de repas et les demandes de subventions. C'est-à-dire qu’il passait tout son temps, et une partie de celui des ratnapuriens aventureux, à lire ses œuvres à haute voix dans les librairies du coin. Une fois, Nallarasi Hrundiette, reine de beauté et mère des frères Bakshi présentement tourmentés par l’artiste, avait même entendu ce dernier vagir comme un beau diable sur les ondes de Radio Bleue. Elle avait gardé de cette expérience une impression pénible qu’elle qualifiait plus volontiers de « mitigée » depuis que Paridil lui avait assuré qu’il s’agissait là d’un génie en devenir. Notre barde régional, s’il ne disait rien de bien trépidant, le disait fort. Ainsi hurlait-il ce soir-là l’une de ses œuvres dans un silence contractuellement réclamé, d’une voix assurée, sur un ton théâtral et à un rythme de croisière qui jamais ne variait. Jamais. Une simple et unique variation – l’artiste en personne l’avait expliqué sur le ton toujours un peu surprenant du rugissement au début de sa lecture – aurait été synonyme de trahison de tout un univers intime et fragile, traversé par moult éclats romantiques ! Toujours était-il qu’au ton de sa voix on sentait bien que la trahison était passible de la peine de mort dans cet univers-là aussi. Soucieux de rester fidèle à une cause, fut-ce celle de la poésie, le public ratnapurien demeurait donc silencieux. A l’exception de Paridil.

« Eh, Hrundi ? », chuchotait régulièrement l’ainé des frères Bakshi.

« Quoi ? »

« Qu’est-ce qu’il a dit, là ? C’est beau mais de quoi il parle, ce type ? »

Si Paridil avait convié ce soir-là son frère cadet, c’était en quelque sorte pour que celui-ci joue le rôle de l’interprète. Par le truchement d’un raisonnement dont les étapes majeures m’avaient pour ainsi dire échappées, Paridil considérait que je m’y entendais plus que lui en poésie. « Moi, en poésie, je suis nul ! », m’avait-il déclaré au téléphone. « Déjà tout petit à l’école je prenais cher en récitation, ça tu peux me croire ! Tu dois m’aider, Hrundi, mon petit. Tu m’expliqueras des trucs que je pourrais répéter à Mâdharasi lorsqu’elle me demandera mon avis. Sinon je vais encore passer pour un gros paysan inculte ! » Ainsi votre serviteur était-il en charge de percer ce soir-là les mystères du langage et de sa poésie pour que Paridil ait l’heur de ne pas trop déplaire à sa reine des femmes.

« Ben… Là, c’est normal que tu ne comprennes pas. Il parle d’amour. Personne n’y comprend jamais rien à l’amour, non ? »

« Splendide ! Mais dis m’en un peu plus tout de même… »

« Eh bien, il voudrait… Enfin, le personnage aimerait bien qu’on… lui suce la… Disons que l’artiste évoque la fellation, je crois. »

« … »

La soirée était interminable. L’air conditionné du minuscule théâtre municipal de Ratnapura était en panne. On crevait de chaud dans ce trou à rats qui fleurait mauvais l’amidon desséché et les aisselles approximativement épilées.

« Et là ? De quoi parle-t-il ? », Demandait constamment un Paridil de plus en plus inquiet quant à son résumé de texte du lendemain.

« De choses et d’autres. C’est un type comme tout le monde au fond, notre poète : il lui arrive de s’ennuyer un peu durant la journée et le soir il a du mal à s’endormir. »

« Il est tourmenté par la solitude, c’est ça ? »

« Non, c’est à cause de sa sinusite. Et il faudrait aussi qu’il se trouve un vrai boulot. »

« Un vrai boulot ? Il a dit ça ? »

« Lui, non. C’est moi qui le dis. »

Au fil de la lecture, quelques personnes avisées se sont levées et ont quitté la salle. Paridil a tenu à ce que nous restions jusqu’au bout. Après le rappel d’usage, votre serviteur vit, non sans quelque surprise, son aîné se ruer sur l’étoile montante au firmament du lyrisme local dans le but ostensible de se faire dédicacer le recueil que lui avait offert Mâdharasi et qu’il avait tenu fébrilement entre ses mains assurément moites durant toute la soirée. Paridil espérait qu’un petit mot et qu’une signature parleraient pour lui face à Mâdharasi. Elle ne manquerait pas de lui réclamer un avis. Or Paridil n’avait pas cet article en magasin. Une dédicace prouverait sans peine que l’aîné des frères Bakshi avait été conquis par la prose vigoureuse du pimpant troubadour et lui épargnerait peut-être la laborieuse besogne consistant à balbutier maladroitement quelques bribes éparses d’opinions impropres. Hélas, l’aède de l’épique ordinaire refusait par contrat de signer quoi que ce soit. « Je ne suis pas poète pour émarger au coin d’une feuille comme un vulgaire fonctionnaire ! » avait-il sèchement lancé à un Paridil presque suppliant, qui lui tendait son livre comme on tend une offrande à la statue d’un dieu indifférent en espérant pourtant qu’il nous sauvera de quelques abominables périls.

Votre serviteur suggéra alors d’aller s’achever l’entendement à l’aide du vertige sans pareil que procure fréquemment l’abus de boissons alcoolisées. Dans le bar le plus proche, Paridil argumenta longtemps pour obtenir un thé en dépit de l’heure tardive. J’en étais à ma troisième bière, lorsqu’il parvint enfin à se faire servir. C’est alors que le jeune prodige de la poésie entra sa lyre sous le bras mais sans un sou en poche. La diarrhée verbale qui l’avait travaillé toute la soirée l’avait laissé tout déshydraté. Reconnaissant Paridil, il lui proposa rapidement une sombre dédicace en échange d’un seau de bière blanche. L’affaire fut rapidement conclue et le poète, que la soif et l’absence de pécule avait presque rendu affable, vint s’asseoir à notre table.

« Voyez-vous, mon cher Paridil, avant j’étais comme vous : inculte et peu enclin à goûter aux mille délices de la langue. Et puis un jour j’ai lu Le Banquet ! », Lança sans crier gare notre professionnel du mystère avec cette délicatesse qu’on lui devinait déjà sur scène.

« Il est vrai que je m’y connais aussi peu en poésie qu’en arts de la table – répliqua un Paridil des plus amène – mais je sais ce que j’aime ! Ce soir, par exemple, j’aurais aimé qu’il soit fait allusion à ce grand secret qu’est l’amour. Je veux parler du sentiment. »

« Fort bien ! Laissez-moi vous instruire. Vous ignorez probablement, mon bon ami, qu’au tout début des temps, les humains étaient sphériques avec quatre bras, quatre jambes et deux visages de part et d’autre d’une seule et même tête ? »

« Effectivement, je n’avais pas eu vent de cette affaire en des termes anatomiques aussi précis. Mais l’idée avait mon agrément et depuis fort longtemps. Disons que, jusqu’à ce soir, je croyais dur comme fer en être l’auteur… »

« Il n’en ai rien. C’est à l’illustre Aristophane que nous la devons. »

« Quel homme ! Même si je ne peux que reconnaître qu’en termes de théorie de l’évolution tout cela me paraisse passablement contestable. »

« Je vous accorde que de notre point de vue actuel, il est difficile de bien saisir tous les avantages que pouvaient recouvrir cette configuration. Néanmoins, ces mêmes humains tout grotesques qu’ils pouvaient paraître, osèrent défier les Dieux ! C’est là que Zeus, dans sa grande sagesse divisa les insurgés en deux, chaque moitié devenant une entité distincte. Et depuis lors, hommes et femmes, pris de panique, courent tous azimuts en quête de leur homologue perdu et d’une plénitude retrouvée, tu comprends ? »

« Fascinant. », murmura un Paridil visiblement conquis par l’improbable.

« Vous, vous êtes le sceptique du tandem ! », affirma soudain bille en tête le phraseur devant cette mine un rien défaite que votre serviteur excelle à arborer.

« Quelles sont donc vos lectures pour apparaître aussi lointain, mon bon ami ? », renchérissait déjà l’intarissable. Il fallait bien dire quelque chose à cela :

« J’ai lu… quelque part… que boire fait mal… alors j’ai arrêté de lire. », répondis-je à grand peine tant j’étais à présent tout autant saoulé de mots que d’alcool.

« En voilà bien un mécréant ! Vous ne croyez pas en notre conception de l’amour, c’est cela ? »

« Eh bien, j’imagine qu’à l’époque de l’Antique, votre théorie – qui me semble effectivement aussi sotte que grenue – avait probablement le mérite d’une certaine originalité mais… »

Les mots « cynique » et « inhumain » furent prononcés à l’encontre de votre serviteur de part et d’autre de la table. Ce qui le poussa à se lever et à partir non sans avoir laissé échapper à son tour d’autres mots tels que « tissu » et « conneries ».

Et sans qu’on ne put rien faire pour empêcher le pire, la métaphore poétique s’enracina dans l’esprit malade de Paridil Bakshi sous les formes successives d’une théorie quasi-scientifique puis d’un plan de bataille visant à conquérir l’être adulé, la toujours furieusement désirable Mâdharasi. Paridil avait élaboré – si « élaborer » est bien le mot qui convient mais rien n’est moins sûr – l’improbable spéculation suivante : puisque sa moitié à lui ne pouvait être que Mâdharasi, la moitié de Pritish, l’époux imposteur de la sublime, ne pouvait être bien loin ! Dès lors, tout n’était qu’une question d’ordre que quelqu’un devait bel et bien remettre dans un détestable fatras sentimental qui causait bien des maux et des peines inutiles à tout le monde ! Que Mâdharasi et Pritish aient construit un foyer et soient selon toutes vraisemblances heureux en ménage n’intervenait pas directement dans les échafaudages abstraits d’un Paridil de nouveau fort d’une théorie toute neuve pour alimenter son délire. Plus encore, que l’envoutante prêtresse de l’amour se soit à de nombreuses reprises déclarée opposée à toutes formes de collaboration sentimentale avec Paridil ne semblait plus avoir une quelconque prise sur les mécanismes mentaux de notre ardent défenseur de la totalité perdue de l’être humain. Dans un premier temps, il lui fallait donc identifier la trop rare créature pour laquelle le sang de Pritish ne ferait qu’un tour ! Subséquemment, notre homme s’employa tout d’abord un soir de pleine lune à établir la liste de tous les représentants du sexe opposé qu’il connaissait. Cette liste se composait d’une quinzaine de noms. C’était peu. Si peu qu’il hésita un instant avant d’en raturer quelques uns : les noms des fillettes et celui de sa propre mère qui avait toujours trouvé Pritish « plutôt bel homme ». Le nombre tomba à dix. C’était très peu à présent. Paridil manqua de rayer également les noms de Putholi et de Putholi bis qu’il soupçonnait nettement de n’aimer rien tant que la tarte aux poils. Mais comme face au chiffre huit le terme même de nombre perdait soudain son nom, il se ravisa. Le téléphone sonna alors. L’appareil indiqua à son propriétaire que votre serviteur tentait de joindre son frère ainé. Ce dernier décida de garder le silence et retourna s’asseoir face à sa liste. Il la parcourut une fois encore à la lumière blafarde de la lune de Ratnapura qui filtrait au travers des rideaux de Ratnapura. Paridil Bakshi se dit alors qu’il avait du pain sur la planche.

« Mais qu’est-ce qu’il est chiant ton banquier ! Elle, c’est vraie qu’elle est plutôt sympa. Non, je le reconnais. Sympa. Mais lui, c’est une vraie rengaine ! Quelle purge ! », Soufflait Meyyarasi-la-reine-de-vérité à l’oreille de Paridil à la faveur d’une desserte de table et alors que la reine des femmes et son époux attendaient fébrilement l’arrivée du dessert à la salle à manger.

« Tu le juges un peu vite ! Pritish est un garçon très spirituel à ses heures… »

« Pas entre huit heures et onze heures du soir, en tous cas ! »

« Il n’est pas très en forme aujourd’hui, je te l’accorde. Mais… Enfin je ne devrais peut-être pas en parler mais… Tu sais que ça ne va plus très fort entre eux. »

« Non, je l’ignorais. Et je t’avoue même que je n’avais rien remarqué : ils ont l’air d’être encore très épris l’un de l’autre. Cette façon de s’embrasser à tous bouts de champ comme des adolescents… »

« …est le leurre héroïque qu’ils exhibent en société car grande est leur pudeur ! »

« Ça alors ! Tu m’en diras tant ! Je suis soufflée. C’est bien triste… »

« Oh, leurs enfants sont grands. Ils vont probablement reprendre leur liberté comme l’on dit. »

« Hum. »

« Pritish sera bientôt libre, crois-moi ! »

« Hum, hum. »

« Nombreuses sont déjà celles qui projettent de le courtiser… »

« Ah. Exténuant d’ennui comme il m’est apparu ce soir, voilà qui me surprend mais si tu le dis, je ne contesterai pas. »

« Et toi ? »

« Moi ? Moi, quoi ? »

« Pritish ? »

« … »

La championne du vrai que Paridil avait conviée à dîner sous son toit ce soir-là, sous couvert de sociabilité mais en réalité pour que Pritish ait toute licence d’y regarder à deux fois, était une cinquantenaire débonnaire qui avait jusqu’ici besogné douillettement parmi les passions de la vie. Généralement d’une humeur exécrable le matin pour cause de mauvaise digestion nocturne, elle passait en soirée pour la plus exquise des convives. Son visage offrait à qui savait apprécier l’ascèse une maigreur tranquille, son œil gris une forte placidité. C’est peu dire qu’il en fallait un peu beaucoup pour tirer un œil tel que celui-là de sa torpeur d’usage. La conversation de Pritish et l’accablement qui en avait découlé, avaient semble-t-il réussit ce prodige. Mais c’était néanmoins d’une voix singulièrement douce qu’elle faisait part de sa consternation à son hôte. Celui-ci s’empressa après le départ de ses invités de débarrasser la table des derniers reliefs de ce premier fiasco et sa liste du nom de Meyyarasi…

Paridil n’a aucun tact. Paridil n’est pas un tacticien. Il suffit de le côtoyer cinq minutes pour en avoir les yeux crevés. Seuls ceux de l’intéressé savent rester intacts face à cet état de fait. Ainsi, Paridil n’hésita pas à remettre le couvert deux semaines plus tard. Il convia de nouveau la reine des femmes et son dieu de l’amour de mari à un petit mâchon, une bonne franquette exécutée sans manière dans la plus stricte intimité et ne manqua pas de mander également la volubile présence de Chinnakili dite Petit Perroquet au centre des impôts de Ratnapura.

« Admettons qu’un cambrioleur s’est introduit chez vous dans un sombre dessein mais que, ne supportant plus son style de vie, il s’est subitement repenti et a brutalement mis fin à ses jours - ou l’inverse – sur le tapis de votre salle à manger… »

La conversation allait bon train entre Pritish, qui avait bu un verre de trop et dix autres ensuite, et la possible moitié que Paridil espérait plus que tout au monde lui offrir en pâture. C’est bien peu d’avouer que le dieu de l’amour racontait ce soir-là à peu près n’importe quoi. Paridil s’employa dès lors à écourter la soirée. Selon une manœuvre qu’il semblait affectionner, le maître de maison entreprit Chinnakili alors que tous deux débarrassaient la table.

« Alors ? »

« Alors quoi ? »

« Bel homme, ce Pritish, tu ne trouves pas ? »

« Pas particulièrement. »

« Tout de même ! Les goûts et les couleurs ne se discutent peut-être pas mais quelle prestance il a, non ? »

« Ça ne m’a pas frappée. »

« Et beaucoup de goût pour s’habiller en plus de ça ! »

Au lendemain de ce deuxième échec, le bruit courut rapidement au centre des impôts de Ratnapura que Paridil Bakshi avait peut-être divorcé de son épouse parce qu’il s’était enfin décidé à assumer une orientation sexuelle dont même un ratnapurien de souche n’avait plus à avoir honte en ce début de vingt et unième siècle. Mâdharasi démentit formellement une théorie qu’elle ne pouvait juger que fumeuse tant elle était aux premières loges pour voir se succéder les femmes à la table de Paridil. N’était-elle pas invitée de nouveau sous quinzaine ? Et quelle ne fut pas sa surprise de découvrir non pas une mais bel et bien deux femmes en train de dresser le couvert. Putholi et Putholi bis accueillirent le couple divin d’un unique et sémillant sourire qui se fana bien vite tant Pritish, de plus en plus à l’aise, se mit en tête d’épicer la conversation de quelques plaisanteries de son cru – on ne saurait dire pourquoi, sans doute avait-il connu en la matière ses petits succès dans le milieu bancaire qui était le sien.

« Mon collègue s’appelle David. Mais devinez quoi les filles ? Les femmes préfèrent l’appeler David et Goliath ! »

C’est le dieu de l’humour qui aida ce soir-là Paridil à débarrasser.

« Pas facile à dérider, tes deux gouines ! », déclara le divin à un Paridil qui en brisa net toute une pile d’assiettes !

« Pardon ? »

« Mes meilleurs blagues leur ont à peine arraché un sourire… Elles sont un peu fragiles côté sens de l’humour, les deux frangines, non ? »

« Détrompe-toi, Pritish ! Tout au contraire, ce sont des femmes très fortes, crois-moi. »

« Eh ben merci du tuyau, je m’en souviendrai si j’ai un truc lourd à porter. »

Après le départ du couple suprême, Paridil tenta de s’enquérir auprès de ses deux amies de l’opinion qu’elles auraient pu se forger à propos de Pritish au cours de la soirée. Putholi bis tenait l’acier en fusion au dessus de l’enclume pendant que Putholi frappait comme une sourde à grands coups de marteau.

« Quel abruti ! Tu nous l’avais caché celui-là et tu avais bien fait ! Qu’est-ce qui peut bien t’intéresser chez ce gars ? », déclara-t-elle.

« Moi ? Je rêverais de devenir un type dans son genre ! », Répondit timidement Paridil.

« Oh, c’est un rêve accessible : tu as juste besoin d’une lobotomie et d’un imperméable… »

« Mais enfin, cet homme est une île au large de toute civilisation ! L’une de vous ne se sent-elle pas l’âme d’une exploratrice ? »

Au lever du jour, il apparut à Paridil que son stratagème semblait avoir atteint une sorte de point de non retour. Votre serviteur choisit en toute candeur le moment de cette révélation pour rappeler son grand frère.

« Allô ? Paridil, mon grand ? Comment va en cette belle journée ? Tu es décidément un lève-tôt ! Tu sais ce qu’on dit : le monde leur appartient ! »

« Hrundi, mon petit, qui peut bien vouloir du monde ? Tu sais, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et du coup ce matin je crois que j’ai enfin ouvert les yeux… »

Le cœur de votre serviteur fit un bond dans sa poitrine et s’envola comme un faucon ! L’espoir y fleurissait de nouveau au sujet de l’ainé de ses soucis.

« A quel propos ? », demandais-je.

« A propos de la vie. »

« Ah. »

« Quand j’étais gamin je croyais que la vie était horrible mais je m’aimais bien dans le fond. Alors bon an mal an, ça allait. Depuis que j’ai rencontré Mâma, je sais que la vie est merveilleuse mais que j’en suis exclu. J’ai besoin… »

« De quoi as-t-u besoin, mon grand ? »

« D’un nouveau plan ! J’y ai beaucoup réfléchi et je crois que je le tiens ! »

Cette phrase résonna à mes oreilles comme un coup de feu ! Paridil n’avait pas perdu la main : un faucon invisible reposait entre nous.


vendredi 4 février 2011

L’oubli profite aux poissonniers

Tiens, si on mangeait du poisson. C’est une idée ! C’est bon pour la santé. C’est léger. Ça change, on n’en mange jamais. Pourquoi n’en mange-t-on jamais ? On ne sait plus. Mangeons du poisson, alors. Chic chic chic. On va donc chez le poissonnier. Où y a-t-il un poissonnier dans le quartier, déjà. On ne sait plus, on n’y va jamais. On erre dans le quartier. On finit par en retrouver un. On entre. Ça pue. On étudie les créatures mortes qui jonchent la glace pilée. On ne connaît pas le nom de la moitié d’entre elles. On considère celles que l’on connaît : thon, saumon. Thon, ça ressemble trop à la viande. Si c’était pour manger de la viande, autant aller en prendre de la vraie chez le boucher. Saumon, alors. Et puis ça fait chic, le saumon. On cause avec la poissonnière. Elle est vulgaire. On fait sa petite affaire. On se retrouve avec un paquet froid et gluant quasiment hermétiquement fermé. Et qui pue. On rentre chez soi en puant. On quitte avec précautions sa veste pour ne pas l’empuantir. On échoue. On s’apprête à cuisiner. On sort les ustensiles. Comment ça se prépare, déjà, le poisson ? Dans une poêle, allez. On va pas s’embêter. On ouvre le paquet. La puanteur augmente. On prend les morceaux de poisson mort dans ses mains et on les jette dans la poêle. On pue des mains. On va se les laver à la salle de bain. On les sèche. Nos mains sentent maintenant le savon et le poisson. On attend. Le poisson est cuit. On commence à avoir faim. On s’attable. On aimerait attaquer gaillardement notre repas, mais il faut d’abord étudier attentivement l’anatomie de l’animal que l’on a devant soi afin de procéder à l’ablation des parties non comestibles : têtes, peaux, nageoires, tentacules. Une fois dégagée la partie potentiellement comestible de la bête, il faut encore refréner sa faim et déterminer l’emplacement des arrêtes. On s’énerve. On a faim. Tant pis : on découpe un gros morceau de l’animal et on se l’enfourne dans la bouche. Il s’avère être une boule d’épingles avec quelques molécules de chair de poisson dessus. On recrache une boule gluante dans son assiette. On arrache les arrêtes plantées dans son palais. On les met au bord de l’assiette. On étudie la boulette de déjection pour tenter de séparer arrêtes et chair de poisson baveuse. On met les arrêtes sur le bord de l’assiette. On se ré-enfourne la boule de chair de poisson baveuse dans la bouche. Il reste des arrêtes, mais moins. On peut les enlever à même sa bouche avec les doigts. On met les arrêtes sur le bord de l’assiette. On réitère l’opération. Le tas d’arrêtes baveuses grossit. Le temps mis à manger devient agaçant. On pense à l’artichaut qui permet également de mettre des heures à manger de petites quantités de quelque chose de pas très bon. Le tas d’arrêtes baveuses commence à prendre toute la place dans l’assiette. On finit par mettre ce qui reste de poisson potentiellement comestible avec les arrêtes parce qu’on en a marre et que de toute façon, il n’y a plus de place dans l’assiette pour opérer avec toutes les ordures qui l’encombrent. Le tas d’organes de poissons non comestibles commence à refroidir. Ça pue. On pense au hideuses créatures translucides et aveugles qui peuplent les profondeurs des océans et que l’on a vues dans un documentaire jadis, à l’époque où l’on regardait la télé. On va se laver les mains. Le savon sent le poisson. On a encore faim avec toutes ces conneries. On se bourre de pain et de yaourt, qui ont le goût de poisson. On débarrasse la table. On vide le tas d’ordure de son assiette dans la poubelle. Il faudra penser à la vider rapidement, même si elle n’est pas pleine, sinon toute la maison va puer. On pense à Abyss, aux Dents de la mer, à Piranha et l’on se dit qu’on ne mangera plus jamais de poisson. On n’en mange pas de 3 ans et on est quand même en parfaite santé. 3 ans plus tard, on se dit…

Tiens, si on mangeait du poisson. C’est une idée ! C’est bon pour la santé. C’est léger. Ça change, on n’en mange jamais. Pourquoi n’en mange-t-on jamais ? On ne sait plus. Mangeons du poisson, alors. Chic chic chic. On va donc chez le poissonnier…