samedi 26 février 2011

Tôt le matin, à Arcueil



Se lever tôt, le matin : le déchirement de sortir du cocon chaud de son lit pour marcher dans le froid, aller s’enduire de produits odorants dans la salle de bain, enfiler des habits froids, sortir de son appartement sans trop de bruit car tout le monde dort encore, sortir dans la rue alors qu’il fait encore un peu nuit et qu’on entend encore (ou déjà) les oiseaux qui chantent. Comme si cela ne suffisait pas, il s’agit en plus ce matin de se lever tôt pour aller à Arcueil. On ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Aller à Arcueil. Ça ne m’arrive pas tous les jours, Dieu merci. C’est que pour aller à Arcueil, c’est-à-dire, osons le mot, en banlieue, le métro ne suffit pas. Le métro, ce bon vieux métro. Ce n’est pas si mal, le métro. Moi je l’aime bien : il n’est pas si grand, il n’est pas si plein, il n’est pas si sale. On y trouve place assise, on peut lire longuement dans un coin. Il reste dans Paris. Le bout de certaines lignes pousse bien jusqu’à la proche banlieue, mais à peine. Mais le métro ne va pas à Arcueil. Arcueil est bel est bien en banlieue, en vraie banlieue, et il faut donc pour y aller prendre le RER.

Le RER, non. C’est trop grand, c’est trop moche, c’est trop plein et ça va dans des lieux hideux comme Arcueil. Je ne le prends jamais, d’habitude. Mais là, Arcueil. Bref. RER, donc. Je le prends et il m’amène à Arcueil. Je n’y étais jamais allé. Je sors du RER, je ne suis pas déçu : c’est très vilain. Très. Il est beaucoup trop tôt pour ce que j’ai à faire. J’avise donc la brasserie qui est en face de la station de RER. Elle est improprement appelée Brasserie du métro. J’entre, et là, comment dire, j’éprouve du soulagement.

C’est une brasserie comme on imagine que devaient être les brasseries, avant. Avant quoi ? Avant maintenant. Une brasserie comme on en voit dans des films des années 60 ou 70. Le décor date de ces temps, les gens également, mais aussi les manières, les rituels. Et ces manières, ces rituels, on les connaît. On ne les pratiquait plus, on ne les rencontrait plus, mais on les connaissait toujours, et là, ils sont là, ils existent. C’est comme retrouver une tribu que l’on croyait disparue après des mois de progression laborieuse à coups de coupe-coupe dans la jungle. Bon, peut être pas. Mais un peu quand même.

On ne va pas s’asseoir à table : on va au comptoir en zinc. On s’accoude. Il n’y a que des hommes. On salue tout le monde à la cantonade… pourquoi ? On ne fait jamais ça, d’habitude, mais cela semble approprié, ici. Les autres clients vous répondent d’un marmonnement, mais c’est un marmonnement amical, de bienvenue. Le patron est gros et moustachu. Employant les tournures anciennes de la langue des patrons de bars, il demande « il veut quoi ? ». Je réponds « un express. » Pas « un café », notez bien. Non : un « express ». C’est le terme idoine. Je le sens. Le patron entame alors le rituel : opérer la machine à café dont on vide le petit réceptacle en le frappant à grand bruit contre l’intérieur de la poubelle, mettre la tasse en place et lancer la machine. Pendant que le café passe, le patron place devant moi une soucoupe et une cuillère à la propreté agréablement douteuse. Je remarque devant moi une sorte de présentoir en plastique orange d’époque contenant des croissants. Plus loin, le porte œufs durs également d’époque et en plastique orange est encore vide à cette heure de la matinée.

Portant mon regard plus loin, je remarque derrière le comptoir la femme du patron : grosse et moustachue également. Elle essuie les tasses avec un torchon douteux. Derrière elle, à peine visible, un élément qui me ramène à notre époque : un jeune serveur indien éberlué ne se livre à aucune activité discernable. Je l’observe un moment car il est inattendu dans ce décor : il est manifestement employé ici, mais il ne fait rien et ni le patron ni sa femme ne s’en émeuvent ou ne lui expliquent quoi que ce soit. Il demeure là, ahuri, impénétrable, comme si une minute plus tôt, il était encore dans une rue de Bombay mais qu’il venait juste d’apparaître dans cette brasserie d’Arcueil déguisé en serveur parisien et qu’il tentait d’analyser ce qu’il lui arrivait.

Abandonnant du regard mon indien, je regarde les autres clients. Peu réveillés, absorbés dans leurs pensées ou lisant Le Parisien. Je pense un instant, pour me donner une contenance, à sortir mon iPhone de ma poche pour le grattouiller un peu, mais je ne le fais finalement pas. Ce serait, en un sens, un anachronisme. Personne ne grattouille de téléphone portable, présentement, autour de ce bar. Je reste donc à regarder les gens, voire à échanger quelques vagues mots avec ceux qui sont près de moi, comme dans l’ancien temps. Un nouveau client arrive. Le patron le connaît. Ils se serrent la main par dessus le comptoir.


« Il va bien ? »

« Ma foi. »

« Il prend quoi ? Un express ? »

« Comme d’habitude. »


Un habitué. J’ai la certitude que ce client et le patron se connaissent ainsi depuis des années, voire des décennies mais qu’ils n’ont jamais échangé d’autres paroles, qu’ils n’en échangeront jamais d’autres et que ce n’est pas grave.

Il y a du bruit derrière moi. Un nouveau client. Je me retourne. Ah non, diable : c’est une cliente ! Jeune, décolorée, gros cul, vulgaire. Tant pis. Elle a un téléphone portable à la main. Elle tente d’attirer l’attention du patron, mais il ne la voit pas. Elle s’est mal placée, aussi, elle est derrière la caisse. Elle insiste. Il finit par prendre conscience de sa présence.


« Elle veut quoi, la demoiselle ? »

« Un café, s’il vous plait. »

« Un express, un. »

« À emporter. »

« Comment ? »

« À emporter. »


Avez-vous remarqué cette nouvelle coutume ? Celle qui consiste à boire son café dans la rue ? Présumablement venue des États-Unis, peut-être introduite par la ridicule chaine Starbucks dont les établissements, diamétralement à l’opposé de la Brasserie du métro dans laquelle je me trouve, se multiplient à Paris. Pas de Starbucks à Arcueil, tu penses ! Notre cliente a dû se rabattre sur la Brasserie du métro. Elle n’entend pas pour autant renoncer au plaisir qui est le sien de boire son café dans la rue dans un verre en carton. Pourquoi y renoncerait-elle après tout.

Contrairement à ce que j’aurais pensé, le patron semble avoir eu vent de cette nouvelle coutume du café à emporter. Mais ce n’est pas parce qu’il en a eu vent que ça lui plait. Il s’apprête à faire un café pour la demoiselle, il tend la main vers le tas de tasses… mais non. Pas de tasse. À emporter. Il faut un gobelet. Non. Ça le trouble. Il fait autre chose, va s’engueuler un peu avec sa femme, observe un instant le serveur indien qui ne fait toujours rien, pas de nouveau client, rien de spécial à faire… ah oui, la demoiselle :


« Vous vouliez quoi, vous m’avez dit ? »

« Un café. »

« Ah oui : un express. »

« À emporter. »

« Comment ? »

« À emporter, s’il vous plait. »


Pas à dire : il va falloir qu’il le fasse, ce café. Il tend la main vers le tas de tasses… mais non. Pas de tasse. À emporter. À emporter.


« À emporter ? »

« Oui, à emporter, s’il vous plait. »


Je commence à me dire qu’il n’a pas de gobelet dans lequel mettre un café à emporter, mais après encore quelques tergiversations, d’une main hésitante, il tend le bras vers le tas de tasses, derrière le tas de tasses, et de derrière le tas de tasses, il exhume, comme à regret, un petit gobelet en plastique blanc cannelé de cafeteria. On est libre de penser qu’il a extrait ce gobelet d’un tas de gobelets identiques blancs, propres, à usage résolument unique emballés dans du plastique transparent, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Non. Je ne vois pas de là où je suis, mais je pense que ce gobelet trainait là depuis longtemps et que le patron s’est dit qu’il ferait bien l’affaire, puisqu’elle veut un café « à emporter ». Il n’a pas tort. Il fera sûrement l’affaire.

Le patron fait donc un express dans le gobelet blanc, le prend, se retourne vers la demoiselle, et là quelque chose se brise dans son esprit. Il ne le fera pas. Il ne le servira pas, ce café à emporter. Il ne peut pas. Ce n’est pas l’usage. Pas ici. Il abandonne la demoiselle à son sort, à l’autre bout du bar, derrière la caisse et se débarrasse du gobelet de café sur le point du bar le plus proche de lui, c’est-à-dire, il se trouve, devant moi. Juste à côté de ma tasse. Et là, effaçant demoiselle et gobelet de son esprit, il reprend le cours normal de ses activités : s’engueuler avec sa femme, regarder d’un œil vide le serveur indien qui a entrepris de regarder longuement d’un œil également vide la bouteille de Picon sur l’étagère du haut, servir des cafés à des hommes dans des tasses en porcelaine. La routine. La vie, quoi.

La demoiselle a suivi depuis sa place derrière la caisse le destin de son gobelet de café. Elle est prête à s’en emparer elle même et à aller déambuler dans la rue avec son café à la main. La routine. La vie, quoi. Mais elle ne peut pas l’atteindre. C’est trop loin. Il y a trop d’hommes en train de lire Le Parisien qui n’ont rien vu de la scène et qui ne la remarquent pas. Elle aimerait bien avoir son café à emporter, mais non, compte tenu de la conformation de la salle et de l’aglutinement des gens, elle ne peut pas l’atteindre elle-même. Et le patron l’a chassée de sa réalité : aucun secours à attendre de lui.

Mais je suis un homme de cœur et je ne saurais tolérer le spectacle douloureux de quelqu’un privé ainsi de son premier café — fut-il à emporter — tôt le matin, à Arcueil. Il y a des choses qu’un être humain ne doit pas subir. J’attrape donc le gobelet (il n’a pas l’air bien propre) et je le lui tends en rigolant. Elle rigole aussi, le prend, me remercie et s’en va déambuler. Il ne me semble pas qu’elle ait payé, mais je crois que je suis le seul à m’en être aperçu.

Je resterais bien encore un peu à observer les menées des gens qui peuplent la Brasserie du métro, mais je dois m’en aller car, aussi étonnant que cela puisse paraître, ce matin-là, j’ai des choses à faire à Arcueil. On ne fait pas toujours ce qu’on veut.




3 commentaires:

  1. Des fois c'est pire, il faut prendre le bus. Au fait qu'est-ce que tu allais foutre à Arcueil ?

    Une très très vieille femme

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  2. J'allais passer un concours à la Maison des examens, sorte de hideux complexe à l'architecture de style post-stalinien. Très riant.

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  3. Ha ha ha, superbe récit, il tient en haleine!!

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