Je sors
de chez ma nutritionniste. J’ai une nutritionniste. Voilà bien une phrase que
je n’aurais jamais pensé écrire, prononcer, penser un jour. J’ai une
nutritionniste. Peu importe pourquoi, des raisons médicales sans intérêt pour
autrui. Peu importe également les détails, ce qu’elle me dit en consultation
peut se résumer à une seule chose : il faut manger des légumes. Comme je
suis sérieux et que quitte à donner de l’argent à une nutritionniste pour avoir
ses conseils, autant les suivre, je me suis mis à manger des légumes. Triste
destin que le mien.
Mais
tout d’abord, pour manger des légumes, il a fallu que j’identifie ce qu’une
nutritionniste appelle un légume. Car avant, je considérais comme légumes à peu
près exclusivement les frites, le riz, les pâtes et le poisson. Je classais
pour tout dire dans les légumes tout ce qui n’était pas la viande et pouvait cependant
à la rigueur se manger quand même. Il s’avère en réalité que ce qu’une nutritionniste
appelle « légume » et qu’elle considère donc comme étant propre à la
consommation humaine est un ensemble de végétaux que je classais jusqu’ici dans
la catégorie des plantes ornementales.
J’ai
donc entrepris de me repaître de ces végétaux et c’est alors que j’ai commencé
à prendre conscience de l’horrible complot légumiste qui se manigance autour de
nous. Et j’ai en outre compris que le maître mot, le concept à considérer quand
on s’intéresse aux légumes est : mensonge.
Mensonge,
mensonge, mensonge, tout n’est que mensonge dans l’univers du légume.
Mensonge
du goût : les légumes n’ont jamais de goût. Jamais. Et je ne veux pas
seulement dire par là que le meilleur des légumes a moins de goût que la plus
insipide des viandes. C’est certes vrai, mais il y a plus grave : le
légume a moins de goût que ce qu’il prétend. Fourberie du légume. Prenons la
tomate, par exemple : les gens qui sont nés à la campagne ont comme une
sorte de souvenir du goût de tomates qui auraient été cultivées par leur
grand-père dans son jardin et qui en auraient, du goût. J’ai moi-même des
souvenirs gustatifs de cet ordre. Mais je commence sérieusement à mettre en
doute leur authenticité. En réalité, plutôt que d’avoir le souvenir du goût que
sont sensées avoir les tomates, je pense que je n’ai en réalité qu’une sorte de
sentiment confus de ce que ce goût devrait être, mais que c’est une sensation
que je n’ai en réalité jamais éprouvée. En fait de tomates, je n’ai, aussi loin
que je me souvienne, jamais mangé que des sphères de matière organique rouge
pâle gorgée d’eau et dégageant un vague goût d’anus. Je n’ai pas souvenir
d’avoir éprouvé le moindre plaisir ces trente dernières années à avoir mangé
une tomate. Et encore, pour les légumes traditionnels, tomate, melon,
courgette… j’ai une idée confuse du goût qu’ils sont sensés avoir, mais pour
des végétaux plus exotiques, je n’ai même pas cela. Juste ce vague goût d’anus.
« Tout ce qui était directement vécu
s’est éloigné dans une représentation » : Guy Debord a écrit La Société du spectacle en pensant aux
légumes et les légumes n’ont plus de goût. Un bon légume est un légume mort.
Mensonge
de la saison : « mais si elles
ne sont pas bonnes, ces tomates, c’est parce que ce n’est pas la saison :
il faut acheter des légumes de saison » me disent les agents de la
propagande légumiste, nombreux, actifs, fanatiques. Foutaises ! Saison des
tomates ! Saison des légumes ! Foutaises ! Sommes-nous au
Moyen-âge ? Les légumes que l’on achète sont-ils produits par quelque
paysan rougeaud en pantalon de velours côtelé qui essuie son front en sueur
d’une main calleuse en s’appuyant sur sa houe alors que sonne l’angélus au
clocher de l’église du village ? Voilà l’image que conjure dans mon esprit
les gens qui me parlent de saison pour les légumes. Ignorent-ils que les
légumes sont de nos jours fabriqués en hors-sol par l’industrie
agro-alimentaire dans de vastes hangars aseptisés éclairés jour et nuit au néon ?
N’ont-ils pas remarqué que les légumes n’ont jamais de goût, quelle que soit le
mois de l’année et que la seule différence quand ce n’est pas la prétendue
saison est qu’ils ne sont pas produits en France et qu’ils sont quatre fois
plus chers ? Salauds de gens. Salauds de légumes.
Mensonge
du prix : le prix des légumes ! « Les légumes, c’est bien, parce que c’est moins cher que la viande »
disent-ils encore effrontément. Mais mensonges ! Quand ce n’est pas la
saison, ils sont plus chers que la viande et quand c’est la saison, ils sont
quatre fois plus chers que la viande. Et où acheter ces satanés légumes ?
Où ? Puisque je dois désormais en acheter, j’ai dû comprendre
l’organisation de ce triste commerce. Il ressort qu’il existe trois types
d’endroit pour cela : les supermarchés, les marchés et les inframarchés également
appelés AMAP. Les supermarchés vendent de loin les légumes les plus répugnants
et insipides, des choses pâlottes et aqueuses qui passent miraculeusement de
l’état « pas mur » à l’état « pourri » et qui ne sont même
pas bon marché. Les marchés à l’inverse proposent à la convoitise du chaland
des végétaux qui sont à la fois les moins insipides et les moins chers que l’on
puisse trouver dans cette vallée de larmes : il s’agit donc là de l’option
la plus valable pour qui n’a que ça à foutre d’y aller. Enfin, signalons le cas
des AMAP, associations de producteurs à circuits courts et autres âneries de
hippies postmodernes qui viennent rejoindre le commerce équitable et le bio
dans la galerie des guignolades de notre époque : ils vendent des légumes
vaguement meilleurs que chez Auchan mais moins qu’au marché du coin, mais ils
le font à des prix ahurissants et conditionnent la vente de leurs produits à
tout un tas de conditions, d’engagements à acheter, de clauses de retrait et
autres obligations contractuelles encore plus contraignantes et malhonnêtes que
celles imposées par les assureurs ou les opérateurs de téléphonie mobile. On le
voit donc, non seulement acheter des légumes n’apporte aucune joie, mais il
faut encore se battre comme un lion pour les acquérir. Enculés de légumes.
Mais
heureusement, le Monde ne se compose pas uniquement, comme on pourrait le
croire, de nutritionnistes et de leurs victimes. Il existe de-ci de-là quelques
havres, quelques sanctuaires de la vie, tel ce bouchon lyonnais dans lequel, à
la question de savoir quel légume ils servaient avec leur tablier de sapeur, je
me suis entendu répondre avec sérénité : « ben, des quenelles ».
La lutte
contre les légumes continue.