jeudi 28 juin 2012

Sur le carreau.


Nous sommes, elle et moi, installés à la terrasse du snack-bar « Le Carnot », situé dans l’avenue du même nom, à deux pas du collège où nous sommes employés. On s’est un peu côtoyés cette année. Entre deux cours ou deux portes. A l’occasion d’une sortie scolaire ou d’un conseil de classe. C’est la deuxième fois que les aléas de l’administration nous réunissent de manière suffisamment aléatoire pour nous offrir la possibilité de prendre un verre entre deux réunions. Nous nous allumons une cigarette. Nous ne nous connaissons pas.

« J’ai vraiment mal ! »
« Où ? »
« Là. »
« Ah… »
« Bah, j’ai l’habitude. Je consulte régulièrement. »
« Et qu’est-ce que te dit le médecin ? »
« Rien. Le médecin ne m’a jamais rien dit. Je préfère aller chez ma somatologue. »
« Ta quoi ? »
« La somatologie permet de trouver l’équilibre entre le tête et le corps. En gros. »
« Et en détails ? »
« En détails, ma somatologue à moi a fait des études pour rassurer les gens mais en fait elle possède un grand pouvoir depuis l’enfance. Disons qu’elle est un peu sorcière. C’est comme ça que l’appelle mon mec en tout cas. »
« Tu lui as présentée ? »
« Je la présente au plus de gens possible. Pour ce qui est de mon mec, c’était un peu après notre rencontre. Rien n’avançait dans sa vie… »
« Tout de même : vous veniez de vous rencontrer, non ? »
« Moui. Bref ! Il est né le jour où sa sœur est décédée. Il a porté la morte pendant vingt ans. Un blocage pas possible. La séance lui a permis de régler certaines choses mais il n’a jamais voulu y retourner. Pour l’instant, il est dans le déni. C’est dommage, il aurait pu aller bien plus loin… Du coup, il resté sur le carreau, comme on dit. Moi je ne veux pas rester sur le carreau, tu comprends ? »
« On en est tous là. Bon, mais comment ça se passe avec cette… dame ? Tu as mal quelque part, tu lui en parles et après ? »
« Elle est en liaison avec… »
« Oui ? »
« Là-haut. »
« Là-haut ? »
« Là-haut ! »
« Oh… Là-haut. Bien, bien, bien. Et ? »
« Et quoi ? »
« Je ne sais pas, moi : comment se déroule une séance ? »
« J’arrive. Je m’assois. Et je raconte ma douleur. »
« Physique ? »
« Oui. Enfin, le but c’est de rentrer dans la douleur pour pouvoir la raconter de l’intérieur, tu vois ? »
« Non. »
« La douleur convoque des images… Et moi je décris ces images. »
« Crois-tu que tu pourrais me donner un exemple ? »
« Une fois j’ai vu un œuf voler. »
« … »
« En fait, il ne volait pas vraiment. Il avait été échappé par un aigle qui l’avait chapardé. »
« … »
« Ca me faisait super mal ! »
« Où. »
« Plutôt ici. »
« Par là ? »
« Exactement. C’était mon grand père. »
« L’aigle ? »
« Non. »
« L’œuf ? »
« Non.  La douleur : c’était mon grand père qui m’avait agrippé là. »
« … »
« Et crois-moi, il ne voulait pas lâcher ! »
« Tu n’a pas de bonnes relations avec lui ? »
« Il est décédé. »
« Mais tu n’avais pas de bonnes relations avec lui ? »
« Je ne l’ai jamais connu. Il est mort avant ma naissance. »
« … »
« Lui et mon père n’ont jamais été en bons termes. »
« … »
« Mon père est mort il y a deux ans. »
« … »
« Mon grand père voulait plus que tout se réconcilier avec lui. Étant la dernière vivante, c’est à moi qu’incombait l’organisation de la conciliation. »
« L'éternel moteur des histoires de famille: l'héritage. La petite dernière hérite des dettes de tous ceux qui la précèdent ? »
« Absolument. »
« Et comment as-tu fait. »
« Il y a toujours un rituel à accomplir à l’issue d’une séance si on ne veut pas rester sur le carreau. »
« En l’occurrence ? »
« Un autel de fortune dans ma cuisine – ils étaient tous les deux cuistots – érigé autour de la seule photographie en ma possession où ils sont réunis. Allumer deux bougies chaque soir pendant deux mois. Depuis je n’ai plus mal là. »
« Tu considères donc que c’est opérant. »
« Totalement. Bien que pour ma mère et ma tante ça se soit un peu compliqué. »
« Elles étaient fâchées aussi ? »
« Elles s’adoraient. Ma mère a quitté mon père pour sa belle-sœur en fait. C’est pour ça qu’il s’est suicidé. Et du coup j’avais mal ici, tu vois ? »
« J’imagine que ta thérapeute t’a proposé une théorie sur la question ? »
« Tu ne comprends pas. Elle ne propose aucune théorie. Elle est entrée en communication avec ma mère puis avec ma tante. Elles lui ont dit combien elles étaient désolées pour mon père. »
« Tu avais une photo d’eux trois ? »
« Ouais. Mais ça n’a pas pris deux fois de suite ! Il a donc fallu que je tire deux cartes de couleurs, tu vois ? »
« Heu... C'est-à-dire que… Pas du tout, non. »
« Eh bien là aussi il y avait un rituel. De niveau supérieur. »
« Et qu’est-ce que tu as eu comme pénitence cette-fois là ? »
« Tu es cynique. »
« Pas vraiment… C’est que… Enfin, comment dire ? Peut-être que tu me donnes beaucoup d’informations d’un seul coup… Mais continue, continue… »
«  Telle que tu me vois, je suis en train d’accomplir un rituel de guérison. »
« … »
« Grâce à ça. »
« A quoi ? A ça ? »
« Oui. Je l’ai fabriquée moi-même en utilisant les couleurs que les cartes m’avaient indiquées. »
« Elle est un peu élitiste ta médecine, non ? Moi, je ne pourrais jamais guérir : je ne saurai pas faire une telle chose. »
« Je pouvais l’acheter dans le commerce mais j’ai ressenti le besoin de travailler de mes mains. Pour que ça marche, je dois la garder sur moi pendant trois jours et trois nuits. »
« Ca se termine quand ? »
« Ce soir. Ce soir la douleur disparaîtra. C’est chouette, non. »
« En valeur absolue, c’est sûr que… Oui, c’est chouette. »

Elle m'explique ensuite comment les changements climatiques qui font autant couler l'encre que fondre les glaces sont en fait ce que la sorcière nomme des guerres météorologiques qui éclatent entre des morts influents aux intérêts plus que divergeants. Puis elle termine son café et écrase sa cigarette. Nous bavardons un instant de tout et de rien. Elle s’en va quelques instants plus tard. Je m’allume une nouvelle cigarette en pensant à ce blog. Mettons-nous bien d’accord : ce qui me surprend ici n’est pas le caractère sans borne de la croyance mais plutôt le fait qu’on me la raconte sans pour autant me proposer de passer à l’acte, de rencontrer la sorcière. Étrange limite d’une confidence en équilibre entre deux mondes qui me laisse un brin songeur.

Je rentre chez moi d’un pas indolent en passant en revue mes propres morts, l’air de rien mais un peu effrayé tout de même en imaginant les gages qui me seraient probablement attribués s’il me venait bizarrement à l’esprit d’entreprendre de les satisfaire tous.

Du coup, j’ai très mal là. Vous voyez ?





mardi 26 juin 2012

Invasion Clermont-Ferrand.


Disons-le sans ambages, je suis de parti-pris dans le litige qui oppose la petite Camille au Ministère de l’Education Nationale.

La petite Camille a quatorze ans. La petite Camille est en 3ème 6. Je l’ai connue à onze ans. Elle était alors en 6ème 6. La petite Camille est de toute éternité dans la classe des losers, rangée comme de juste du côté des ténèbres. Au cœur de l’obscurité, c’est une élève régulièrement qualifiée de « discrète » par mes congénères. La petite Camille ne fait pas de bruit, en effet. Elle ne fait pas de latin ou de grec non plus. A l’inverse de la mienne en son temps, sa mère n’a pas remarqué que seuls les parents élégamment vêtus inscrivaient leurs enfants à l’étude des langues mortes. Ajoutons que la petite Camille n’a pas pris allemand en première langue. Pas même en seconde langue d’ailleurs. La petite Camille a choisi Anglais et Espagnol comme tous les élèves de sa classe. C’est une enfant qui fait preuve d’une modestie rarement prise en défaut, la petite Camille. En outre, et en dépit de son appareil dentaire et de ses chaussures orthopédiques, elle est jolie comme un cœur. 

La scène prend place au deuxième étage de l’établissement qui m'emploie. C’est l’étage où je travaille. En salle 212. La salle avec un lavabo. Ce matin-là, je viens de fermer la porte au nez de la petite Camille qui vient s’y présenter. Parce que c’est l’heure de la récréation, des conversations absconses ou des traits d’esprits approximatifs entre collègues, du café filtré dans un slip de prof d’EPS que distribue une machine indifférente à son métier et de la clope du matin qui permet d’exhaler une délicieuse puanteur dans la salle de classe lors du cours qui suit immédiatement la pause. Bref, je n’ai pas une seconde à consacrer à la petite Camille qui essaye pourtant de m’expliquer les raisons qui l’amènent devant le huis de la salle d’arts plastiques. Conséquemment, je m’éloigne, bonhomme et fredonnant, tout excité par les merveilles susmentionnées. Avant que de ne m’engouffrer dans l’escalier au bout du couloir, une rumeur me parvient néanmoins, furtivement.

« Qu’est-ce que vous faîtes là, Mademoiselle ?! »
« … »
« Vous n’avez pas lu le règlement intérieur, c’est ça ? »
« … »
« Et le panneau d’avertissement placé sur chaque porte de l’établissement ? Pas lu non plus j’imagine ? C’est à se demander pourquoi nous travaillons tous ! »
« … »
« Bon, qu’est-ce qui est écrit ici ? »
« … »
« Vous avez peut-être besoin de lunettes ? »
« … »
« Mademoiselle, laissez-moi vous dire une chose : figurez-vous qu’on ne devient pas une adulte responsable en se comportant de manière aussi… tellement… invraisemblablement inconséquente ! On ne peut pas toujours faire fi de toutes règles, comprenez-vous ? Apparemment pas ! Pourtant sachez qu’on ne peut pas toujours n’en faire qu’à sa guise dans l’existence ! Non, on ne peut pas ! Et puisque vos parents semblent avoir échoués sur ce point, il  va bien falloir que quelqu’un vous l’apprenne ! Il y a des valeurs dans la société. Ici comme ailleurs… Vous ne pouvez pas les ignorer plus longtemps ! »
« … »
« Et pourquoi ne répondez-vous pas, à la fin ? »

Je n’entends pas ce qui suit. Mais j’apprends plus tard que la petite Camille a écopé de quatre heures de colle pour avoir répondu au bout de dix minutes à la Principale du collège où je suis employé :

« Tais-toi, s’il vous plait. »

Sur le moment, je ne me suis pas davantage souvenu de ce qui avait précédé : c’est moi qui avais convoqué la douce enfant pour qu’elle me remette un travail qu’elle avait oublié la veille. Je l’ai trouvé glissé sous la porte à mon retour.

Il me semble, à bien y regarder, que tout ce qui est reproché à la délicieuse enfant par le Ministère de l’Education Nationale est parfaitement infondé.





jeudi 21 juin 2012

Everybody lies.


La scène se déroule pendant la surveillance d’un examen scolaire nommé « Brevet des collèges » et auquel sont soumis la plupart des élèves du second degré à un moment ou à un autre de leur existence, c'est-à-dire en fin de troisième. Mon camarade surveillant Dany et moi-même nous sommes discrètement éclipsés de nos salles respectives sous le prétexte bien entendu fallacieux d’aller nous hydrater alors que nous ne rêvons de rien d’autre que d’une délicieuse cigarette rendue probablement meilleure encore par l’interdiction de fumer qui sévit dans les établissement scolaires.

Voici maintenant plusieurs années que j’ai lu, chez le dentiste, un article disant que l’ « auto-illusion positive » est normale et bénéfique chez la plupart des gens. Il s’avère en définitive que nous nous mentons tous à nous-mêmes sur trois points décisifs et que cela nous permet indiscutablement de supporter l’existence. Babillages écrasés de soleil.

« Je l’ai rencontré au marché. On faisait nos courses avec ma femme. Elle, elle vendait des canards laqués. On a discuté un peu tous les trois et puis, tout d’un coup, elle se lève et dit à ma femme qu’elle la reconnait, qu’elle a été à la même école primaire ! Et là, pendant que ma femme cherche dans son agenda le nom d’une autre ancienne élève, voilà que ma marchande de canard me file en douce son numéro de portable. Alors bon, je suis un peu surpris, même si en tant que prof d’EPS c’est vrai que j’ai un certain succès. Sur l’instant, là, devant Simone qui farfouille dans son sac à main, je l’ai quand même envoyé balader ! »
« Mais… »
« Mais on s’est revu ! Par hasard ! Au jardin Lecoq. Je promenais le chien quand tout à coup, je la vois qui donne à manger aux canards du bassin. On discute cinq minutes et là, je la sens bien, à ma pogne, quoi. C’est moi qui lui file mon numéro. Tu penses si elle l’accepte ! J’étais content d’avoir pris mon survêtement neuf, pas celui avec le genou troué mais le bleu marine, satiné. »
« Ca a joué, tu crois ? »

En premier lieu, nous avons tous une vision de nous-mêmes invraisemblablement positive.

« Tu parles : le lendemain, elle m’appelle, dis-donc ! »
« Le tissu satiné la rend folle ? »
« Tu rigoles mais sur ces entrefaites, on s’est pas mal vu, on a beaucoup parlé. Beaucoup. »
« Ah. Pardonne ma franchise, mais quand tu dis que vous vous êtes « pas mal vu », est-ce que… »
« Non. Pas vraiment. Mais au bout de trois semaines, elle m’a expliqué qu’elle voulait m’épouser ! »
« Tu étais déjà marié, non ? »
« C’est bien ce que je lui ais dit mais… Si tu savais les cadeaux qu’elle me faisait : une chaine en argent, une montre, trois médaillons avec des inscriptions et une gourmette en or avec mon prénom gravé… »
« Je l’imagine mal t’offrir ce genre d’article avec un autre prénom que le tiens pour tout te dire… »
« J’ai commencé à hésiter. Avec Simone, c’était plus vraiment le grand amour même si je l’aime bien ma Simone, c’est certain. Mais tu sais, nous les profs d’EPS, on a des besoins… La seule chose qui me gênait un peu c’est qu’elle était toujours en retard et qu’elle me donnait pour s’en expliquer des prétextes plus ou moins vraisemblables. Eh puis elle avait fini par me dire qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans l’école de Simone. Souvent, ce n’est pas grand-chose le mensonge, mais moi, ça me tracasse… »
« Disons-le comme ça. Ensuite ? »
« Ensuite ma mère m’a appelé pour me demander ce que c’était que cette histoire de bigamie ! »
« Ta mère ? »
« Oui, elle l’avait appelé pour lui expliquer son projet… de m’épouser. »
« Bille en tête ! Pas froid aux oreilles ta détaillante de palmipèdes. Admirable ! »
« J’en connais deux qui n’étaient pas admiratives, ça tu peut me croire ! »
« Ta femme aussi était au courant ?! »
« C’est elle qui a décroché le téléphone quand ma mère a appelé… »
« Je vois… Et ta mère était décidée à ne pas faire dans la dentelle. »
« ¨Pas son genre ! Avec Simone on fini par se dire que ça sera mieux pour tout le monde si je vais habiter un moment à l’hôtel, le temps que ça se tasse. Je prends le large. Deux semaines se passent. Là, je dois aller à Riom pour je ne sais quelle connerie administrative. Je me gare juste à côté d’une bagnole qui ressemble trait pour trait à la sienne… jusqu’à la plaque d’immatriculation ! »
« Elle était de passage à Riom, elle aussi ? »
« Non. »
« Elle habite Riom ? »
« Oui. »
« Hum… »
« J’attends. Discrètement. Tu me connais. »
« … »
« Arrive une gamine de vingt ans qui monte dans la voiture, démarre et s’en va. Nous, les profs d’EPS, on est hyper-réactifs : donc, ni une ni deux,  je la suis.»
« Discrètement… »
« Une ombre ! Elle se gare devant une baraque toute moche : verte et rouge ! Et là, je la vois qui sort de la bicoque et qui s’avance vers la gamine. Mon pauvre ! Elles se sont roulé un palot comme j’en avais plus idée depuis l’époque où c’est moi qui passait le brevet ! »
« Ah. Et qu’est-ce que tu as fait ? »
« A ce stade de la compétition, rien encore. Je suis rentré chez moi dare-dare pour rechercher le numéro de téléphone fixe grâce à l’adresse de la maison bicolore. Et là, ça fait pas un pet, j’appelle. Je suis comme ça moi ! »
« Réactif ? »
« Hyper ! Et là, c’est un type qui me répond ! Je lui dis que je suis assureur pour obtenir le plus d’infos possibles ! Présence d’esprit à la limite du surnaturel, non ? »
« Comme toute cette histoire. Alors, le mari ? Éleveur de volailles ? »
« Du tout ! J’apprends qu’en fait il est bijoutier et qu’ils sont mariés depuis quinze ans ! »
« Des enfants ? »
« Quatre ! Ce qui explique la gamine : leur baby-sitter, en fait… »
« Et le mari sait que sa femme et la baby-sitter… »
« Apparemment pas. Le type me cause pendant une demi-heure. Une assurance, ça l’intéresse, vu que plusieurs bijoux ont disparus de son magasin en quelques semaines ! »
« Non ? »
« Si ! La montre, la chaîne, la gourmette avec mon prénom et les trois médaillons gravés ! Mais je ne suis pas du genre à paniquer, tu me connais ! Bref, je gère ! »
« C'est-à-dire ? »

Le deuxième mensonge récurrent que nous nous faisons avec obstination concerne le fait que nous pensons avoir bien plus de contrôle sur notre vie que nous n’en avons en réalité.

« Je décide de tout plaquer, de négocier mon retour auprès de Simone à des conditions défiant toute concurrence et d’oublier tout ça vite fait bien fait ! »
« Vous n’avez pas divorcés ta femme et toi ? »
« Bah, au début j’ai cru que c’était juste un contretemps : quand je suis revenu à la maison – avec des fleurs, hein ! – Simone m’a dit qu’elle avait besoin de réfléchir encore un peu. Tu sais comment sont les femmes… Elles ont besoin de réfléchir, c’est comme ça. »
« Tout le monde à ses petites marottes… »
« C’est ce que je me suis dit. Et bon, c’est vrai qu’après mûre réflexion… »
« Des regrets… »
« Penses-tu ! Non, le vrai problème c’est ce gamin en quatrième deux. Jean-Aurélien. »
« Eh bien ? »
« Lors de la dernière visite parents-profs en janvier, qui je vois entrer dans ma salle ? »
« Non ? »
« Si ! C’est son fils ! On a pas mal discuté, tu penses bien. »
« Le courant à l’air de passer entre vous, c’est sûr. »
« Elle m’a expliqué qu’un enseignant qui séduit une mère d’élève pour extorquer des bijoux à son mari ça n’avait rien de très glorieux… En plus, je portais les trois médaillons qu’elle m’avait offerts ! A l’époque, elle m’avait expliqué qu’ils étaient complémentaires. Ca fait un peu Baba-Cool mais… Ca l’a fait sourire. Et finalement, moi aussi. »
« Du chantage, donc… »
« On peut le voir comme ça, c’est sûr. »
« Et comment peut-on le voir autrement ? Explique-moi ça. »
« Un coup de foudre ! Elle a su se donner les moyens de convaincre un type comme moi : je l’épouse cet été. »
« … »

Le troisième et dernier point sur lequel nous nous cachons tout ou presque concerne l’avenir : nous croyons dur comme fer qu’il sera meilleur, et cela même malgré un présent qui amène à penser le contraire.






mercredi 20 juin 2012

Objet d'amour.


« Non, je t’assure ! J’aimerais vraiment que tu sois des nôtres… »
« C'est-à-dire que… »
« Je sais bien que c’est un truc qui fait un peu peur la première fois… Mais au fond, à partir du moment où ça peut se dérouler de différentes manières, chacun peut finir par y prendre plaisir. Nous, tu sais, on s’adapte. Ca dépend des participants. Parfois, ça peut être prévu, et même très organisé, ou bien être une surprise totale ! »
« Hum… »
« Le mieux c’est tout de même lorsque c’est improvisé. Ca peut se passer chez nous ou chez des amies à moi, comme ça sur un coup de tête, une envie. »
« Apparemment… »
« Avec ou sans les hommes d’ailleurs. »
« Ah oui, vous… Enfin, je veux dire…. »
« Complètement ! A l'intérieur ou à l'extérieur. A l’extérieur, c’est pas mal, surtout par beau temps. »
« Vous regardez la météo la veille pour… »
« Mais même pas ! Tu sais, ça peut être très simple… »
« Hum… »
« Ou avoir un thème précis ! »
« Ah. »
« Une soirée à thème, c’est pas mal non plus, non ? »
« Genre soirée costumée, enfin quand je dis costumée, bien sûr que… »
« Bien sûr, je te comprend totalement. On est sur la même longueur d’onde. C’est d’ailleurs parce que je te sens bien que j’aimerai que tu viennes. On pourrait faire connaissance. Mieux. Autrement. »
« C’est sûr que ça a l’air d’être autre chose que la salle des profs. »
« Clairement. »
« Bon… »

Suite à cette proposition faite sur mon lieu de travail un vendredi à 7 heures 37 du matin, la scène prend lieu et place devant la porte verte du 17, rue du Creux-Rouge, un samedi à 19 heures 45. Alors que je me décide enfin à partir sans même frapper, deux autres invités font irruption dans l’allée. Nous nous envisageons brièvement, bien vite rassurés de ne pas même nous connaître de vue. Ne pouvant plus me défiler, je pénètre dans la maison à leur suite. La porte est incroyablement étroite. Nous nous introduisons dans les lieux en file indienne.

« Vous n’ignorez sans doute pas que les Navajos faisaient ça tout le temps ? »
« A vrai dire, non, je n’en savais rien. »
« Ah ? Lucille ne vous a rien dit à ce propos ? »
« Ca n’est pas sur ce point qu’elle a insisté pour me convaincre, en effet. »
« Vous ignorez donc tout de leur exquise façon de célébrer la femme ? »
« Quasiment. »
« Mais vous avez amené votre pierre ? »
« Pardon ? »
« Chaque personne qui participe à un blessingway choisit une pierre, ou même un petit objet. »
« Un petit objet ? »
« Deux ou trois si cela a une signification pour vous… »
« Assez peu, je le confesse volontiers. A quoi servent ces… Ce sont des…sortes… d’offrandes ? »
« Ne me dites pas que vous n’avez jamais conservé par devers vous d’objets ayant une valeur sentimentale certaine en attendant le bon moment pour pouvoir vous en servir ? »
« … »
« Il vous faut passer une minute avec l’objet entre vos mains afin de le charger de toute votre énergie positive… »
« … »
« Mais si ! Il faut charger votre machin de tout votre amour ! »
« … »
« De tous vos vœux, quoi ! De toutes vos prières ! Est-ce que je sais, moi ?! »
« Heu… »
« Bref ! Il s’agit de votre participation à la confection du collier ! C’est pour cela que nous sommes tous venus, non ? »
« Oh… Putain… Un collier ? Ah, d’accord… »
« Bien entendu ! Vous ne savez rien de rien ? C’est incroyable !  »
« Je m’en rends bien compte mais… »
« N’oubliez pas qu’il vous faut une pierre, un petit objet… Taisons-nous ! La Doula arrive pour débuter le rituel. »
« Oh, putain… »

Une femme au sourire énigmatique entre tout à la fois dans la pièce et dans une tenue grotesque. La panique s’empare alors de moi ! Je n’en scrute que davantage les alentours, à la recherche d’un objet dont je ne sais encore rien sinon que ne peut qu’en émaner une évidente valeur sentimentale. A la faveur de l’un de ces précieux malentendus qui rendent parfois la vie si trépidante, mes yeux, à présent hagards, cherchent à la hâte la chose qui pourrait me tirer du mauvais pas dans lequel je me trouve. L’angoisse m’oblige à sortir un instant. Dans la rue, l’idée de m’enfuir dans la nuit m’étreint. Ne trouvant aucune explication qui pourrait élégamment conjuguer rationalité et courtoisie à fournir le lundi matin aux divers collègues présents, je me ravise et me dirige de nouveau vers la maison d’un pas lourd, non sans ramasser au passage deux ou trois saloperies dans le caniveau.

« Oh, putain… »

Toute la pièce n’est à présent éclairée que par quelques fragiles bougies disposées d’une manière que je juge sans doute trop promptement aléatoire.

La maîtresse de cérémonie : « Parce que nous t’aimons, Lucille, et parce que nous désirons te voir heureuse et ton futur enfant en bonne santé, nous te confectionnons ce collier que tu pourras porter pendant l’accouchement et qui t’aidera à en traverser les moments les plus difficiles. Ce collier nous le disposerons tout à l’heure sur ton ventre. Et alors ce collier sera rempli par les forces et les pensées positives conjointes de toutes les personnes présentes ce soir et qui ont amenés un petit quelque chose à cet effet. »

La maîtresse de maison : « Veuillez me remettre l’un après l’autre votre objet chargé d’amour pour Lucille et son bébé ? »

File indienne. Inexplicablement, j’en ouvre la marche…

« Où étiez-vous passé ? »
« J’étais sorti un instant pour… passer un moment tranquille avec mon… enfin avec çà. »
« Oh, vous êtes garagiste ? »
On ne peut pas toujours lutter :
« Oui. »





lundi 11 juin 2012

L'ordinaire.



« Mon mariage ? Mais de quoi tu me parles, là ? Toi qui aimes le cinéma, t’as déjà vu des films sur des groupes d’explorateurs, disons au Pôle Nord ? Bien, le mariage mon grand, c’est le camp de base ! »
« … »
« Ben oui ! Là, comme ça, je peux te sortir un truc du chapeau – un truc personnel, hein ! – que même mon mari ignore et ça fait quarante-cinq ans qu’il est mon mari ! »

Conversation à bâtons rompus avec Louise M., la doyenne des femmes de ménages du collège où je suis employé. C’était il y cinq ans. Louise M. est morte il y a deux mois.

« Eh oui, c’est bien moi ! La première en partant de la gauche ! La première. »
« Je crois que… je ne t’aurais pas reconnue. »
« Je sais bien, mon grand. Je sais bien. J’avais 18 ans. C’était en 1965 ! »
« Et c’était… dans quel cadre ? »
« Une soirée de bienfaisance à la con. J’ai oublié en faveur de qui ou de quoi, tu penses bien. J’ai oublié le nom du gars avec qui j’y suis allé. J’ai oublié les noms des trois filles à droite. La seule chose dont je me souvienne encore aujourd’hui c’est de cette fille en bout de table : Gisèle Garnier ! Ca peut te paraître idiot ou bizarre mais si un jour j’oublie tout, j’oublierai Gisèle Garnier en dernier. Elle n’a pas été facile à battre Gisèle. C’était une dure à cuire, ça tu peux me croire ! Elle aimait sacrément la vie, Gisèle : vois comme tout ça l’amuse ?! Ah ! Gisèle, elle avait le plaisir dans la peau, celle-là ! »
« Mais tu as gagné tout de même… »
« Je pense bien, mon grand ! Un peu que j’ai gagné ! Quinze d’affilée que je m'en suis enfilées ! Quinze ! Gisèle, elle, elle a calée à la quinzième mais moi je l’ai terminée. Je l’ai finie parce que chez mes parents on finissait toujours, ça tu peux me croire. »
« Et… pourquoi tu as participé à un truc pareil ? »
« Oh, ça ? Le pourquoi du comment ? Eh bien disons que pendant quelques secondes j’ai été une sorte… d’héroïne. C’est ça : pendant une poignée de secondes, pour une raison tellement stupide que je l’ai oubliée comme le reste, aux yeux d’une bande de crétins vociférants que je n’ai jamais revus, j’ai été quelqu’un d’extraordinaire. Je suis heureuse de cela. Voilà tout. »




vendredi 8 juin 2012

Boute-en-train.


La scène prend lieu et place dans l’exotique arrière-cour d’un établissement scolaire où nous officions tous les deux. Lui et moi.


Lui (je ne commence jamais une conversation au travail) : « Il est chouette ton T-shirt ! »
Moi : « Merci ! Je l’ai acheté sur un site épatant qui s’appelle « Last exit to nowhere » et que je recommande vraiment. Bonne qualité. Bon boulot ! Le principe c'est que... »
Lui : « T’as vu le mien !? Pas mal, hein ? »
Moi : « C’est… autre chose. »
Lui : « C’est exactement ça ! Là-bas c’est tellement différent. Là-bas… c’est autre chose. »
Moi : « Oui. J’imagine. »
Lui : « Tu ne peux pas. C’est autre chose. »
Moi : « Je… te crois volontiers. »
Lui : « Là-bas c’est les sommets. La neige toute l’année. D’une poésie… »
Moi : « Je ne suis pas très « neige », moi. Mon truc, c’est plus… »
Lui : « Mais le plus merveilleux sommets entre tous, c’est le pic de plénitude ! »
Moi : « Tu l’a gravit ? »
Lui : « On ne peut l’atteindre qu’entre 60 et 70 ans ! Là-bas, c’est une métaphore ! »
Moi : « Oh, je vois… »
Lui : « Non. Tu ne vois rien. Rien du tout. Comment le pourrais-tu ? C’est tellement « autre chose. »
Moi : « Hum… Et donc… c’est comment là-bas ? »
Lui : « Là-bas ?! Mais là-bas, il y a les femmes et les hommes. Et les enfants aussi bien sûr. Rien à voir avec ceux qu’on fréquente ici à longueur de temps, ça tu peux me croire ! Les enfants là-bas c’est… »
Moi : « …Autre chose ? »
Lui : « Exactement ! C’est un pays qui a introduit – il y a quoi ? Vingt ans, pas plus ! – une notion incroyable dans le quotidien politique des gens de là-bas : le « bonheur national brut » ! Tu te rends compte ? »
Moi : « Eh bien… »
Lui : « Non, évidemment tu ne te rends pas compte. On ne se rend pas compte ici. »
Moi : « C’est sûr que… »
Lui : « Tu étais à Sète l’année dernière ? »
Moi : « Heu… »
Lui : « Non, évidemment que non ! Moi, figures-toi que j’y étais ! »
Moi : « Ah… En vacances ? »
Lui : « En vacances ?! Pas du tout : je suis allé assister aux « premières assises du bonheur », évidemment ! Le premier ministre de là-bas y a fait une fascinante conférence sur la manière dont ils ont remplacé le PIB par le BNB ! Fascinante la conf’ ! »
Moi : « Ca a l’air de t’avoir pas mal marqué, en effet. T’as l’air marqué, là. »
Lui : « C’est sûr qu’après on est plus le même. Je ne suis plus le même. Et ça ne m'a rien couté ! C'est pas comme ces conneries de développement personnel ou de psychanalyse. Après, sur place c’est sûr que c'est un peu chère quand même. Faut compter 200 euro pour une nuit dans un hôtel convenable. Tu peux trouver pour un peu moins cher mais t’as pas le petit déjeuner avec tous les trucs traditionnels de là-bas qu’il ne faut surtout pas rater parce que sinon c’est pas la peine et c’est vrai que du coup la nourriture est pas donnée, donnée… Faut connaître un peu. Y’a des épiceries – enfin des épiceries de là-bas, des sortes d’épiceries – déjà quand tu entre c’est toute l’atmosphère de là-bas qui… qui… Enfin tu vois. »
Moi : « Je ne sais pas… »
Lui : « Mais normal ! Normal. Si tu avais vu la plaine des Duars, je te garantis que tu saurais ! Des forêts tropicales ! Une savane à tomber ! C’est tout ça les Duars. Eh puis bon, on ne peut pas se le cacher bien longtemps, y’a l’Himalaya ! Le moyen et le grand ! »
Moi : « Ah ouais, les deux ! »
Lui : « C’est comme ça là-bas. Y’a tout. Tout ! Je ne sais pas comment tu t’imagines l’Himalaya, toi ? »
Moi : « Plutôt haut… Avec de la neige un peu partout… »
Lui : « Ouais, un tissu de conneries, quoi. C’est des pâturages, mon gars, des pâturages ! Avec des yacks dedans ! Qui broutent du matin au soir ! Comme des furieux ! Enfin, en été. Sinon c’est sûr qu’en hiver… Et les gens ! Mais les gens ! Bon, vaut mieux parler un peu Dzongkha sinon c’est même pas la peine… »
Moi : « Et toi bien sûr… Depuis le temps… Tu… »
Lui : « Quelques mots. Je me débrouille, quoi. C’est sûr que c’est pas une langue facile, facile… »
Moi : « C'est sûr. Dis-moi, tu as beaucoup appris à ce que je vois. Ca a dû être des vacances incroyables pour toi. »
Lui : « Ben ça je te le dirai en septembre : j’y vais pour la première fois le mois prochain. »
« … » 



jeudi 7 juin 2012

Tenir bon.


C’était hier. Du moins m’en souvient-il comme tel. Comme bien des enfants, celui-ci turbulait à plein régime dans le couloir au deuxième étage du collège où je suis employé. Mrs P., mon chef, ma hiérarchie, ma vie quoi, est entrée dans mon champ de vision alors que je suivais de la tête et des yeux la course éperdue du chérubin vers la sortie. Elle était atterrée.

Interpellation.

« Revenez ici jeune homme ! »
« Moi m’dame ? »
« Oui, vous ! Ce ne sont pas là des manières ! Courir ainsi sans la moindre vergogne dans les couloirs d’un établissement scolaire ! »
« … »
« Vous passerez à mon bureau demain à la première heure ! Et sans faute ! »
« … »

Course folle, deuxième ! Le jeune Carl Lewis disparaît au fond du couloir. Je reste seul à seul avec Mrs P., ma patronne, ma prépondérance, mon sang.

« C’est incroyable ! »
« Oui. Quelle formidable énergie ! »
« Bien mal employée si vous voulez mon avis ! Vous voulez mon avis, non ? »
« Il n’y a rien que je désire tant, Mrs P. »
« Eh bien vous savez, un soir, à bout de force, j’ai fini par m’avouer que face à semblable débordement il n’y avait plus qu’une solution et une seule ! »
« Je n’ose l’imaginer, Mrs P. ! Vous n’envisageriez tout de même pas… Non parce qu’en ce cas, il serait bien entendu de mon devoir de vous décourager d’en arriver à de semblables extrémités. Une femme de votre rang, Mrs P., ne peut s’autoriser à… »
« Taisez-vous ! Taisez-vous donc ! Pour qui me prenez-vous ? C’est mon beau-frère qui m’a apporté la réponse. C’est extrêmement simple. Un enfant pourrait comprendre. Avisez cette photo. La voyez-vous en compagnie de ma sœur et de son époux ? Elle a quatre ans. Elle est superbe, non ? »
« Quelle chienne en effet ! »
« Pardon !? Mais non ! A gauche voyons ! La petite fille ! Ma petite nièce, quoi ! »
« Oups ! Ce détail m’avait échappé, je vous pris de m’en excusez. Mais dites-moi, n’est-elle pas un peu… Enfin, c’est une… plaisanterie… ou bien… »
« Comment cela ? »
« Cet ustensile, là : c’est une blague, n’est-ce pas ? »
« Mais pas du tout. C’est une sécurité, croyez-moi. Bref, c’est l’avenir ! »
« C’est un peu connoté, tout de même. »
« Les enfants ignorent les connotations ! On voit bien que vous n’avez pas d’enfant ! »
« C’est vrai, mais j’ai eu plusieurs chiens et… »
« Ca n’a rien à voir ! »
« Je suis ravi de vous l’entendre dire, Mrs P. »


dimanche 3 juin 2012

Casos de alarma !


C’était pendant l’horreur d’une profonde journée de travail. Une enseignante en espagnol et une principale de collège devisaient âprement à propos d’un incident survenu ce tantôt.

« Ta puta Madre ! Si vous me permettez l’expression. »
« Ta puta… ? »
« Madre. »
« Quand même. »
« N’est-ce pas. Et alors même qu’elle était au courant pour la mère de l’élève… »
« Oui. Bon. Il doit y avoir une explication, non ? »
« Oui. Cette femme est folle. »
« Cette élève a bien dû lui dire quelque chose de… Enfin, on ne réagit pas comme ça impunément ? »
« Cette élève vient de perdre sa mère. Cette élève est un peu perturbée en ce moment. »
« Cette élève, si j’en juge par le document que j’ai sous les yeux, ne manifeste qu’un goût assez fébrile pour le travail scolaire, non ? »
« Certes. Mais la question n’est pas là ! »
« Tout de même. Les élèves sont ici pour travailler. »
« Les élèves ne sont pas ici pour se faire insulter. »
« C’est pourtant à cela qu’ils passent l’essentiel de leur temps par la plupart de leur congénères ! J’ose espérer que je ne vous apprends rien ! »
« Rien, en effet. Mais – je me permets d’insister vertement – la question n’est pas là ! »
« La question, chère Madame, n’est tout de même pas de savoir si la mère de cette jeune fille pratiquait de son vivant des rapports sexuels tarifés ! »
« Ecoutez, jamais une assistante de langue – jamais personne à vrai dire – ne m’a parlé comme cette… femme. »
« C'est-à-dire ? »
« Elle me laisse chaque soir un message téléphonique. »
« Et peut-on en connaître la teneur exacte ? »
« Elle me menace. Elle m’a menacée de crever les pneus de ma voiture si je venais vous parler. »
« Qu’est-ce que vous avez comme voiture ? »
« Pardon ? »
« Quelle marque ? »
« Je n’ai pas de voiture. La question n’est pas là ! »
« Je vous assure qu’en fonction du modèle le prix des pneus n’est pas le même ! »
« Mais la question n’est… »
« Pas là ! Oui je sais. Où est-elle alors ? »
« … »
« Autre chose ? »
« Oui. Ca ! »
« C’est un magasine. »
« Elle y est abonnée. Il en traîne en classe, partout ! Un élève de sixième le feuilletait l’autre jour quand je suis entrée ! »
« Vous pensez que cela donne une surcharge de travail trop importante au personnel de service ? Voilà qui est tout à fait louable de votre part. J’en prends bonne note, croyez-moi. Nous sommes tous embarqués dans le même bateau et nous devons donc nous serrer les coudes. J’en ai bien conscience. »
« Bien. Ecoutez, avec votre permission je vais mettre fin à cette conversation qui, vous en conviendrez je l’espère, ne nous mène nulle part. »
« Je vous sens agacée. Je me trompe ? »
« Ce n’est définitivement pas la question et… »
« Détrompez-vous ! Le bien-être de mes enseignants est au centre de mon projet pour l’établissement ! J’ai enseigné moi-aussi. Je sais bien que ça n’est pas tous les jours une partie de plaisir. »
« … »
« Dite ! Je peux vous avoir l’adresse d’un garagiste qui vous fera un prix si vous lui dites que vous venez de ma part. C’est un cousin de mon mari. Un gars comme ça ! »

Ce n’est qu’un bon moment après leur départ que je me suis aperçu que le magasine traînait à côté de moi. Je l’ai feuilleté. Mais hélas je ne parle pas espagnol.



samedi 2 juin 2012

Game over.


Deux considérations préliminaires pour commencer. Tout d’abord, dans l’Education Nationale, lorsqu’il est question de l’ « établissement » c’est que quelqu’un va dire quelque chose à quelqu’un d’autre à propos de son lieu de travail. Ensuite, si j’ai un jour un enfant je l’appellerais Mordred.

C’était donc un an jour pour jour après mon arrivée dans l’établissement. Il y a bien des facettes de nos personnalités, tortueuses comme une route de montagne après un séisme, qu’on n’aborde pas dès le premier jour avec ses collègues de travail. Mais bien sûr, après un an de bons et loyaux services, on se dit que… Bref, on est con des fois.


« Moi, je vois mon fils – Enguerrand, hein – eh bien jusqu’à ce qu’on y mette le holà son père et moi c’était jeux de rôle et compagnie jusqu’à des point d’heure ! »
« Mais c’est comme moi figurez-vous : Galaad n’en dormait plus ! Toujours une quête à terminer ! Oui, ces choses-là sont organisées selon un « système de quêtes » qui n’en finissent jamais… Alors pensez : les devoirs, les repas, la soirée en famille, la visite chez Mamie, tout ça ne le concernait plus ce jeune homme ! »
« Les jeunes de nos jours refusent la réalité ! »
« C’est du déni ! »
« C’est une évidence ! »
« Ils ne s’intéressent plus à rien. A rien ! »
« Mon Arthur c’est ça ! La dernière chose qu’a fait son père avant de quitter la maison – celui-là aussi ! – a été d’installer une connexion internet dans la chambre du gamin… Au bout d’une semaine le petit régnait sur deux continents et sa sœur – Morgane – était tout le temps fourrée avec lui ! Non, mais vous imaginez ? »
« Comme ça a dû être difficile pour toi. Moi, sans Jean-Paul, je n’aurais jamais réussi à raisonner Gauvin. Il était accroc ! Un vrai petit drogué. Mon propre fils. Je l’ai trouvé à des dix heures du soir passées devant son écran ! Vous vous rendez-compte ? »
« Oh oui ! Les deux miens n’en prenaient même plus le temps d’aller aux toilettes ! Bilan : une occlusion intestinale pour le grand et des constipations à répétition pour le petit ! »
« Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
« … »
« Bah ! C’est vrai : tu n’as pas d’enfant. »
« Non, mais… J’aime bien… hum… jouer un peu. Enfin, de temps en temps, quoi. »
« !!! »
« Comment ça ? Tu joues ? Tu joues à quoi ? »
« Ben… Là, je viens de terminer « Oblivion ». C’est… le quatrième volet de la série des « Elder Scrolls » et… »
« Mais qu’est-ce qu’on y fait dans ton jeu ? On y tue des gens ? Je suis sûre qu’on y tue des gens ! »
« C'est-à-dire qu’il y a des moments où… C’est sûr que… »
« Alors tu rentres chez toi, tu t’assoies devant ton ordinateur et tu… tu pianotes pour faire avancer ton… Je crois que le terme exact est « avatar », c’est bien ça ? »
« En gros. »
« … »
« Et aux toilettes, comment ça se passe ? »
« … »

Deux remarques post liminaires. Depuis, quand je rentre dans la salle des professeurs, les gens interrompent parfois leurs conversations. Ensuite, j’ai un peu bricolé en rentrant chez moi ce jour-là. A part ça, rien n’a changé.





vendredi 1 juin 2012

Cet obscur objet du désir.


C’était la semaine dernière. Sur l’avenue qui mène au lycée. Il y a longtemps qu’on ne s’était pas vu. J’ai failli ne pas le reconnaître. D’ailleurs c’est lui qui m’a vu le premier.

« Salut. »
« Oh, salut ! »
« Alors ? »
« Oh, tu sais… »
« Ouais. »
« C’est ça… »
« Et sinon ? »
« … »
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« Heu… Qu’est-ce que ça ? »
« Quoi ? »
« Ca. »
« Oh, ca ! Je l’ai reçu ce matin ! Pas mal, hein ? »
« C'est-à-dire… Oui, sûrement. Mais qu’est-ce que c’est ? »
« Je l’ai acheté sur EBay. Une enchère de folie ! Je suis resté collé à mon écran une bonne partie de la nuit. Et sur le coup de quatre heures du matin, j’ai eu le dernier mot ! Pas mécontent ! Pas mécontent du tout ! »
« J’imagine. Enfin, c'est-à-dire que je ne peux qu’imaginer parce que… »
« Trois cent quinze euro quand même ! Mais bon, dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut et moi j’en ai toujours voulu un. Tu sais qu’on en fabrique plus depuis presque dix ans ! »
« Non. J’ignorais totalement que… »
« C’est Suisse. La dernière usine a fermée ses portes à Bâle début 2003. C’est dingue, non ? »
« Complètement. Et alors comme ça tu le transporte avec toi… »
« Ben oui, je vais bosser là. D’ailleurs tu m’excuse mais je suis déjà en retard. On s’appelle ! Ca m’a fait plaisir ! »

A moi aussi ça m’a fait plaisir. Sur le coup.