Nous
sommes, elle et moi, installés à la terrasse du snack-bar « Le
Carnot », situé dans l’avenue du même nom, à deux pas du collège où nous
sommes employés. On s’est un peu côtoyés cette année. Entre deux cours ou deux
portes. A l’occasion d’une sortie scolaire ou d’un conseil de classe. C’est la
deuxième fois que les aléas de l’administration nous réunissent de manière
suffisamment aléatoire pour nous offrir la possibilité de prendre un verre
entre deux réunions. Nous nous allumons une cigarette. Nous ne nous connaissons
pas.
« J’ai
vraiment mal ! »
« Où ? »
« Là. »
« Ah…
»
« Bah,
j’ai l’habitude. Je consulte régulièrement. »
« Et
qu’est-ce que te dit le médecin ? »
« Rien.
Le médecin ne m’a jamais rien dit. Je préfère aller chez ma somatologue. »
« Ta
quoi ? »
« La
somatologie permet de trouver l’équilibre entre le tête et le corps. En
gros. »
« Et
en détails ? »
« En
détails, ma somatologue à moi a fait des études pour rassurer les gens mais en
fait elle possède un grand pouvoir depuis l’enfance. Disons qu’elle est un
peu sorcière. C’est comme ça que l’appelle mon mec en tout cas. »
« Tu
lui as présentée ? »
« Je
la présente au plus de gens possible. Pour ce qui est de mon mec, c’était un peu
après notre rencontre. Rien n’avançait dans sa vie… »
« Tout
de même : vous veniez de vous rencontrer, non ? »
« Moui.
Bref ! Il est né le jour où sa sœur est décédée. Il a porté la morte pendant
vingt ans. Un blocage pas possible. La séance lui a permis de régler certaines choses
mais il n’a jamais voulu y retourner. Pour l’instant, il est dans le déni.
C’est dommage, il aurait pu aller bien plus loin… Du coup, il resté sur le
carreau, comme on dit. Moi je ne veux pas rester sur le carreau, tu comprends ?
»
« On
en est tous là. Bon, mais comment ça se passe avec cette… dame ? Tu as mal
quelque part, tu lui en parles et après ? »
« Elle
est en liaison avec… »
« Oui ? »
« Là-haut. »
« Là-haut ? »
« Là-haut ! »
« Oh…
Là-haut. Bien, bien, bien. Et ? »
« Et
quoi ? »
« Je
ne sais pas, moi : comment se déroule une séance ? »
« J’arrive.
Je m’assois. Et je raconte ma douleur. »
« Physique ? »
« Oui.
Enfin, le but c’est de rentrer dans la douleur pour pouvoir la raconter de
l’intérieur, tu vois ? »
« Non. »
« La
douleur convoque des images… Et moi je décris ces images. »
« Crois-tu
que tu pourrais me donner un exemple ? »
« Une
fois j’ai vu un œuf voler. »
« … »
« En
fait, il ne volait pas vraiment. Il avait été échappé par un aigle qui l’avait
chapardé. »
« … »
« Ca
me faisait super mal ! »
« Où. »
« Plutôt
ici. »
« Par
là ? »
« Exactement.
C’était mon grand père. »
« L’aigle ? »
« Non. »
« L’œuf ? »
« Non.
La douleur : c’était mon grand père qui m’avait agrippé là. »
« … »
« Et crois-moi,
il ne voulait pas lâcher ! »
« Tu
n’a pas de bonnes relations avec lui ? »
« Il
est décédé. »
« Mais
tu n’avais pas de bonnes relations avec lui ? »
« Je
ne l’ai jamais connu. Il est mort avant ma naissance. »
« … »
« Lui
et mon père n’ont jamais été en bons termes. »
« … »
« Mon
père est mort il y a deux ans. »
« … »
« Mon
grand père voulait plus que tout se réconcilier avec lui. Étant la dernière
vivante, c’est à moi qu’incombait l’organisation de la conciliation. »
« L'éternel moteur des histoires de famille: l'héritage. La petite dernière hérite des dettes de tous ceux qui la précèdent ? »
« Absolument. »
« Et
comment as-tu fait. »
« Il
y a toujours un rituel à accomplir à l’issue d’une séance si on ne veut pas
rester sur le carreau. »
« En
l’occurrence ? »
« Un
autel de fortune dans ma cuisine – ils étaient tous les deux cuistots – érigé autour
de la seule photographie en ma possession où ils sont réunis. Allumer deux
bougies chaque soir pendant deux mois. Depuis je n’ai plus mal là. »
« Tu
considères donc que c’est opérant. »
« Totalement. Bien
que pour ma mère et ma tante ça se soit un peu compliqué. »
« Elles
étaient fâchées aussi ? »
« Elles
s’adoraient. Ma mère a quitté mon père pour sa belle-sœur en fait. C’est pour
ça qu’il s’est suicidé. Et du coup j’avais mal ici, tu vois ? »
« J’imagine
que ta thérapeute t’a proposé une théorie sur la question ? »
« Tu
ne comprends pas. Elle ne propose aucune théorie. Elle est entrée en communication
avec ma mère puis avec ma tante. Elles lui ont dit combien elles étaient
désolées pour mon père. »
« Tu
avais une photo d’eux trois ? »
« Ouais.
Mais ça n’a pas pris deux fois de suite ! Il a donc fallu que je tire deux
cartes de couleurs, tu vois ? »
« Heu...
C'est-à-dire que… Pas du tout, non. »
« Eh
bien là aussi il y avait un rituel. De niveau supérieur. »
« Et
qu’est-ce que tu as eu comme pénitence cette-fois là ? »
« Tu
es cynique. »
« Pas
vraiment… C’est que… Enfin, comment dire ? Peut-être que tu me donnes
beaucoup d’informations d’un seul coup… Mais continue, continue… »
«
Telle que tu me vois, je suis en train d’accomplir un rituel de guérison. »
« … »
« Grâce
à ça. »
« A quoi ? A ça ? »
« Oui. Je
l’ai fabriquée moi-même en utilisant les couleurs que les cartes m’avaient
indiquées. »
« Elle
est un peu élitiste ta médecine, non ? Moi, je ne pourrais jamais guérir :
je ne saurai pas faire une telle chose. »
« Je
pouvais l’acheter dans le commerce mais j’ai ressenti le besoin de travailler
de mes mains. Pour que ça marche, je dois la garder sur moi pendant trois
jours et trois nuits. »
« Ca
se termine quand ? »
« Ce
soir. Ce soir la douleur disparaîtra. C’est chouette, non. »
« En
valeur absolue, c’est sûr que… Oui, c’est chouette. »
Elle m'explique ensuite comment les changements climatiques qui font autant couler l'encre que fondre les glaces sont en fait ce que la sorcière nomme des guerres météorologiques qui éclatent entre des morts influents aux intérêts plus que divergeants. Puis elle
termine son café et écrase sa cigarette. Nous bavardons un instant de tout et
de rien. Elle s’en va quelques instants plus tard. Je m’allume une nouvelle
cigarette en pensant à ce blog. Mettons-nous bien d’accord : ce qui me
surprend ici n’est pas le caractère sans borne de la croyance mais plutôt le
fait qu’on me la raconte sans pour autant me proposer de passer à l’acte, de
rencontrer la sorcière. Étrange limite d’une confidence en équilibre entre deux
mondes qui me laisse un brin songeur.
Je
rentre chez moi d’un pas indolent en passant en revue mes propres morts, l’air
de rien mais un peu effrayé tout de même en imaginant les gages qui me seraient
probablement attribués s’il me venait bizarrement à l’esprit d’entreprendre de
les satisfaire tous.
Du
coup, j’ai très mal là. Vous voyez ?