vendredi 30 avril 2010

Plein la gueule

À Mike Davis.


Mon voisin de onze ans a éteint sa console portable. La nuit vient de perdre la partie. Du moins le pensons-nous. Et c’est à l’aube que nous arrivons à Dudley. Dès la descente du bus nous sommes saisis par la lourde atmosphère du lieu. Quelque chose pèse à Dudley. Quelque chose qui semble comme charger le soleil de ne pas s’élever au-dessus la petite ville anglaise. L’aurore ressemble au crépuscule sur le vaste parking de Dudley. Dans l’obscurité et l’indifférence, nous n’en revenons pas de la gueule d’empeigne de la ville.

Si nous sommes-là, au cœur de ce qu’on nomme le "Black Country", c’est pour faire toute la lumière sur le passé de cette ancienne ville minière. Le projet semble soudain bien hardi face à la tenace désolation du lieu. En effet, par-delà la Manche, de fort nombreuses personnes la font dans les rues de Dudley. La manche. Fort nombreuses au regard du nombre probable d’habitants d’une petite agglomération. En revanche, guère de vitrines à Dudley, mais des planches clouées à la va-vite en lieux et places. La ville se tait, les yeux clos. Drôle de gueule. Partout la guerre lasse d’une ville d’après la défaite, une guerre qui ne fait pas dans la dentelle, une drôle de guerre perdue par le commerce au profit de l’économie. A Dudley, la ruine n’est rien moins que le nez vérolé de la misère au vilain milieu de la figure imposée par la désormais célèbre crise aux milles visages – de gueule cassée en gueule d’enterrement, de gueule de bois en gueule ouverte… À Dudley, pourtant, une autre ville est née et prospère à présent. Mais c’est une ville sans nom. Pour tout dire, ça n’est même pas une ville. En effet, un peu à l’écart du centre stérile, un vaste mur d’enceinte accouche d’une fausse mine, d’une fausse école, d’une fausse église, d’un faux garage, de fausses maisons de faux mineurs et d’une vraie fête foraine. Nous sommes au cœur artificiel du Black Country Living Museum, qui reconstitue cette époque – disons, "le passé" – qui va de la seconde révolution industrielle à la fin des années 60. Mon voisin de onze ans me tire par la manche et me glisse à l’oreille : « C’est normal qu’il n’y ait que des vieux ici ? C’est bizarre, non ? » Effectivement, à Dudley bis, c’est en dépit de l’arthrite et des rhumatismes que s’agitent à petits pas des hôtesses et des hôtes chenus et brinquebalants, afin de nous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent en aucune façon soupçonner, ce temps – "le passé", donc – où un phénomène étrange régissait la vie des individus : « on appelait alors ce phénomène "travail", les enfants, vos parents ou peut-être vos grands parents ont dû vous en parler… » A Dudley bis, on voit bien que "travail" vient du latin "trepalium" qui signifie torture : le travail à la mine ça n’était guère enviable. Il n’est donc pas question de regretter cette époque. Mais le lieu génère malgré tout une inquiétude diffuse. Bien sûr les vieilles font du pain en plastique, les vieux font visiter une mine en carton. Tous ont en stock des souvenirs en stuc. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas une imposture, c’est un parc à thème. Non, ce qui est inquiétant, c’est qu’à l’image (d’Epinal) de leurs maigres retraites d’anciens commerçants expropriés, les vieux de Dudley viennent gagner leurs fins de vies à Dudley bis alors que les jeunes jours des habitants de Dudley se résument à gratter la terre charbonneuse pour se nourrir, à vivre de rapines au cœur de pierre du pays noir. « Finalement – me dit mon voisin de onze ans – il y a à Dudley une vraie ville de jeunes qui galèrent et une fausse ville de vieux qui bossent ». Et bien disons que Dudley est la ville d’un étrange sermon : il y est question d’un monde heureusement englouti où les bébés dormaient dans des tiroirs, où les enfants n’avaient pas de vacances, où les parents travaillaient le dimanche. Certes oui. Cependant, ce sermon est fait dans une église en polystyrène par un vieux en toile de jute – distinctement déguisé en prêtre – que ses revenus ne suffisent pas à faire vivre et qui doit pour cela rappeler chaque jour à qui vient l’entendre combien la vie est plus douce à présent en dressant du "passé" un tableau désolé. C’est à la fois grossier et pervers. Si Dudley a bonne mine c’est avant tout parce que Dudley a fausse mine. Alors quoi ? Les gueules enfarinées sont préférables aux gueules noires ? C’est vrai que ça n’était pas simple "le passé", on ne s’y tapait pas sur les cuisses tous les jours. Peut-on le nier ? Certes non. Mais cet état de fait implique-t-il que "le présent " ne soit que rires et jeux ? La question mériterait qu’on y réfléchisse. Qu’on se rassure, ce n’est pas là le but d’un parc à thème. Ici on se paye juste la gueule de la réalité.

La morale de cette histoire en poche, nous remontons dans le bus. Mon voisin de onze ans reprend sa partie. Une adulte se fâche : « Ne va-t-il pas faire autre chose de sa vie, celui-là, que de se plonger à longueur de temps dans ces abominables jeux vidéos qui entrainent la belle jeunesse pleine d’avenir dans des mondes virtuels ! » Même au sortir d’une vraie fausse ville puis d’une fausse vraie ville, on en dit bien de ces bêtises.


Mon voisin de onze ans, qui sait, lui, différencier réel et virtuel, se désespère et fait la gueule : "Game over !"

lundi 26 avril 2010

Du sang et des tripes

Sigmund Freud est mort à Londres en 1939. Plus de 80 ans plus tard, une exposition des peintures de son petit-fils, Lucian Freud, est organisée au Centre Pompidou à Paris tandis qu’un obscur philosophe médiatique du nom de Michel Onfray tente de faire parler de lui en critiquant grossièrement le fondateur de la psychanalyse. Parallèlement à ces deux événements liés au vieux Freud, un troisième se produisait, loin de l’attention des médias, dans l’intimité de l’appartement parisien d’un mien ami, originaire comme moi de la bonne ville du Puy-en-Velay, que nous nommerons ici Toufik afin de préserver son anonymat et sa dignité.

Situons l’affaire. Notre ami Toufik a le même problème que tout le monde : sa mère est folle. La folie de sa mère est pluridisciplinaire ; elle se manifeste dans tous les domaines de la vie. Cette folie se focalise toutefois avec une particulière virulence sur deux domaines : ses rapports avec son fils Toufik — ce qui est bien naturel — et ses rapports avec la nourriture — ce qui est traditionnel au Puy-en-Velay. Chez la mère de Toufik, comme chez beaucoup de mères, il y a un regret inconscient que son fils ne soit pas mongolien. S’il l’avait été, elle aurait en effet pu le garder chez elle et consacrer son existence à s’occuper de lui, au lieu de le voir vivre on ne sait quelle existence autonome, on ne sait où avec on ne sait qui. Par ailleurs, pour la mère de Toufik, comme pour tout habitant du Puy-en-Velay, manger, c’est vivre, et vivre, c’est manger (et quand je dis "manger", il faut comprendre "bâfrer comme un porc"). Le fait de manger est pour elle signe de bonne santé. Le fait de peu manger est signe de maladie. Et en cas de maladie, le meilleur remède, c’est de manger. On juge hommes, femmes et bêtes à la quantité de nourriture qu’ils sont capables d’absorber. L’obèse est sympathique. L’anorexique est fourbe. Jeter de la nourriture est un impensable sacrilège. Bref, l’éducation de Toufik a brulé à jamais en lettres de feu dans son cerveau la phrase : la nourriture est ton dieu.

Et il advint un beau jour que la mère de Toufik offrit à son fils un Tupperware plein de tripes. Pour les gens normaux qui vivent dans le monde réel, il convient ici de préciser tout le contexte qui entoure ces deux éléments-clés de notre histoire : le Tupperware et les tripes.

Le Tupperware est une boîte en plastique soi-disant étanche à usage alimentaire conçu par la Tupperware Brands Corporation et destinée exclusivement aux mères de famille démentes (pléonasme). Cet objet répugnant est fabriqué dans un type particulier de plastique qui a la caractéristique amusante de devenir rapidement marron et poreux, de conserver éternellement l’odeur et le goût de tous les aliments avec lesquels il est mis en contact et de communiquer ce cocktail monstrueux de goûts et d’odeurs à tout aliment que vous auriez l’idée vicieuse de mettre dans le Tupperware. Le Tupperware est une invention de Satan destiné à tourmenter les hommes et je ne prendrai même pas la peine de parler des tristement fameuses "réunions Tupperware" pour convaincre mon lecteur du caractère maléfique de cet objet.

On désigne par "tripes" au Puy-en-Velay les tripes à la mode de Caen, préparation culinaire fameuse à base essentiellement de panse de bœuf et de pied de veau. Le mot "tripes" y désigne également par extension une manifestation festive organisée par une association ou une collectivité locale où l’on sert des tripes à la mode de Caen. Enfant, j’ai ainsi souvent vu mon père se rendre « aux tripes des anciens d’Algérie ». En résumé, les tripes ont, au Puy-en-Velay, une certaine dignité sociale.

Mon ami Toufik s’est donc un beau jour retrouvé en possession d’un Tupperware plein de tripes et tout palpitant entre ses mains de la charge sociale et affective que je viens de tenter d’évoquer.

Quels problèmes Toufik n’a pas encore résolu avec sa mère, avec la nourriture et avec le Puy-en-Velay ? Nous ne le détaillerons pas maintenant. Sachez simplement que Toufik ne pût jamais se résoudre à manger les tripes et qu’elles restèrent à pourrir lentement au fond de son frigo en faisant petit à petit gonfler les parois du Tupperware. Il advint alors que la mère de Toufik réclama à son fils la restitution du Tupperware afin de le remplir d’un aliment qui prendrait bientôt un goût de tripes pourries.

Toufik, en bon fils, s’apprêta à répondre à la demande maternelle, mais un problème se posait : que faire avec ces tripes ? Il n’était plus question, et depuis longtemps, de les manger : l’odeur qu’elles dégagèrent quand le Tupperware s’ouvrit en sifflant aurait fait vomir un bouc. Il n’était pas non plus question de les jeter : bien que pourries, ces tripes étaient de la nourriture et un homme du Puy-en-Velay ne jette pas de nourriture. L’esprit tourmenté de Toufik lui fournit alors une solution que je qualifierai de géniale : jeter les tripes dans les toilettes. Jeter ces tripes dans les toilettes plutôt que dans la poubelle, c’était un peu comme s’il les avait mangées, digérées puis déféquées, ces tripes. Il contournait ainsi habilement l’interdit traditionnel.

Alors que Toufik livrait bataille avec ses démons intérieurs, sa compagne — que nous nommerons ici Gwenaela en raison de ses origines bretonnes — se trouvait à ses côtés dans son appartement. Elle assistait, compréhensive mais impuissante, aux tourments moraux de Toufik. Quand il lui fit part de son idée, Gwenaela, pragmatique, et bien que sensible à l’élégance intellectuelle de la solution envisagée par Toufik, lui fit remarquer que le bloc de tripes putréfiées risquait de boucher le tuyau d’évacuation des toilettes. Les paroles de Gwenaela devaient se révéler prophétiques, mais Toufik n’en tint pas compte. Comprenons-le, aussi : c’était la parole de sa compagne bretonne contre l’éducation sacrée de sa mère, soit l’Étranger contre la Patrie, la Science contre la Religion, l’amour charnel contre l’amour filial… Toufik n’a pas d’issue, il panique, halète, le sang bat à ses tempes, sa vision se trouble, seule une décision brutale et instinctive peut le tirer de là : il court avec le Tupperware aux toilettes et y jette le bloc de tripes.

Le choix est fait. Toufik et Gwenaela considèrent le bloc de tripes pourries au fond de la cuvette. Le rituel conjuratoire est accompli. Les tripes maternelles ont été symboliquement déféquées. Toufik aurait pu s’en tenir là. Hélas, emporté par son émoi, ivre de pureté, désirant une fin orgasmique et éjaculatoire à cet épisode, il tira la chasse. Puis la tira à nouveau. La première fois, le bloc de tripes fut gobé d’un coup par le mécanisme qui l’envoya se coincer à mort dans l’étroit tuyau d’évacuation. La deuxième fois, le mécanisme régurgita de grandes quantités d’eau souillée de jus de tripes dans tout l’appartement sous les yeux et autour des chevilles de Toufik et Gwenaela entre lesquels avait entre-temps éclaté une violente dispute, victoire à distance de la mère de Toufik sur cette créature féminine qui lui a pris son fils.

Vous tous qui me lisez, plaignez Toufik, à genoux, les bras plongés jusqu’aux épaules dans les tripes de sa mère pour les extirper du tuyau des toilettes alors que sa compagne le maudit, assise sur le canapé, les genoux sous le menton.

Plaignez Toufik.


jeudi 22 avril 2010

« A quelque chose malheur peut être est bon. » Marie-Louise Fischer

Il vient parfois un moment dans la vie où il faut lire à tout prix. Parce qu’on a plus le choix. C’est un moment terrible, sans échappatoire. C’est un moment où il faudrait avoir de la chance. Mais je vais bien vite en besogne. Alors voilà, disons que j’ai dû, pour des raisons qui me sont encore obscures, passer ces derniers jours en un lieu reculé, une terre noire et intimidante, une ville balnéiforme du nom de Colwyn Bay qui orne sans chichi la côte nord du Pays de Galles. J’en suis revenu – de ce voyage comme de son idée même – avec deux certitudes, ce qui n’est pas si courant. Tout d’abord si ma connaissance de la langue de Bonnie Tyler s’avère suffisante pour communiquer platement avec mon prochain, ma compréhension de celle de Dylan Thomas est en revanche insuffisante pour espérer m’épanouir pleinement en dehors d’un supermarché. Ensuite, je me suis aperçu que je préfère encore lire n’importe quel livre plutôt que de me laisser périr d’ennui tout au long d’interminables matinées pluvieuses.

C’est néanmoins sans précipitations d’aucunes sortes, et après avoir tenté de réparer une console PS3 durant plusieurs heures, que j’ai fini par me rendre dans le salon pour choisir un livre dans la bibliothèque de mon hôte – une robuste galloise au gîte peu couteux mais au couvert expérimental. Aux glorieux côtés des œuvres complètes d’Henry James, bien malheureusement inabordables pour qui ne maîtrise que la langue de Tom Jones, un ouvrage en français attira mon attention. C’était une traduction, aux éditions Les Presses de la Cité, d’un roman allemand, Kriminalmeisterin Monika Berg sobrement renommé Monika dans la langue de Jean-Claude Brialy. L’ombre d’Ingmar Bergman planait sur la pièce mais c’est Marie-Louise Fischer qui fît son entrée. Marie-Louise Fischer est née le 28 octobre 1922 à Düsseldorf parce que l’univers est fortuit et chaotique à ses heures, et est décédée le 2 avril 2005 à Prien am Chiemsee en Bavière parce qu’une force supérieure, souvent débordée mais néanmoins professionnelle, a décidé de remettre un peu d’ordre dans ses affaires. Lâchons le mot : bien qu’à la vue de l’ouvrage rien ne m’y prépara, j’avais affaire à un écrivain. Une typographie emprunte de toute la balourde fantaisie des années 70, des couleurs hardiment accordées, un visage féminin artistiquement flouté, un pistolet Walther PPK assorti de son silencieux en évidence – l’arme des princes et des espions internationaux : si l’atmosphère de troublante sensualité et de sourde menace de la couverture ne pouvait laisser personne indifférent, l’aspect littéraire en revanche ne sautait pas aux yeux. Il me fallait pourtant m’en convaincre quoi qu’il advienne. Mis en demeure par la pluie, acculé par le manque – de savoir comme de distraction – j’emportai Monika jusque dans ma chambre avec le désir coupable d’en dévorer l’essence, de me repaître de ses caractères et de leur corps jusqu’au dernier feuillet.

Quatrième de couverture telle qu’en elle-même :

« À quelque chose malheur peut être bon. Une vie qui commence mal peut se redresser en cours de route. C’est ce qui arrive à Monika. Echaudée par la plus triste – et la plus banale – des aventures auxquelles sont exposées les jeunes filles trop confiantes et pour qui « la morale de maman » ne compte plus, voici qu’elle a décidé d’entrer dans la police avec le ferme dessein d’aider de son mieux les adolescents en péril. Seulement voilà : il y a des règles bien sévères dans la police. Les suivre, c’est quelquefois fermer durement son cœur. Ne pas les suivre, c’est s’exposer à de bien fâcheux mécomptes.

L’auteur trouve ainsi le moyen de nous présenter d’une manière réaliste un impressionnant défilé de cas, hélas ! trop fréquents de nos jours… et sans doute aussi de tout temps.

Que penseront de Monika ses chefs ? Que pensera d’elle son collègue Mark Heller à qui, d’emblée, elle ne semble pas indifférente ?

Alertement contée, sans aucune longueur ni digression, l’histoire de Monika apportera au lecteur l’impression de mieux être au fait des problèmes de la jeunesse et d’une police qui cherche à se montrer plus compréhensive. »

On le devine, Monika augure du meilleur, de cette qualité supérieure qui est également l’apanage du vin lorsqu’il est conditionné en bouteille plastique d’un litre et demi voire en cubi de cinq litres. Il est difficilement permit de douter de la sincérité crasse d’un auteur s’exprimant sans détour dans la langue de Michael Schumacher.

Je me suis enquis auprès de ma logeuse de son sentiment sur l’œuvre de Marie-Louise Fischer. En guise de réponse, j’eus droit à une improbable grimace dans la langue de Jim Carrey. Nos livres sont parfois comme des vêtements qui ne nous vont plus ou pas. Ainsi nous sont-ils trop larges ou trop étroits. Ainsi les découvre-t-on et les redécouvre-t-on inlassablement, se révèlent-ils merveilleux ou ne les aime-t-on plus, se demande-t-on quelle force obscure nous a poussé à nous les procurer.

Ceci étant dit, le cas de Marie-Louise Fischer rend pratiquement caduque toutes ces questions tant son livre – et son œuvre à n’en pas douter – est à la bêtise ce que le Cambodge est à la jambe de bois. Afin d’en épargner la lecture – même et surtout accidentelle – à quiconque serait en proie à un désœuvrement d’envergure, je me propose pour conclure de résumer astucieusement Monika à l’aide de sa première et de sa dernière phrase : « Hier, j’ai effectué ma première ronde depuis mon entrée au service de la protection juvénile. » « C’était bien. »


vendredi 16 avril 2010

Grande personne

Je viens de lire le dernier texte en date de notre compère Ernesto. Cette tranche de vie prise sur le vif m’a littéralement saisi. Bien au-delà de ce style mordant et primesautier qui caractérise l’admirable prose de Monsieur Palsacapa. C’est-à-dire qu’une question me tarabuste. Qu’est-ce qu’un adulte à la fin ? C’est vrai quoi. J’y pense parce que mon emploi salarié m’oblige à côtoyer de près la réalité quotidienne et que j’arrive à cet âge où l’on a généralement du ventre et un (ou plusieurs) enfant(s). Moi, je grossis dans le calme. Pendant qu’autour de moi les autres prétendent sur le ton de la plainte que leur progéniture les gonfle (et trop souvent d’orgueil), battent pourtant l’épeautre avec la bienveillance du parent nourricier, se démènent sans rime ni raison comme pour préserver LA vie : non pas la leur — probablement jugée anecdotique — mais celle que tout être vivant porte en lui. C’est un noble projet. Je persiste pourtant à penser, et ce blog en témoigne peu ou prou, que notre vie n’est qu’un agrégat de circonstances et d’anecdotes. Et que tout est bien de la sorte — si nous sous-estimons en général notre grandeur nous ne sommes toutefois personne en particulier. Et dès lors être adulte ne signifie pas forcément que l’on va consacrer son court temps terrestre à propager et entretenir ce fameux miracle qui nous permet aujourd’hui de jouer librement à Dawn of War II. Car pour tout dire la question de l’adulte me parait intimement liée à celle de Dawn of War II qui est elle-même en liaison satellite permanente avec la question de l’enfance. Retournons donc le problème : qu’est-ce qu’un enfant ? Outre qu’on aura bientôt l’air d’avoir déminé un champs de gravier, disons-le crûment : un enfant est quelqu’un qui veut faire n’importe quoi, aller n’importe où, vivre n’importe comment, être n’importe qui. Bref, quelqu’un qui ne décide de rien pour lui-même. Dès lors, et pour qui a vécu semblable chemin de Damas, être adulte ne peut signifier qu’une chose : pouvoir enfin vivre comme un enfant digne de ce nom. C’est là l’indéniable et proéminent avantage d’accéder au rang longtemps convoité d’adulte ! Un beau matin on est adulte, surpris par le chatoiement nouveau des étoffes dont sont fait nos rêves et par l’achalandage merveilleux des échoppes qui vont nous permettre de les réaliser ! Jeux vidéo chaque jour que Dieu fait et tartines de caca à tous les repas ! Une vie dédiée au stupre à gogo, au plaisir à tout va! Le tout sans jamais s’habiller décemment bien entendu. J’écris d’ailleurs ces lignes, qu’on se le dise, dans le plus simple appareil.

Merveilleux est le monde du jeu vidéo


And all is seared with trade, bleared, smeared with toil ;
And wears man’s smudge, and shares man’s smell :
the soil
Is bare now, nor can foot feel, being shod.
And, for all this, nature is never spent ;

There lives the dearest freshness deep down things.



Oui, merveilleux. Regardez : si vous vous rendez chez un marchand de vêtements et que vous essayez un costume, la vendeuse va vous sourire et vous dire qu’il vous va très bien. Quelle valeur accorder à cet avis ? Si vous vous rendez chez un caviste et que vous lui demandez conseil pour l’achat d’un vin, il va vous sourire et vous conseiller un vin dont il vous dira qu’il est très bon. Quelle valeur accorder à ce conseil ? Si vous vous rendez dans une boutique de téléphones portables, la vendeuse va vous sourire et vous expliquer que c’est ce téléphone-ci et ce forfait-là qui vous conviendraient le mieux. Quelle valeur accorder à ces explications ?

Ces inquiétudes n’ont pas cours au pays du jeu vidéo : là, tout n’est qu’ordre et beauté. Je me suis rendu par un beau matin de printemps dans une boutique spécialisée pour me repaître de la vue des boîtes richement illustrées de quelques jeux que je convoitais. Ayant finalement décidé d’acheter ce jeu au titre aussi ridicule que prometteur de Warhammer 40 000 : Dawn of war II, je me suis dirigé vers la caisse avec la petite boîte en plastique à la main.

J’y fus accueilli par un très jeune vendeur au visage couvert de boutons et aux cheveux gras. En voyant la pochette chamarrée de Dawn of war II, son air maussade d’adolescent mal dans sa peau a laissé place à une expression de joie pure, presque enfantine. Son cœur s’envolant comme un faucon et ses yeux pétillant de plaisir, il me dit dans un murmure quasi-sensuel « Aaaah… Dawn of war II… un très bon jeu. Un excellent choix, monsieur. » et sous l’afflux des souvenirs heureux qui se rappelaient à lui, il ajouta, pensif « J’ai passé bien des heures avec ce jeu… oui, bien des heures ». Et il commença à fouiller devant lui pour exhumer de son comptoir les outils de sa profession, sac plastique, machine à carte bancaire etc. quand une nouvelle idée l’assaillit qu’il me fit aussitôt partager « En plus, c’est la "game of the year edition"… il y a de nombreuses choses en plus par rapport à l’édition normale ». Voyant le plaisir que j’éprouvais à cette révélation, il commença apparemment, malgré notre grande différence d’âge, à me considérer comme quelqu’un de sa race.

Et là, son désir de bien faire son métier en apportant pleine satisfaction à son client teinta son visage ingrat d’une soudaine inquiétude « Mais au fait, on ne l’expose pas en magasin mais bien sûr, on a aussi la Gold edition… ». Son inquiétude me fut aussitôt communiquée et je me penchai alors vers lui par dessus son comptoir pour recueillir sa confidence « La Gold edition ? Mais quelle est donc la différence ? » demandai-je. Pour toute réponse, il leva une main aux ongles noircis pour m’inviter courtoisement à la patience avant de bondir avec empressement vers l’arrière boutique.

C’est pendant sa courte absence que je m’aperçus de la présence d’une autre personne derrière le comptoir. D’habiles observations anthropométriques me permirent d’oser l’hypothèse que cette personne, une dame un peu forte d’un certain âge, était en fait la mère de mon si serviable vendeur. J’échangeais quelques mots polis avec elle et elle en profita pour m’assurer à son tour que Warhammer 40 000 : Dawn of war II était un très bon jeu, mais ses assurances sonnaient faux. Elles avaient cette marque immonde du mensonge commercial qu’ont aussi l’avis de la marchande de vêtements, le conseil du caviste ou l’explication de la vendeuse de téléphone portable.

Heureusement, son fils revint, brandissant la boîte, plus chamarrée encore, de Warhammer 40 000 : Dawn of war II "Gold edition". Il m’en vanta alors les mérites avec feu et sa parole était vérité. Nous nous accordâmes sur l’évidente supériorité de la Gold edition et sur l’erreur lourde de conséquences que je commettrais si je me contentais d’acheter l’édition normale. Pourtant, le jeune homme me prévint loyalement « Mais c’est vrai qu’elle est beaucoup plus chère… peut-être que l’autre édition suffirait, après tout… il y a peut-être mieux à faire avec ses sous… » mais je l’arrêtait aussitôt, blessé à l’idée qu’il puisse y avoir des questions d’argent entre nous. J’achetai alors la Gold edition et passai encore un long moment agréable et calme avec ce jeune homme à parler des mérites de ce l’on nomme, dans ce jargon que nous avons en commun, les real-time strategy games. Alors que nous devisions, sa mère le couvait d’un œil approbateur mais terni par le lucre : elle ne voyait dans cette aventure que le vil profit commercial habilement réalisé par son fils.

Je la saluai à peine en partant.

mardi 6 avril 2010

L’éveil d’Ernesto


Siddharta, ballet donné à l’Opéra de Paris en mars-avril 2010 ; chorégraphie : Angelin Preljocaj ; musique : Bruno Mantovani ; Les Étoiles, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet ; Orchestre de l’Opéra national de Paris ; direction : Susanna Mälkki.

Son estomac retourné par le ballotement du métro lui rappelant douloureusement qu’il avait bu une importante quantité de bière la nuit précédente, Ernesto se disait, en se rendant à l’Opéra Bastille pour assister pour la première fois de sa vie à un ballet, que les ballets, probablement, ça devait être à chier. Il se rendait pourtant à une représentation de ballet parce que c’est comme ça : dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Les ballets, se disait Ernesto dans le métro avec morosité, il y en a de deux sortes : les ballets classiques et les ballets contemporains. Les ballets classiques, ce sont des anorexiques en tutu et des pédés en collants qui font des entrechats sur de la musique pompière du XIXème siècle, se disait Ernesto. Les ballets contemporains, ce sont des anorexiques à poil et des pédés en slip qui se jettent par terre sur de la mauvaise musique contemporaine, se disait encore Ernesto. Là, ce soir, il s’agissait d’un ballet contemporain. Un ballet sur la vie de Siddharta, inspiré du roman éponyme de Hermann Hesse, sur une musique de Bruno Mantovani, choregraphié par Angelin Preljocaj. Autant dire, se disait Ernesto, que je vais sacrément me faire chier, ce soir. Parce que, Ernesto osait se l’avouer dans son for intérieur, la vie de Siddharta, le futur Bouddha, il s’en foutait comme de l’an 40. On avait beau lui seriner que le bouddhisme, c’était à peine une religion, c’était bien plutôt une philosophie, il avait pour tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une religion un mépris quasi fanatique comme on peut en avoir pour l’auteur d’une action honteuse et lâche qu’il aurait été aisé d’éviter. Par ailleurs, Ernesto n’aimait pas non plus Hermann Hesse, un vieux bigot pontifiant, professa-t-il en pensée en se redressant fièrement sur son siège de métro dans lequel il s’était progressivement avachi. Il n’avait justement pas lu Siddharta, car, s’était-il dit, lire les livres d’un bigot pontifiant, c’est déjà beaucoup, mais encore lire les livres d’un bigot pontifiant sur Siddharta, non. Il y a quand même des limites à la tolérance que l’on peut avoir pour les bigots pontifiants. Quand à Bruno Mantovani, jeune compositeur à la mode d’obédience boulézienne, Ernesto n’avait jamais été touché par sa musique bien qu’il l’ait souvent entendue au disque et au concert. Restait Angelin Preljocaj, le chorégraphe et la star de la soirée, le seul d’ailleurs dont le nom apparaisse à l’affiche. Le matin même, s’éveillant avec une gueule de bois de classe 2, Ernesto l’avait entendu parler à la radio. Il avait pensé derrière son mal de crâne qu’il n’avait pas grand-chose de passionnant à dire sur son travail, cet homme. Ça ne veut certes rien dire, se disait Ernesto. On peut être un artiste génial et n’avoir rien d’intéressant à dire susceptible de toucher quelqu’un à travers une gueule de bois de classe 2. C’est un fait. Mais quand même, se disait Ernesto en descendant du métro, quand même : aller me cogner un ballet contemporain d’un chorégraphe albanais alors que je pourrais rester chez moi tranquillement, quand même, marmonnait Ernesto en descendant du métro, quand même.

Parce qu’assister à une représentation de ballet alors qu’on n’y est jamais allé, ça n’est pas rien. On ne connaît pas les codes, on ne sait pas ce qui est signifiant, bref, cela suppose un certain investissement intellectuel. Ernesto aurait certes pu se contenter de dormir comme une brique pendant la représentation. Mais son respect pour l’art combiné à une réticence venue de ses origines auvergnates à gâcher le prix du billet l’obligeaient à prêter honnêtement attention à l’affaire. Prêtant, donc, honnêtement attention à ce ballet, Ernesto s’aperçut de plusieurs choses. D’abord, la musique de Mantovani, si elle remplissait efficacement et même plaisamment son office de musique de ballet, il fallait bien arriver à la conclusion qu’elle présentait bien des poncifs propres aux compositeurs de la chapelle boulézienne et qu’elle ne tiendrait certainement pas la route si l’on s’avisait de la jouer seule, en version de concert. L’aspect narratif de l’affaire était, quant à lui, plus efficace que ce qu’aurait craint Ernesto. Le ballet racontait l’histoire de Siddharta qui lassé par la vanité de la vie à la cour et par sa femme partit à l’aventure dans les bois avec son cousin. Arrivant dans un monastère peuplé d’hermites, il y fut tenté par des tentatrices (les monastères, ça a beaucoup perdu, depuis, se dit Ernesto) et succomba à leurs charmes avant de se repentir et de se livrer à diverses mortifications pour arriver par ce moyen, guidé par l’Esprit de l’éveil, à l’Illumination (ou à l’Éveil, ou quelque concept fumeux avec une majuscule comme ça… non, Ernesto non plus ne savait pas ce que c’était que l’Illumination, mais ça avait l’air important dans l’histoire). Bref, une histoire banale et linéaire. Pas de quoi écrire à ses parents, vous dirait Ernesto. Mais une histoire néanmoins plaisante et racontée élégamment par des moyens visuels étonnamment efficaces pour qui n’a jamais vu de ballet. Et justement, puisqu’il s’agit de ballet, le gros morceau était bien sûr la chorégraphie. Et c’est là qu’est intervenu la surprise pour Ernesto. Une excellent surprise, même. Et quittes à employer des termes qui peuvent sembler excessifs et galvaudés, nous irions jusqu’à dire que ce ballet a ouvert à Ernesto de nouveaux horizons artistiques. Si. Comme je vous le dis. C’est que ce n’est pas tout les jours de sa vie d’adulte que l’on tombe sur une forme d’art qui semble infiniment riche mais dont on ignorait tout jusque là. Une bien fascinante chorégraphie, donc. Bon certes, comme prévu, il s’agissait d’anorexiques à poil et de pédés en slip qui se jettent par terre, indéniablement. Mais tout cela était bien beau, parfois même saisissant, extrêmement inventif, efficacement mis au service de la narration et en osmose remarquable avec la musique. Et en plus, et soyons honnêtes c’est aussi l’un des intérêts de la danse, il y avait des gonzesses à poil. Ça ne gâte jamais rien, même si elles sont anorexiques. Et c’est ainsi qu’Ernesto, lui-même éveillé par l’art, atteignant lui-même, par ce biais, l’Illumination, en serait presque passé d’une gueule de bois de classe 2 à une gueule de bois de classe 1, voire à une quasi absence de gueule de bois. Rien que pour ça, se dit Ernesto en remontant dans le métro, ça valait bien la peine d’aller au ballet.


PS : Quoi, je parle de moi à la troisième personne, et alors ? Je fais ce que je veux sur mon blog, non ?

jeudi 1 avril 2010

Sans titre

C’est assez beau le visage de quelqu’un qui comprend quelque chose à quelque chose. Les yeux s’illuminent. Les traits s’adoucissent comme si l’on allait sourire. L’éventualité n’est d’ailleurs pas à écarter. C’est le moment où l’idée fait corps. Et ce moment se voit comme le nez au milieu de la figure. Transfiguration. Le corps ne ment jamais. C’est le moment de vérité. Et il est aussi beau que certains nez au milieu de certaines figures.

Je passe une merveilleuse après-midi au musée d’art moderne de Saint-Étienne. Pourtant j’y accompagne près de vingt huit crevettes d’environ onze ans. Cocktail d’anoraks multicolores sur son coulis de morves aux nez. Couleurs et textures de petits batraciens exotiques. Cocktail détonnant sur fond de murs blancs. Enfants fricotant de droite et de gauche. Commencements primesautiers et sautillants. Glop, glop ! Trois d’entre eux sont non-voyants et aucun n’est muet… Piaillements débraillés en proie aux rigueurs d’un silence qui serait pourtant de bonne tenue. D’ailleurs voici un guide et avec lui la garantie indispensable à toute aventure qui se respecte. Barbe de trois jours, veste noire sur chemise blanche ouverte au col, chaussures italiennes à bouts pointus. C’est bien un guide de musée d’art moderne et contemporain en costume réglementaire. Attroupement ! Le guide se présente. Regroupement. Il est calme et disposé. Il s’accroupit au beau milieu du bestiaire à peine sevré. Face à faces. La scène n’est pas si banale qu’elle en a l’air. C’est tout de même grand un guide quand on y pense, et à onze ans on a plus souvent qu’à son tour l’occasion de les regarder droits dans les genoux tous ces guides de tous ces musées dans lesquels on vous trimballe. En voilà un dont les yeux sont verts. Plus personne ne peut l’ignorer. Le corps ne ment décidément pas : un genou au sol, le guide se met au niveau de ses interlocuteurs, déjà transportés. Devant les Anatomies du désir de Victor Brauner, dessins de femmes mutantes à la croisée de l’être humain, de l’animal et de l’objet, et à la suite de notre guide, nous allons de Bob l’éponge à l’idée de la femme-objet en empruntant des chemins fréquentés par les Centaures comme par les Harpies. Posés comme des fleurs, dans la position du lotus, devant un dessin d’Erik Dietman, nous observons un crane – sombre présage – et nous l’observons tant et si bien qu’apparaît tout à coup une tasse… La Tasse du soir susurre Dietman aux vingt huit fleurs de lotus qui découvrent soudain la métaphore. Suivant le guide, ils passent de la tisane du soir au soir de la vie. Mais déjà le vent les emporte un peu plus loin, un peu moins tard. Avant de pénétrer l’obscurité pour y découvrir le travail d’Igor et Svetlana Kopystiansky, le guide leur annonce une vidéo – Incidents – tournée sur les trottoirs de New-York avec de l’aventure, de l’amour et des gags. Une brise soudaine agite l’assistance. Un courant passe. Une attente se crée. « Si vous avez déjà observé les gens dans la rue, leurs démarches, leurs tics, vous aimerez ce film… », ajoute encore le guide qui prononce les noms de Charlie Chaplin ou de Jim Carrey. À l’écran pourtant point de gens, seulement des déchets, battus par les vents, qui se déplacent en tous sens et de toutes les manières, tantôt fulgurantes, tantôt hésitantes, tantôt romantiques, tantôt grotesques. Sourires et éclats. Dans la dernière salle de la visite, des objets sous le contrôle de Loris Cecchini semblent se déplacer aussi, mais cette fois dans les propres murs – si propres – du musée ! Refusant jusque sous la torture de révéler le secret d’une magie toute contemporaine, le guide se sépare alors et à leur grand désespoir de deux douzaines d’enfants dont la curiosité, chauffée à blanc, se met alors à connaître plusieurs avatars différents : certains poursuivent le guide d’une question unique – comment s’appelle-t-il donc cet homme fascinant ? – d’autres s’interrogent sur l’orthographe de Cecchini, d’autres, enfin, souhaitent connaître la composition du pique-nique de leur voisin. Quelques uns sont restés devant la chaise immobile, là-haut, dans le mur, les sourcils froncés et l’œil écarquillé.

Voilà tout ce que je peux dire de cette visite au musée. Peut-être puis-je encore ajouter que le temps était de la partie. Quand au reste, comme le disait Igor Stravinsky à une rombière qui lui déclarait ne pas aimer Le Sacre du printemps : « Ça n’a aucune importance, Madame. »


Querelle de chapelles


Il peut être difficile de s’en rendre compte de l’extérieur, mais le milieu de la musique contemporaine française présente la caractéristique amusante d’être divisé en chapelles. Elles sont peu nombreuses. On peut en gros estimer qu’elles sont au nombre de quatre : la chapelle boulézienne, la chapelle néo-tonale, la chapelle spectrale et la chapelle électroacoustique

La chapelle boulézienne est ainsi nommée d’après le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez. Héritière de l’abandon des diktats de la tonalité réalisé au début du XXème siècle par la Seconde École de Vienne (Arnold Schönberg et ses deux élèves Alban Berg et Anton Webern), elle procède de la furie avant-gardiste de Pierre Boulez, célèbre dans les années 50-70 pour ses déclarations tonitruantes sur le fait que Chostakovitch n’est qu’une troisième pression à froid de Mahler, qu’il faut brûler les maisons d’opéra ou que les compositeurs qui composent encore de la musique tonale sont inutiles. Se considérant plus ou moins consciemment comme des compositeurs d’avant-garde, ses membres, tels que Philippe Manoury, Marc-André Dalbavie ou Bruno Mantovani, méprisent profondément les membres des autres chapelles.

La chapelle néo-tonale est ainsi nommée car les œuvres composées sous son obédience sont écrites en suivant plus ou moins strictement les règles de l’harmonie tonale. Héritière de compositeurs tels que Dimitri Chostakovitch, Benjamin Britten ou les membres du Groupe des six, elle se déclare indépendante des diktats de l’avant-garde boulézienne. Elle accuse la musique de cette dernière d’être trop complexe et trop cérébrale et d’avoir éloigné le public de la musique contemporaine. Se considérant comme les vrais héritiers de la tradition classique, ses membres, tels que Guillaume Connesson, Thierry Escaich ou Philippe Hersant, méprisent profondément les membres des autres chapelles.

La chapelle spectrale est ainsi nommée car les principes compositionnels que suivent ses membres sont issus de l’observation scientifique, rendue possible par les progrès de l’informatique, du spectre sonore. Héritière des tâtonnements de Giacinto Scelsi et du travail de Gérard Grisey, elle rejette les diktats d’une conception intellectuelle abstraite de la musique pour en revenir à son apréhension comme phénomène sonore. Elle met ainsi des moyens scientifiques au service de la composition d’une musique finalement étonnamment sensuelle. Se considérant comme les seuls vrais musiciens, ses membres, tels que Tristan Murail, Hugues Dufourt ou Philippe Hurel, méprisent profondément les membres des autres chapelles.

La chapelle électroacoustique est ainsi nommée car ses membres produisent de la musique au moyen d’ordinateurs et de divers dispositifs électroniques. Héritière de la musique concrète de Pierre Schaeffer et des œuvres de Pierre Henry, les compositions qui relèvent d’elle mêlent sons réels enregistrés et sons de synthèse pour produire une musique libérée des diktats de la notation et des théories musicales traditionnelles. Se considérant comme les seuls vrais compositeurs modernes, ses membres, tels que Luc Ferrari, Denis Dufour ou Bernard Parmegiani, méprisent profondément les membres des autres chapelles.

Ce qui est très amusant avec ces chapelles, c’est que, outre qu’elles existent et qu’elles se livrent à une guerre permanente, tout le monde agit comme si elles n’existaient pas. Un article de journal ne rattachera jamais un compositeur ou une œuvre à une chapelle. Aucun compositeur ne s’en réclamera ; vous ne verrez jamais un compositeur se prétendre boulézien ou spectral sur son site internet ou dans un interview. On ne mentionnera même pas l’existence des chapelles. On notera tout au plus, que, de la même manière que quelqu’un qui prétend n’être ni de gauche ni de droite est généralement de droite, un compositeur qui mettra une énergie particulière à expliquer qu’il est indépendant de toute chapelle est un compositeur néo-tonal. En somme, le milieu de la musique contemporaine a, par rapport aux chapelles, le même rapport que la société par rapport à la masturbation : ça existe, ça concerne tout le monde, mais on ne prend même pas la peine d’en nier l’existence, on fait juste comme si ça n’existait pas.