lundi 26 avril 2010

Du sang et des tripes

Sigmund Freud est mort à Londres en 1939. Plus de 80 ans plus tard, une exposition des peintures de son petit-fils, Lucian Freud, est organisée au Centre Pompidou à Paris tandis qu’un obscur philosophe médiatique du nom de Michel Onfray tente de faire parler de lui en critiquant grossièrement le fondateur de la psychanalyse. Parallèlement à ces deux événements liés au vieux Freud, un troisième se produisait, loin de l’attention des médias, dans l’intimité de l’appartement parisien d’un mien ami, originaire comme moi de la bonne ville du Puy-en-Velay, que nous nommerons ici Toufik afin de préserver son anonymat et sa dignité.

Situons l’affaire. Notre ami Toufik a le même problème que tout le monde : sa mère est folle. La folie de sa mère est pluridisciplinaire ; elle se manifeste dans tous les domaines de la vie. Cette folie se focalise toutefois avec une particulière virulence sur deux domaines : ses rapports avec son fils Toufik — ce qui est bien naturel — et ses rapports avec la nourriture — ce qui est traditionnel au Puy-en-Velay. Chez la mère de Toufik, comme chez beaucoup de mères, il y a un regret inconscient que son fils ne soit pas mongolien. S’il l’avait été, elle aurait en effet pu le garder chez elle et consacrer son existence à s’occuper de lui, au lieu de le voir vivre on ne sait quelle existence autonome, on ne sait où avec on ne sait qui. Par ailleurs, pour la mère de Toufik, comme pour tout habitant du Puy-en-Velay, manger, c’est vivre, et vivre, c’est manger (et quand je dis "manger", il faut comprendre "bâfrer comme un porc"). Le fait de manger est pour elle signe de bonne santé. Le fait de peu manger est signe de maladie. Et en cas de maladie, le meilleur remède, c’est de manger. On juge hommes, femmes et bêtes à la quantité de nourriture qu’ils sont capables d’absorber. L’obèse est sympathique. L’anorexique est fourbe. Jeter de la nourriture est un impensable sacrilège. Bref, l’éducation de Toufik a brulé à jamais en lettres de feu dans son cerveau la phrase : la nourriture est ton dieu.

Et il advint un beau jour que la mère de Toufik offrit à son fils un Tupperware plein de tripes. Pour les gens normaux qui vivent dans le monde réel, il convient ici de préciser tout le contexte qui entoure ces deux éléments-clés de notre histoire : le Tupperware et les tripes.

Le Tupperware est une boîte en plastique soi-disant étanche à usage alimentaire conçu par la Tupperware Brands Corporation et destinée exclusivement aux mères de famille démentes (pléonasme). Cet objet répugnant est fabriqué dans un type particulier de plastique qui a la caractéristique amusante de devenir rapidement marron et poreux, de conserver éternellement l’odeur et le goût de tous les aliments avec lesquels il est mis en contact et de communiquer ce cocktail monstrueux de goûts et d’odeurs à tout aliment que vous auriez l’idée vicieuse de mettre dans le Tupperware. Le Tupperware est une invention de Satan destiné à tourmenter les hommes et je ne prendrai même pas la peine de parler des tristement fameuses "réunions Tupperware" pour convaincre mon lecteur du caractère maléfique de cet objet.

On désigne par "tripes" au Puy-en-Velay les tripes à la mode de Caen, préparation culinaire fameuse à base essentiellement de panse de bœuf et de pied de veau. Le mot "tripes" y désigne également par extension une manifestation festive organisée par une association ou une collectivité locale où l’on sert des tripes à la mode de Caen. Enfant, j’ai ainsi souvent vu mon père se rendre « aux tripes des anciens d’Algérie ». En résumé, les tripes ont, au Puy-en-Velay, une certaine dignité sociale.

Mon ami Toufik s’est donc un beau jour retrouvé en possession d’un Tupperware plein de tripes et tout palpitant entre ses mains de la charge sociale et affective que je viens de tenter d’évoquer.

Quels problèmes Toufik n’a pas encore résolu avec sa mère, avec la nourriture et avec le Puy-en-Velay ? Nous ne le détaillerons pas maintenant. Sachez simplement que Toufik ne pût jamais se résoudre à manger les tripes et qu’elles restèrent à pourrir lentement au fond de son frigo en faisant petit à petit gonfler les parois du Tupperware. Il advint alors que la mère de Toufik réclama à son fils la restitution du Tupperware afin de le remplir d’un aliment qui prendrait bientôt un goût de tripes pourries.

Toufik, en bon fils, s’apprêta à répondre à la demande maternelle, mais un problème se posait : que faire avec ces tripes ? Il n’était plus question, et depuis longtemps, de les manger : l’odeur qu’elles dégagèrent quand le Tupperware s’ouvrit en sifflant aurait fait vomir un bouc. Il n’était pas non plus question de les jeter : bien que pourries, ces tripes étaient de la nourriture et un homme du Puy-en-Velay ne jette pas de nourriture. L’esprit tourmenté de Toufik lui fournit alors une solution que je qualifierai de géniale : jeter les tripes dans les toilettes. Jeter ces tripes dans les toilettes plutôt que dans la poubelle, c’était un peu comme s’il les avait mangées, digérées puis déféquées, ces tripes. Il contournait ainsi habilement l’interdit traditionnel.

Alors que Toufik livrait bataille avec ses démons intérieurs, sa compagne — que nous nommerons ici Gwenaela en raison de ses origines bretonnes — se trouvait à ses côtés dans son appartement. Elle assistait, compréhensive mais impuissante, aux tourments moraux de Toufik. Quand il lui fit part de son idée, Gwenaela, pragmatique, et bien que sensible à l’élégance intellectuelle de la solution envisagée par Toufik, lui fit remarquer que le bloc de tripes putréfiées risquait de boucher le tuyau d’évacuation des toilettes. Les paroles de Gwenaela devaient se révéler prophétiques, mais Toufik n’en tint pas compte. Comprenons-le, aussi : c’était la parole de sa compagne bretonne contre l’éducation sacrée de sa mère, soit l’Étranger contre la Patrie, la Science contre la Religion, l’amour charnel contre l’amour filial… Toufik n’a pas d’issue, il panique, halète, le sang bat à ses tempes, sa vision se trouble, seule une décision brutale et instinctive peut le tirer de là : il court avec le Tupperware aux toilettes et y jette le bloc de tripes.

Le choix est fait. Toufik et Gwenaela considèrent le bloc de tripes pourries au fond de la cuvette. Le rituel conjuratoire est accompli. Les tripes maternelles ont été symboliquement déféquées. Toufik aurait pu s’en tenir là. Hélas, emporté par son émoi, ivre de pureté, désirant une fin orgasmique et éjaculatoire à cet épisode, il tira la chasse. Puis la tira à nouveau. La première fois, le bloc de tripes fut gobé d’un coup par le mécanisme qui l’envoya se coincer à mort dans l’étroit tuyau d’évacuation. La deuxième fois, le mécanisme régurgita de grandes quantités d’eau souillée de jus de tripes dans tout l’appartement sous les yeux et autour des chevilles de Toufik et Gwenaela entre lesquels avait entre-temps éclaté une violente dispute, victoire à distance de la mère de Toufik sur cette créature féminine qui lui a pris son fils.

Vous tous qui me lisez, plaignez Toufik, à genoux, les bras plongés jusqu’aux épaules dans les tripes de sa mère pour les extirper du tuyau des toilettes alors que sa compagne le maudit, assise sur le canapé, les genoux sous le menton.

Plaignez Toufik.


6 commentaires:

  1. When the legend becomes fact, print the legend !

    Certes, il y a cette obscene scène de curetage manuel du cloaque, et après ça il n'y a plus rien, et avant ça, rien ne compte : A ta palette, Jean-Léon Gérôme !

    Elle seule est grande, elle seule est symbolique, elle seule est vraie et elle seule concentre l'oeuvre de Freud...

    Mais, pour les aficionados de M. Freud, je me permets de completer un peu les prémices de la scène :

    Ma génétrice a animé de nombreuses réunions tupperware dans ses jeunes années puis, ringardise du tupperware peut-être ou stock d'articles tuppeerware trop important pour le volume de la cuisine maternelle, sûrement, la folie tupperware se calma... approximativement lorsque mon corps d'enfant de transforma et qu'un duvet bientôt viril commença à couvrir mes encores pouponnes joues rougies de tendres baisers maternelles.

    Le recent 'revival' de la marque l'a fait retombée dans cette ignoble drogue dont elle fut longtemps sevrée. Ma libido devant s'émousser avec l'âge mûr, devait-elle pensait. Ce tupperware, c'était le premier depuis l'enfance.

    Cerise sur le gâteau, ou plutôt, noix de beure sur l'entrecote : Ces trippes entuperwarisées furent préparées par mon paratre (vous l'aviez deviné, villain suppot de betheleim !)

    Toufik

    RépondreSupprimer
  2. Oui, j'ai pris des libertés avec la vérité historique pour des raisons d'efficacité littéraires, si je puis dire...

    RépondreSupprimer
  3. Ca va ? On ne vous dérange pas ?

    RépondreSupprimer
  4. Frederic Frankenstine28 avril 2010 à 20:32

    J'ai bien ri mon cher Ernesto.
    De plus, depuis ce soir "la juste colère me guide" si vous voyez ce que je veux dire.

    RépondreSupprimer
  5. Moi je ne vois pas ce que vous voulez dire cher ami ? Que voulez-vous dire ?

    RépondreSupprimer