dimanche 30 janvier 2011

Life on Mars

“I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I've seen c-beams glitter in the dark near the Tannhauser gate. All those moments will be lost in time... like tears in the rain.

Blade Runner.














Avoir une conversation décente avec Paridil, dit l’homme sans vice, s’avère le plus souvent une tâche extrêmement ardue. Y compris pour son propre frère. Surtout pour son propre frère. Le propre frère de Paridil – votre serviteur – ne parait pas toujours posséder la technologie nécessaire pour établir un contact viable.

« Allô ? »

« Allô, Paridil ? Tous mes vœux ! Alors comment va la vie mon grand ? »

« Oh, pour toi tout est facile… Mais pour moi… »

« Facile ? Voilà trois soirs que je fais d’abominables cauchemars et… »

« Des cauchemars ? Des cauchemars ! Mais j’adorerais faire des cauchemars, moi : voilà une semaine que je ne dors presque plus du tout ! »

« Et ce réveillon ? »

« Rien à signaler. Putholi bis m’a éconduit. Puis reconduit dans ma maudite baraque, où je croupis depuis deux heures. Voilà ! »

« Hum. Et… Ta voiture ? Réparée ? »

« Ma voiture est à mon image… »

« Plaît-il ? »

« Ma voiture est en morceaux. Que veux-tu que je te dise ? Je signe pour des tas d’activités. Ce n’est pas compliqué : j’ai le stylo en feu ! C’est vrai, je fais plein de choses, des tas de choses – chorale, tennis, ski, danse, guitare, téléthon, marches de jour et de nuit – mais je me sens seul, tu ne peux pas savoir… C’est une douleur atroce, continuelle face à laquelle je n’ai rien à mettre. L’idée même de cette solitude et de la douleur qu’elle véhiculera inévitablement en moi à un moment ou à un autre, dévore, met en pièces les quelques instants d’apaisement que pourraient me procurer les moments conviviaux. Du coup, j’ai de plus en plus de mal à dire quelque chose aux autres… »

« Mais… »

« Moi ce que j’aime, tu le sais bien, c’est faire rire. »

« Bon, mais… »

« J’aime faire rire les gens, tu comprends ? C’est mon truc. Et là je n’y arrive plus. »

« Certes mais… »

« Tu sais, lorsqu’on fait rire les autres on est mieux accepté. Moi je ne fais plus rire. Et quand je ne fais plus rire, ce qui est le cas en ce moment c’est très net, je ne parviens plus à avoir de vision de l’avenir… »

« Comment ça, des vis… »

« Alors je me lève quand même mais ça n’est pas facile. Je vais au boulot. Bon. Au moins au boulot, il y a des gens qui respirent à côté de moi. »

Pour son propre frère, avoir une conversation avec Paridil est un problème insoluble, une véritable gageure, un défi technique et humain qui donne tout à la fois une idée de l’infini et un vertige sans nom. On le devine très vite : il va falloir se battre pour pouvoir en placer une ! Et il faudra la placer au bon endroit !

« Les soirs je rentre chez moi et c’est un calvaire. J’ai croisé des humains toute la journée et… »

« Comment ça : des humains ? Allô qui est à l’appareil ? E.T. ? Mon propre frère serait un extra-terrestre, c’est ce que tu sous-entends ? »

« Tu déformes tout ce que je dis. Il existe tout autour de moi des humains gentils dont pourtant je ne sais pas comment m’approcher, comment les toucher… »

« Des humains gentils ? Tu es sérieux ? »

Vu de l’extérieur, l’aîné des frères Bakshi peut paraître sain d’esprit. Mais c’est une plaisanterie. Sa solitude est l’unique préoccupation de Paridil. Il ne pense jamais à autre chose. Ne parle jamais d’autre chose. Paridil ne change pas de sujet. Paridil ne change pas. Son mode d’existence se nomme endurance. Disons que Paridil se présente inlassablement dans de noires nippes de solitude tricotées main. Survivant de l’infini, Paridil ne porte pas beau loin s’en faut. Il existe un monde où les hommes, les femmes et les enfants se tournent vers l’avenir, où le vent échevelle les épis et balaie de vastes et verts pâturages, un monde où le soleil se lève à l’horizon. Mais Paridil n’en fait pas partie. Paridil en ignore jusqu’à l’existence. Il la soupçonne néanmoins.

« Mâdharasi ce n’est pas la même chose. Mâma est ouverte à la vie. »

« Mâma ? Qu’est-ce que c’est que ce diminutif à la con ? »

« Pourquoi es-tu à ce point obsédé par les détails ? Bref, l’autre soir (Paridil pouffe alors discrètement), on était tous invités chez une collègue. Une soirée sympa comme tout. Si tu avais vu Mâma imiter le cri du cochon après le repas. »

« Elle a imité le cri d’un animal de la ferme au moment du dessert ? »

« Juste après. Mais pas seulement elle. Tout le monde a imité un animal ! »

« … »

« C’était un chouette moment. Mais je n’ai pas su l’apprécier. Je n’y étais pas. »

« Moui… Et quel animal as-tu… imité ? »

« Aucun. Lorsque mon tour est arrivé, j’ai eu un blanc. Heureusement Mâma était là pour me sauver la mise : elle a refait le cochon pour faire diversion. Tout le monde riait. Dans mon coin, j’étais comme vide… Il m’a semblé que je traversais un trou d’air. C’était le vide, tu comprends ? J’étais rattrapé par le vide. Ca m’a mis une pression de dingue, tu ne peux pas t’imaginer ! »

A l’entendre, Paridil se présenterait volontiers comme un extraterrestre – d’apparence humaine – en combinaison spatiale et depuis trop longtemps à la dérive aux confins de la galaxie à la suite d’un malencontreux incident survenu lors d’une sortie extra-véhiculaire... Un drôle de martien qui se débattrait tantôt dans un vaste ensemble terrorisant : les autres, tantôt dans un ailleurs infini mais départi de possibles : la solitude. Pour ne pas être trop mortellement exposé au rude environnement spatial, et ainsi éviter l’enchainement malheureux des évènements classiques dans ce genre de situation (pour aller vite : perte de l’air dans les poumons, coma nommé également hypoxie, perte des liquides corporels – qui se mettraient à bouillir en raison de la différence de pression – puis, enfin, hémorragie interne et généralisée), notre explorateur des confins a hérité d’un refuge – la chasse comme forteresse de solitude volontaire – et s’est fabriqué de toutes pièces une balise de détresse – Mâdharasi-la-reine-des-femmes qui règne encore et toujours sur la seule existence que Paridil consent à mener pour de bon : celle de ses rêves les plus fous. Refuge et balise font office de combinaison et préservent dès lors l’intégrité physique de notre humanoïde en lui prodiguant, de temps en temps, une pression interne stable, une réserve d’eau et d’oxygène, des moyens d’approvisionnement comme d’évacuation des gaz et des liquides, un système de régulation de sa température, une protection contre les radiations électromagnétiques et les micrométéorites et un système de communication. Comparativement à cette folle histoire de l’espace, la réalité, le quotidien et celui qu’il y est n’intéressent pas du tout l’aîné des frères Bakshi.

« Au boulot aussi, je suis dépassé. Il faudrait que je puisse lire pas mal de textes fiscaux. Les comprendre parfois, ça serait bien. Mâdharasi trouve beaucoup plus de fraudes que moi. Parce qu’elle sait plus de choses. Parce qu’elle a plus d’expérience. Parce qu’elle… »

« Ca va, ça va : je crois que j’ai compris le sens général. »

Sur quel mode Paridil parle-t-il des autres ? Son ami Padaïthalaïvan ? Un meilleur bricoleur que lui, tellement astucieux de surcroît ? Son ex-épouse Amaïdhimalar ? Une sainte, bien plus calme, sereine, douce et avisée qu’il ne le sera jamais lui-même. Sa collègue Granamabar ? Une personne bien plus déterminée et courageuse que Paridil dans ses moments les plus téméraires. Pritish, le mari de la femme de sa vie ? Un homme, un vrai, sur l’épaule duquel une femme ne peut que désirer ardemment poser sa tête lourde, si lourde des mille et un soucis que procure la vie active aux femmes modernes à moins que ça ne soit l’inverse. Voilà ce que vous dirait un Paridil paré d’une moue dédaigneuse pour désigner sa propre stature. En un mot comme en cent, Paridil a pris un jour et sans bien s’en rendre compte la décision d’aller mal. Comme tout un chacun, l’aîné des frères Bakshi a commencé à souffrir pour aller vers l’amour mais n’a pas résisté aux multiples dérobades qui sont l’apanage de ce sentiment-là.

On le devine aisément, Paridil est en conséquence attiré par l’impossibilité de l’amour comme une météorite par une planète interdite. C’est la loi, le jeu des masses et de leurs attractions irrésistibles. Dira-t-on jamais suffisamment le rôle déterminant de la masse dans l’attraction des corps, même si cette règle souffre elle aussi – de quelques exceptions ?

« Et Amaïdhimalar, comment va-t-elle ? »

« Tu sais je ne voulais pas être cruel en la quittant. Mais nous n’étions plus attirés l’un par l’autre… Surtout moi. Elle avait tellement grossi. »

Masse critique. Pourquoi Paridil estime-t-il qu’il a échoué en amour ? N’a-t-il pas colonisé et exploité vingt ans durant la planète Mariage de manière fort productive dans l’ensemble ? Certes le voyage fut parfois un peu long et le couple qu’il formait avec Amaïdhimalar dû se plonger dans un sommeil volontaire pour l’accomplir, un sommeil qui leur fut au bout du compte fatal. Ceci étant, l’ambiance n’en demeura pas moins et très souvent chaleureuse à bord de la navette. Et l’amour n’y était pas étranger. A ce point qu’il se vit encore entre ces voyageurs-là sur un mode différent à présent.

Alors bien sûr, le jour où la terre s’arrêta il y eut Mâdharasi. Face à cette géante créée à la seule force de son désir d’aimer, Paridil est proportionnellement et inversement devenu l’homme qui rétrécit.

« Moi, je ne suis pas grand-chose… Elle est extraordinaire ! Le jour où elle m’est apparue dans sa sublime robe émeraude, lumineuse comme un astre, ce jour-là ce soleil vert m’a littéralement irradié… Tiens, l’autre jour, nous fêtions un départ en retraite au bureau. On avait prévu un petit spectacle… »

« On ? »

« Oui. Mâma et moi. »

« Oh. »

« On était déguisés en astronautes. »

« Pardon ? »

« Oui. Pour souhaiter un bon départ à notre collègue, tu vois. Avec compte à rebours et tout. A la fin, on l’a emmené dans notre fusée et… »

« Il y avait une fusée ? »

« En carton. On l’avait fabriquée le week-end précédent chez Mâma avec Pritish. Un type très habile de ses mains pour un banquier. Beaucoup plus que… »

« …Toi ! Oui je m’en doutais un peu à vrai dire. »

« Ecoute, la présence de cette femme merveilleuse me fait un effet extraordinaire : dès qu’elle est là, je libère vraiment de l’énergie. »

« Au point que tu parviens à faire décoller une fusée, c’est assez fascinant effectivement. Vous devez passer beaucoup de temps ensemble pour faire ces… choses. »

« Oui. J’imagine la vie future avec elle. Et ça me fait un bien fou. Sauf lorsqu’on doit se séparer. Alors là… »

« … Ça te fait un mal fou. »

« C’est le retour à ma vie ordinaire qui me fait ce mal-là. Je perds l’envie. Je me sens inapte. Alors je commence à espérer que quelqu’un mangera avec moi à la cantine le lendemain. C’est mon horizon. Trop de choses qui me manquent pour être le type que je voudrais être. Trop de choses que je voudrais connaître sans les avoir apprises. Ça n’est pas tant que je n’attends plus rien, plutôt que je n’arrive plus à attendre tout en ayant l’impression de ne rien faire d’autre… Je suis clair, là ? »

« … »

N’importe quel astronaute le sait, n’importe quel enfant qui rêve d’être un jour astronaute le sent : il n’y a pas d’expérience plus originaire ni plus durable que celle de l’attente. A bord des vaisseaux spatiaux de nos imaginations qui s’affranchissent si bien des lois de l’aérodynamisme comme dans les vastes stations orbitales de notre quotidien qui n’en finissent jamais de tourner, tous nous attendons. C’est une attente sans objet au fond. Une attente qui ne peut que déborder tout évènement susceptible de se produire. Aussi sommes-nous souvent à l’étroit dans nos combinaisons, nos sas de décompression, notre existence. Ainsi sommes-nous impatients de sortir enfin dans l’espace à la recherche d’autres formes de vie.

Par ailleurs, n’importe quel fan de science-fiction le sait bien : l’imagination sait parfaitement nous faire éprouver tout ce qu’elle peut évoquer avec une intensité que nous ne rencontrons que rarement dans la réalité. Car la réalité, elle, divise et limite continuellement des expériences auxquelles notre imaginaire octroie sans peine une fascinante continuité. Paridil n’apprécie pas particulièrement la science-fiction mais a néanmoins fait de son existence un continuum imaginaire sans aucune limite. Il semblerait dès lors que le temps qui passe n’ait pas autant de prise sur Paridil que sur un être humain normal. Quand ce qu’il perçoit subit en quelque sorte l’érosion de ce qui l’entoure – le frottement des corps finit parfois on le sait par engendrer leur séparation – ce qu’il imagine n’est en revanche pas plus exposé à l’usure qu’à la promiscuité. Dès qu’il le peut, Paridil se réfugie sans bien s’en rendre compte dans sa machine à explorer le temps. Rien de ce qu’il imagine n’est alors soumis à de quelconques contraintes spatiales ou temporelles alors que ce qu’il perçoit est nécessairement situé dans l’espace et dans le temps. La réalité – Mâdharasi en ce qu’elle est aussi une femme réelle rencontrée voici maintenant dix ans, en 2001 – a pu fasciner Paridil durant un certain laps de temps. Mais quelle que fût sa fascination, la vie a suivi son cours et Paridil a dû faire face à des évènements qui ne cadraient que rarement avec ses aspirations secrètes. C’est à ces moments-là que l’imaginaire a pris le relai, le contrôle, le pouvoir absolu sur la perception de l’aîné des frères Bakshi : rien ne fut plus alors à attendre car tout fut donné d’emblée à un Paridil rassuré, ayant créé de toutes pièces et dans une insurpassable pauvreté son propre univers, sa propre fiancée de Frankenstein. Et dans le même temps, notre savant fou s’employait à réduire de la sorte les autres à ces taches sombres, à ces stéréotypes d’ovni qui apparaissent parfois sur certaines photographies mal cadrées. La guerre des mondes n’eut pas lieu car celui inventé par Paridil prit immédiatement le dessus. A partir de là et en une sorte d’ironie, Paridil finit par trouver d’autant plus de réalité à ce qu’il imaginait que tout cela s’éloignait des confins du réel. Pour l’heure, voilà le cerveau de notre homme en surchauffe, le crâne en ébullition atteignant de mythiques températures. Fahrenheit 451, peut-être bien. Et l’homme sans vice d’ourdir du fond de sa capsule une bien fantasque sortie extravéhiculaire, de fomenter depuis sa cabine, point microscopique à la dérive dans l’immensité, une fort alarmante échappée libre dans l’espace.

« Hrundi ? »

« Oui. »

« J’ai eu une idée concernant… Mâdharasi. »

« Moui… »

« Comme tu ne l’ignores pas, c’est la femme de ma vie. »

« Viens-en au fait. »

« Et bien je sais que nous sommes elle et moi, les deux moitiés séparées d’un être unique… »

« Il me semble effectivement que tu m’as déjà raconté quelque chose dans ce goût-là, oui… »

« Nous devons donc nous trouver réunis à un moment ou à un autre. »

« Ce serait plutôt à un autre tel que tu m’as décrit la situation, non ? »

« Peu importe. Partant de cet implacable constat, j’ai élaboré un plan. »

« Tu me glaces le sang… »

« Puisque je suis la moitié de Mâdharasi, il devient clair que son mariage avec Pritish est une erreur, non ? »

« Tu me poses vraiment la question ? »

« Conséquemment, il est donc limpide que Pritish est également séparé de sa propre moitié, tu me suis ? »

« J’ose à peine imaginer la suite… »

« Sais-tu dès lors ce qui me reste à faire pour que tout rentre dans l’ordre ? »

« Paridil… Non. »

« Bien-sûr que si : il me suffit d’identifier la moitié de Pritish, de générer les conditions propices à une rencontre et le tour est joué. Mâma sera toute à moi ! Qu’en dis-tu, espiègle petit Hrundi ? »

« Je n’ai pas de mot… »

« Allô ? Houston ? Nous avons un problème ! » pensait à ce moment-là votre serviteur qui avait vu « Apollo 13 » mais avait toujours trouvé suspecte sa fin heureuse.

Into the wild

Take care. Go to Mum’s. Kill Phil, grab Liz, go to the Winchester, have a nice cold pint, and wait for all of this to blow over.”

Shawn of the dead.

« Sors-toi ces idées de la tête, mon chéri ! Tu as tout pour toi : tu es encore jeune, tu as… une forme d’intelligence qui te rend unique, tu possèdes une situation et la grande maison qui va avec, tu es gentil, c’est vrai, au fond tu es gentil… et puis tu n’es pas si mal après tout. Physiquement. »

« Tu le crois vraiment ? »

« Moui… C’est l’avis d’une connaisseuse, crois-moi ! Allez, je raccroche. A après-demain, mon chéri. »

« A après-demain, Maman. »

Vous vous appelez Paridil Bakshi. Vous vous considérez comme une inextinguible source de problèmes en tous genres qui pourtant pourraient se résumer à un unique fait si vous vouliez bien vous le formuler gentiment : vous n’avez pas baisé depuis dix ans ! Là ! C’est dit ! Et ça n’en demeure pas moins un problème d’une belle ampleur : avec boire, manger et dormir, il s’agit-là d’un trois ou quatre besoins vitaux à l’espèce humaine pour maintenir le phénomène de la vie mais le seul de la liste qui ne soit pas une absolue nécessité à titre individuel. Or, et c’est une tragédie, vous êtes un individu.

Il existe des gestes qui sauvent, nous y reviendrons. Il existe également quelques règles élémentaires qu’un individu doit impérativement respecter pour survivre. Non seulement vous vous faites fort d’en faire fi mais vous en enfreignez un certain nombre très régulièrement. Téléphoner à sa mère la veille d’un sulfureux départ pour une folle soirée dans un gite rural en suave compagnie fait bien évidemment partie de ces erreurs à ne commettre sous aucun prétexte. Vous vous en moquez. Vous aviez peur. Vous aviez besoin d’être rassuré. Votre frère cadet Hrundi n’était pas chez lui. Vous avez donc appelé votre mère, la pétulante, mais toujours un rien vénéneuse à votre égard, Nallarasi-Hrundiette Bakshi. Elle vous a sournoisement démoli avec cette désarmante franchise qui la caractérise. Vous n’étiez déjà pas très solide sur vos jarrets de mâle très hypothétiquement attractif pour un individu du sexe opposé, mais les voilà maintenant qui flageolent distinctement alors que vous raccrochez le combiné de votre téléphone. Vous n’avez pas baisé depuis dix ans. Vous avez perdu ce que certaines tribus du nord du Zambèze et la plupart des admiratrices de Barry White nomment le « mojo » il y a bien longtemps déjà. C'est-à-dire que vous ne vous considérez plus comme sexuellement viable et qu’à force de vous en persuader il faut bien reconnaître que vous avez fini par rendre patent ce qui est d’ores et déjà un état de fait. Vous n’êtes plus du tout attractif. L’avez-vous jamais été ? Qui pourrait le deviner à présent ? Vous vous habillez comme peu de sacs. Comment vous qualifier sur le dur marché de la séduction ? Par un terme qui en terrifie plus d’un, un terme aussi glacial que technique : vous êtes un gros ringard ! D’une manière générale, vous ne faites aucun effort sur le plan vestimentaire. L’apparence n’est pas votre problème et vous ne pensez qu’à vous. Jamais vous ne tentez de vous mettre à la place de ces miroirs que vous évitez de toute façon. C’est la fuite. Une sorte d’exode intime. La débandade à tout crin. En un mot comme en cent, vous vous laissez aller. Mais où cela ? Nulle part. Vous n’avez pas baisé depuis dix ans. Au meilleur de votre forme, qui n’est que rarement fameuse, vos rapports avec les individus du sexe opposé – ceux que d’autres, plus hardis que vous, n’hésitent pas à nommer « les femmes » – se limitent à quelques blagues racontées à la va-vite entre deux portes à des épouses, à des mères, en un mot à des collègues et dont une ou deux ont fait mouche ces dernières années, à moins que les créatures qui s’étaient alors fendues d’un aimable petit rire à leur écoute n’aient simplement fait mine pour ne pas vous froissez plus que de raison. Vous vivez d’ailleurs dans un univers de doute. Lorsque vous quittez un ami de trente ans, c’est avec au ventre la peur qu’il ne vous recontacte jamais. Vous n’avez plus aucune confiance en vous. Vous n’avez plus aucune confiance en quoi que ce soit. Vous n’avez pas baisé depuis dix ans.

Vous vous appelez Paridil Bakshi, donc. Vous aviez jadis, aux temps lointains de l’enfance heureuse en province parmi les bêtes et les gens de peu, développé un strabisme convergeant qui fit d’abord de vous l’objet de bien des quolibets dans les cours de récréation puis devint réellement embarrassant à l’âge où s’amuser tout seul ne suffit plus. Vous ne regardez jamais les individus du sexe opposé dans les yeux – ceux que d’autres, plus entreprenants à quinze ans que vous ne le serez jamais dans toute votre vie, n’hésitent pas qualifier de « filles ». Vous allez en nourrir durant de nombreuses années un traumatisme qui ne manquera pas de générer chez vous des automatismes sociaux qui vous gouvernent encore aujourd’hui, longtemps après votre opération. Car vous vous êtes fait opérer. Le risque était grand mais vous n’avez pas hésité une seule seconde. Vous auriez pu devenir aveugle, pourtant. D’ailleurs vous l’êtes devenu. D’une certaine manière. Aux autres. A vous-même. A votre être érotique. Celui qui définit le type de rapport que nous construisons avec le monde. Vous ? Vous vous êtes assis sur l’un et sur l’autre. Le cul entre deux chaises. Le cul ? Depuis combien de temps déjà ? Oh, c’est bien simple, ne cherchez pas : vous n’avez pas baisé depuis dix ans. Profondément blessé et à plusieurs reprises par l’absurde, l’arbitraire cruauté de l’amour, vous vous êtes réfugié dans un mariage bienheureux avec une aussi meurtrie que vous. En prononçant vos vœux, l’un et l’autre vous vous rassuriez : vous étiez celui qui pour elle repousserait les infinies douleurs des sentiments trop lourds, elle était celle qui pour vous dissiperait le chaos des désirs trop violents. Vous passâtes ce contrat. Et ensemble, vous tuâtes le temps et l’intensité des émotions trop vives. Puis vint Mâdharasi. Et votre univers – tout d’envies domestiquées et de patientes rêveries – vola en éclats. Distances et divorce, d’un côté. Déclaration et déception de l’autre. Vous jouâtes de malchance. Et depuis lors, la roue ne tourne plus. La preuve : vous n’avez pas baisé depuis dix ans. Ornière profonde et boueuse de votre sexualité en friche. Sexualité ? Ce mot sent l’hôpital. Terrifié par sa seule consonance, vous n’osez pas même y penser. Il ne fait plus partie de votre vocabulaire. C’est étrange de constater qu’à sa suite, vous avez perdu l’usage de beaucoup d’autres mots. D’une manière générale et faute de chatte, c’est au chat que vous donnez votre langue et ce de plus en plus souvent. Autour de vous on parle, on bavarde, on discute. Pour vous ce n’est qu’étourdissement. Il vous semble que les conversations ont comme toujours lieu dans la pièce d’à côté et le temps pour vous d’ouvrir la porte, de chercher quoi dire, vous voici déjà dans l’escalier. Seul. A revoir toute la scène en imagination. Vous auriez pu dire ceci ou faire cela, mais le coche est bien loin à présent et vous l’avez raté dans ses grandes largeurs. C’était pourtant facile. Il y avait huit lettres ! Dommage que notre sympathique candidat – Paridil ? C’est bien ça ? – n’ait pas eu la présence d’esprit de… Voilà. C’est ça : votre esprit n’est plus présent. Vous ne parvenez presque plus à être là et bien là. Vous multipliez les activités, croisez des dizaines de visages mais n’accrochez pas le moindre regard. Pourtant vous ne louchez plus. Alors pourquoi ? L’usure bien sûr. L’usure de qui n’a pas été embrassé depuis dix ans, de qui n’a pas embrassé qui que ce soit depuis dix ans, de qui n’a pas été touché depuis dix ans, de qui n’a touché personne depuis dix ans. La peau possède cette étrange particularité de s’user bien plus vite si l’on ne s’en sert pas. Ainsi en est-il donc de la vôtre, de celle que vous essayez désespérément de sauver sans réellement y parvenir. Sur elle, le monde extérieur glisse sans laisser la moindre trace organique. Et malgré cela : l’usure. L’usure de qui n’a pas baisé une seule fois depuis dix putains d’années de merde !

«Hrundi ? Mon petit ? »

« Oui ? »

«Je me sens moche. Je ne me sens pas intéressant. »

« Tu dis ça parce que tu n’as pas baisé depuis dix ans… »

« Qui pourrais-je bien intéresser selon toi ? »

« Et bien je ne sais pas moi… Cette fille, là. Putholi bis, avait l’air d’apprécier ta compagnie, non ? »

« Tu le crois vraiment ? »

« Absolument ! As-tu seulement tâté le terrain ? »

« Pardon ? »

« Tu l’as invitée à sortir ? Restaurant, cinéma, dernier verre chez toi et en route vers les étoiles ? Tu l’as… Non ? Tu m’aurais tout de même téléphoné ? Tu sais que tu peux m’appeler n’importe quand ! Même pendant que je suis en classe ! Même la nuit ! »

« Hrundi, mon tout petit, veux-tu bien cesser ces simagrées ! Figure-toi que ça n’est pas comme ça que je compte procéder. »

« Parce que tu as réfléchi à… une stratégie ? Grand cachotier, veux-tu bien tout me dire ? »

« Eh bien, je vais… lui… « parler » »

« … »

« Allô ? »

« Comment ça lui « parler » ? »

« Lui ouvrir mon cœur, quoi… »

« Lui ouvrir… Ah, mais c’est une très mauvaise idée, ça ! La plus mauvaise qu’on ait eue dans la famille depuis ce jour où Papy a pris la décision de mettre tout son pognon dans les emprunts russes, crois-moi. »

« C’est pourtant ce que je vais faire. J’en ai assez de tout ce vide, de toute cette solitude : aussi vais-je lui demander de vivre avec moi ! »

« Imparable. Par quel prodige as-tu imaginé un plan d’une telle subtilité ? Tu sais tout de même qu’en règle générale les habitants de la Terre ne procèdent pas de cette manière-là ? Ils se téléphonent au moyen de petits appareils très pratiques et s’invitent dans des lieux où l’on sert à boire et à manger. Au terme du repas, si personne ne vomit, ils décident de se revoir pour aller au cinéma. Après la projection, si le film leur a plu à tous deux, ils entrent à nouveau en contact jusqu’à que ce que l’élément mâle finisse par introduire un appendice hasardeux dans quelque chose d’humide… »

« Tu es sordide ! »

« Eh bien parle-lui ! Parle-lui, mais pas de tes sentiments. Parle-lui des vastes pampas, des montagnes accueillantes, de tout le cirque, quoi… Elle est un peu écolo, non ? Demande-lui de te refaire son beau sourire, celui qui ensoleille toute la planète sans pour autant contribuer au réchauffement climatique ! »

« C’est grotesque ! »

« Un peu. Mais ça n’est pas pour ça que ça ne peut pas marcher. »

« Nous partons demain dans un gite à la montagne pour aller fêter le nouvel an… »

« Vous partez ? Elle et toi ? »

« Non… Putholi sera également du voyage. Et une petite quarantaine de leurs amis. »

« C’est un grand gite… »

« C’est une grande occasion. »

« Celle où tu comptes frapper ? »

« Précisément ! Souhaite-moi bonne chance ! »

Vous vous appelez Paridil. D’aucun vous surnomme « l’homme sans vice ». Ça n’est pas bien méchant. C’est ironique bien-sûr. Mais c’est avant tout un fait. Vous ne fumez pas. Vous n’avez jamais fumé. C'est-à-dire qu’à aucun moment de votre existence vous n’avez ressenti le besoin de fumer ne serait-ce qu’une seule cigarette. A dire le vrai, il ne vous est même jamais venu la plus élémentaire des curiosités quant au goût de la moindre cigarette. Vous n’êtes pas curieux. En dehors de la chasse, que vous pratiquez avec une aussi indéfectible qu’inquiétante assiduité, et peut-être du tennis, vous ne vous intéressez pas vraiment au monde qui vous entoure comme à ceux qui le peuplent. C’est ennuyeux. Vous vous dites souvent que c’est ennuyeux. Parce que vous ne savez pas toujours quoi dire dans les conversations ou parce qu’il vous arrive de plus en plus souvent d’ignorer même de quoi il est question lors de ces échanges sociaux auxquels vous ne faites bientôt plus qu’assister. La réalité est devenue votre Roland Garros. Vous êtes assis depuis des années dans les tribunes de la réalité. Vous suivez la balle. Mais même suivre la balle est de plus en plus difficile. A votre place, dans votre situation, un autre que vous aurait tâté de la bouteille. Comme ça. Pour voir. Sans forcément sombrer dans l’alcoolisme. Vous, vous ne buvez pas. Vous n’avez jamais bu une goutte d’alcool. L’alcool est néfaste pour la santé. Et puis l’alcool n’a pas très bon goût. Un ami à vous plus aventureux que vous ne l’êtes et qui lui non plus n’aime pas l’alcool vous l’a dit. Pourtant, il est de notoriété publique que l’alcool possède bien d’autres vertus que ce goût dégueulasse si caractéristique : par exemple l’alcool désinhibe. Or vous, et vous savez bien que c’est une partie non négligeable de votre problème, vous êtes tout inhibé. Malgré cela, malgré l’incroyable variété d’alcools différents inventée et consommée par vos semblables, vous n’avez jamais pris la peine d’en goûter quelques uns pour peut-être en découvrir un, un seul, qui aurait un goût moins abject que les autres. Par ailleurs, mais est-il besoin de le rappeler, vous n’avez pas baisé depuis dix ans… Vous êtes l’homme sans vice. C’est votre surnom. C’est votre carapace. C’est votre croix. Cette croix que vous avez tracée sur à peu près tous les plaisirs simples de l’existence. Mais que se passe-t-il ? Une voix ? Une voix interrompt le fil de vos pensées, c’est bien cela !

« Qu’est-ce que tu dis de cet endroit, mon cher Paridil ? »

« Euh… C’est un joli petit chalet que tu nous as dégotté là, Putholi bis ! Vraiment joli. Oui. »

« On va passer une soirée épatante ! N’est-ce pas les amis ? »

« Pour sûr ! », répond alors le chœur des quarante amis de Putholi et de Putholi bis.

Pendant tout le repas vous vous êtes répété que cette semaine vous aviez plutôt bien fonctionné, que vous aviez même su faire rire une collègue et son mari au centre des impôts de Ratnapura où on ne rigole pas tous les jours. Vous aimez rire avec les femmes de vos collègues. Vous avez patiemment élaboré de menues plaisanteries dans ce but. Vous les préparez en général. Il faut préparer quand on est plus en état d’improviser. C’est là, l’une des règles de survie en société que vous vous efforcez de respecter. Hélas, ce soir, pendant que vous vous dites toutes ces choses au-dedans, la vie s’écoule au dehors sans plus de considération pour vos petites victoires personnelles, elle vous glisse entre les doigts et lorsque quelqu’un s’adresse à vous, vous êtes pris au dépourvu ! Vous n’aviez rien préparé. Vous n’avez pas su répondre. Ou vous avez mal répondu. Ou personne n’a compris ce que vous avez pourtant cherché à dire. Seriez-vous entouré de zombies ? Non, lorsque vous êtes seul dans les bois, vous n’êtes tout de même pas du genre à penser que ce sont les autres qui se sont perdus… Non vraiment, vous le savez bien : s’il y a bel et bien un zombie dans toute cette affaire, ce cas épineux qu’est devenue votre existence, c’est vous ! Vous passez donc votre tour, les yeux dans le vide, un filet de bave pendant négligemment à votre commissure. Puis la chance vous sourit enfin ! Entre le dessert et un digestif que vous refuserez poliment, une conversation naît suffisamment lentement pour que vous puissiez y prendre une modeste part. Il est question du départ à la retraite. De ce que tout un chacun fera lorsqu’il aura payé sa dette à la société et disposera du temps pour le faire. Lorsque vient votre tour d’apporter votre pierre à l’édifice déjà conséquent des activités envisageables lors d’un troisième âge hypothétique, vous vous entendez répondre :

« Moi, j’aimerais acheter une locomotive… Enfin, un train, quoi. »

Certes vous avez besoin d’éléments moteurs dans votre existence mais vous avez dit ça au hasard. Vous n’aviez rien préparé de drôle donc vous avez dû improviser. Vous aviez de vieux horaires SNCF concernant la ligne Ratnapura-Clermont-Ferrand dans votre poche, le mot train a émergé de la bouillie de mots que vous teniez de plus en plus serrée dans votre main, la phrase est sortie toute seule. A votre grande surprise, elle fait office d’aiguillage et de vous une sorte de chef de gare, là en bout de table face à trente neuf passagers à l’écoute de votre voie. Ainsi la conversation, sous votre impulsion – qualifiée d’originale par plusieurs convives – change-t-elle de direction, se poursuit-t-elle sur d’autres rails. Toutes et tous ne désirent déjà rien tant que de posséder un wagon à eux dans le convoi que vous, Paridil, moderne Jacques Lantier, menez bon train sur les voies d’un imaginaire aussi rassurant qu’irréaliste. Vous voilà rasséréné. Un autre Paridil fait son apparition. Il s’agit de la version promptement exubérante du Paridil classique qui surgit pour colmater toutes les brèches, réparer toutes les avaries de votre personnage social et qui fait de chaque chaise disposée autour de la table un compartiment de luxe, de chaque convive un passager privilégié. Pendant qu’en bord de voie un panneau que personne ne remarque requiert la prudence tant un Paridl peut en cacher un autre, à l’intérieur du train les passagers se laissent aller à de joyeuses errances. Ainsi rêve-t-on ici d’un wagon adapté à ses goûts, imagine-t-on là mille services délectables offerts aux nouveaux retraités par un personnel si dévoué qu’il serait prêt, c’est certain, à mourir pour le bien être de son admirable clientèle. Déjà on déplace les chaises à grands bruits, chacun alignant son siège en direction de son voisin de gauche : c’est une véritable caravane de chaises et de fortune qui se forme. Sous vos yeux, des mains se posent sur des épaules comme pour entériner la décision du départ. Vous voici subitement, fermement arrimé à Putholi bis. Et là, c’est l’accident ! On en vient à imaginer des wagons collectifs ! Et pourquoi pas un wagon-massage ? L’idée fait des émules ! Il est vingt trois heures à votre montre lorsque le train déraille. Partout autour de vous, tout n’est que trouble sensuel qui s’empare de la masse à présent presque indifférenciée des corps en quête de plaisir. Vous êtes un chef de gare sans hiérarchie à laquelle vous pourriez référer de l’évènement, attendre des ordres. En conséquence, vous ne savez pas quoi faire ni même comment vous comporter. Putholi bis a disparu. Vous l’apercevez dans le lointain à califourchon sur Putholi. Sans vous autoriser à imaginer entre elles quelques perversités saphiques, vous ne pouvez que constatez la troublante tendresse des gestes qu’elles manifestent distinctement l’une pour l’autre. Vous êtes introverti. Vous n’avez pas baisé depuis dix ans. Vous êtes en enfer !

Comme les massages ça va bien cinq minutes, comme les massages c’est un peu chiant à la longue, les hommes décident de descendre du train-train de la sensualité par touches discrètes et néanmoins collectives pour aller se coucher. Qu’allez-vous faire ? Comme vous l’a dit un jour votre mère, qui pensait alors et par cette seule formule avoir fait l’essentiel de votre éducation sentimentale : « les hommes et les femmes ne sont pas pareils ». Partant de ce constant modeste mais déterminant, et selon vos propres termes cette fois, vous savez que vous avez du mal, bien qu’étant extrêmement sensible, à vous « faufiler dans cet univers-là ». Pourtant il ne faut pas abandonner, vous le regretteriez au matin et vous le savez. Non ! Il faut vous tenir droit, ici-même, seul parmi ces femmes, car c’est bien-là le mot qui désigne le mieux les créatures qui vous entourent. Il faut faire preuve d’assurance. Il faut arrêter de penser à votre mère vous prodiguant mille conseils inutiles, à ce chevreuil agonisant à vos pieds par petits soubresauts pathétiques il y a quelques jours, à cette balle qu’un revers malhabile a expédiée loin du cours par-dessus le grillage lorsque vous aperçûtes à la faveur de votre chute un sein de Mâdharasi de l’autre côté du filet. Il faut vous montrer conquérant. Vous êtes Paridil Bakshi et on s’est bien trompé sur votre compte : vous n’êtes que vices ! D’ailleurs n’est-ce pas vous qui vous emparez de ce verre d’armagnac encore à demi-plein pour le vider d’une traite ! N’est-ce pas vous qui empoignez une chaise pour vous rapprochez des nanas qui se tripotent au fond de la pièce, hein ? Bien-sûr que c’est vous.

« Eh ! Les filles… », lancez-vous à la cantonade.

Mais c’est également vous qui, un rien estourbi par l’alcool trop rapidement ingurgité, ressentez soudainement le vif besoin de s’asseoir.

« …je crois que je ne me sens pas très bien. »

A mesure que se trouble votre vue dans l’indifférence générale, vous vous formulez d’obscurs raisonnements dont le goût âcre n’est pas sans vous rappeler cette cigarette que vous n’avez jamais allumée. Que faites-vous là ? A une heure pareille ne devriez-vous pas être déjà couché ? N’avez-vous pas l’impression d’être de trop dans cette pièce ? Pourquoi avez-vous subitement décidé d’aller enfoncer une porte que vous ne sentiez de toute façon que peu encline à s’ouvrir ? Et qu’est-ce que cette dernière pensée peut bien vouloir dire ? Beaucoup de questions sans réponse traversent votre esprit embrumé. Et que dire de ces visions d’animaux baignant dans leur sang ? Que penser de votre mauvais placement de jambes au tennis alors qu’on vous le répète depuis dix ans : il faut être bien perpendiculaire à la balle pour espérer la frapper correctement ! Et quel est ce regard que porte sur vous votre mère ? Quelles conséquences tirer de cette note de un virgule trois qu’elle vous a mise, assise au bord de votre lit, déguisée en juge est-allemand, alors que vous rêviez que vous participiez aux olympiades de l’amour avec Mâdharasi la déesse ? Vous vous êtes endormi sur votre chaise, seul dans votre compartiment, à bord d’un train vide qui a bien vite quitté les voluptueuses contrées du massage pour celles tout aussi langoureuses bien que sensiblement divergentes du sommeil profond. Et cela sans que personne ne vous ait rien proposé. Vous aviez pourtant besoin d’un geste de premier secours. C’était une question de vie ou de mort…

Le lendemain vous êtes encore vivant. Vous vous appelez encore Paridil Bakshi. Et vous n’avez toujours pas baisé. Et une onzième année de ce régime-là se profile déjà à l’horizon bouché de votre absence de vie érotique. Vous êtes défait. Putholi bis, ce beau, ce tendre, ce dernier rempart que vous vous êtes inventé face à la solitude, n’a rien manifesté de tellement positif à votre égard en termes d’attirance. Une conclusion s’impose : votre vie amoureuse, c’est de la merde. Et vous voilà de nouveau battu en brèche par l’amour qui n’existe pas, battu comme plâtre par la vie qui toujours se dérobe devant vous. Vous voici arrivé au terminus. Vous voilà descendu là où l’idée même de la survie n’a pas cours. De nouveau dans votre coquille, assis à la place du mort dans l’automobile de Putholi bis qui vous ramène chez vous, dans votre grande maison glacée, votre forteresse de solitude, vous décidez de commettre un suicide affectif. Si vous avez eu dans votre existence des instants glorieux, vous êtes certain désormais qu’il n’y en aura plus : c’est le moment parfait pour en finir. Vous glissez discrètement une phrase dans le double canon de la conversation. Vous ôtez le cran de sécurité. Puis, calmement, emmitouflé dans votre anorak kaki « le chasseur de la Loire », vous ouvrez le feu une première fois sur le ton dégagé de la badinerie.

« Je suis très déçu, tu aurais pu me proposer un petit massage hier soir ? »

« … »

Comme la réponse tarde à se faire entendre, que Putholi bis ne souhaite visiblement pas vous aider à en finir, vous décidez de faire feu une seconde fois pour plus de sûreté.

« Oh, tu as eu raison de toute façon. Mon dernier massage remonte à la dernière guerre ! Ça t’aurait sûrement donné trop de boulot pour que je sente quelque chose… »

« … »

Putholi bis tourne vers vous un beau visage triste et vous sourit du mieux qu’elle peut. Voilà. C’est fait. A présent vous êtes mort.


« Allo? Hrundi ? C’est Paridil ! Cette fois c’est la fin ! Je suis un homme fini, foutu, terminé… »

« Bonjour. Vous êtes bien chez Jayamala et Hrundi. Nous ne sommes pas là pour le moment et vous connaissez la suite alors à bientôt ! »

« … »