lundi 28 avril 2014

... et in Terra pax hominibus...

Un week-end entre hommes.

On a 40 ans. On est marié, ou quelque chose comme ça. On a un métier plus ou moins sérieux. Certains ont même des enfants. Bref, on est adulte.

Et il y a un sujet qui vient parfois sur le tapis, entre hommes, autour d’un demi, quand les femmes ne sont pas encore arrivées, ou déjà parties : le week-end entre hommes. Ça serait génial, ça : faire un week-end entre hommes. Sans femmes ni enfants. Juste entre hommes. Point n’est besoin de passer en revue les possibilités que cela offrirait : l’esprit s’égare à une telle évocation. Un week-end rien qu’entre hommes, putain non mais t’imagines ? T’imagines ça ? On pourrait… on pourrait… tout ce qu’on pourrait faire !

Mais ça n’arrive jamais, bien sûr. Il faudrait s’en occuper. Certaines femmes s’y opposeraient. Et un tel projet serait mal perçu, socialement. Et il faudrait trouver une date, mais c’est compliqué, avec les enfants. Et puis le boulot. Et puis les vacances chez mes beaux-parents. Etc. Ça n’arrive jamais, et bon, ce n’est pas bien grave.

Et puis un jour, mon camarade Boudine a dit : dans un an, à telle date, chez moi, on fait un week-end entre hommes. Chez moi. Vient qui veut. Mais pas de femmes et pas d’enfants. Dans un an. J’ai dit, a dit Boudine. Gloire et honneur à Boudine.

Moi, j’ai tout de suite dit que je venais, tu penses. Mais je n’ai jamais cru à cette histoire. Ça sera annulé. Ou personne ne viendra. Ou alors avec femmes et enfants. Ça sera juste un week-end normal et puis voilà. Ce n’est pas bien grave.

Et puis contre toute attente, la date approchant, renseignement pris, il semblait bien que tout semble devoir se dérouler comme annoncé : des hommes annonçant qu’ils viendraient, des femmes annonçant qu’elles ne viendraient pas, des enfants qui seraient ailleurs. Le mythique week-end entre hommes allait finalement avoir lieu.

Et la date est arrivée. Je descends du train à la gare de Saint-Étienne Châteaucreux. Le contenu de mon sac a été choisi avec soin :
•    d’importantes quantités de cigarettes
•    une coûteuse bouteille de whisky
•    un épais roman de Stephen King
•    quelques vêtements

...en très petit nombre, les vêtements. Et ce sont les vêtements de la régression : jeans agréablement trop vieux, baskets semi-pourries, antiques slips favoris et t-shirts à messages faisant allusion de manière cryptée à des films de science-fiction des années 80. Régression. Je suis fin prêt pour le week-end entre hommes.


On m’accueille à la sortie de la gare, on se fait la bise, on échange quelques mots, on monte dans la voiture et nous nous retrouvons bientôt Hrundi, la Bête, le Président, Norby et moi dans la demeure de Boudine perdue dans les austères et majestueuses forêts de montagne du Pilat. Et là, les règles tacites et singulières du week-end entre hommes se mettent bientôt d’elles-mêmes en place.

Le matin, on se lève tard, mais pas très tard. Moins tard que si l’on était seul. Tout le monde se retrouve dans la cuisine peigné comme une couille gauche. On boit de vastes quantités de café fort en fumant des cigarettes dès le réveil. La loi dite des « 3 C du matin » (café + clope = caca) envoie tout le monde à tour de rôle aux toilettes.

Le café cède progressivement la place à l’alcool léger, bière ou vin. On devise tranquillement au soleil en attendant l’apéritif.

On se lave peu. Une fois tous les trois jours, en moyenne. Moins pour certains. Le ballon d’eau chaude, en principe prévu pour deux personnes par jour, n’est jamais épuisé.

Vient l’apéritif. Le Ricard règne en maître. L’alcool est globalement un élément important d’un week-end entre hommes, mais moins qu’on pourrait le penser. Des vastes quantités d’alcool sont bien sûr bues, mais personne n’est jamais ivre. On se maintient plutôt en permanence dans un état de légère ébriété. Un alcoolisme sain, en somme.

Les repas sont un moment-clé. Le régime alimentaire est résolument carné : viandes et charcuterie pour l’essentiel. Le légume n’est que verte diablerie. Les grillades sont très appréciées : je me dis que c’est parce qu’elles suggèrent une similitude entre nous et nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du néolithique, mais je dois me faire des idées.


Les conversations se portent spontanément sur un nombre de sujets assez restreint quoique inépuisables : essentiellement l’art, la nourriture et le caca.

L’art est envisagé dans sa très grande diversité. On va de Bach à Hollywood. On se gratte ainsi les couilles en sifflant Singet dem Herrn ein neues Lied ou en citant des répliques de 40 ans, toujours puceau. Les citations de répliques émaillent d’ailleurs constamment la conversation. Les sources favorites en sont La Grande Illusion, les sketches des Monty Pythons, Ghostbusters et The Big Bang Theory.

La nourriture est également un sujet sérieux, ne serait-ce que pour déterminer ce que l’on mangera au repas suivant. La présence d’un charcutier d’élite dans un village proche est un atout. J’ai avec la patronne de celui proche de chez Boudine une passionnante discussion sur le saindoux à l’issue de laquelle elle me dit d’un air vertueux au moment de payer : « le saindoux, c’est cadeau, au fait. On ne fait pas payer le saindoux. En tout cas, pas chez nous, monsieur ». Il est si rare de nos jours d’avoir affaire à des commerçants qui ont des valeurs.

Le caca a une place importante dans nos échanges. Il est vrai que c’est un sujet de conversation inépuisable aux charmes sans cesses renouvelés. Mais c’est en outre un sujet brûlant dans une maison peuplée par 6 hommes dans la force de l’âge et au régime alimentaire farouchement carné. Ne serait-ce que pour régler les aspects logistiques : il n’y a qu’un seul WC à notre disposition, son taux d’occupation est élevé et il faut compter avec le temps d’attente après utilisation pour que les toilettes redeviennent respirables, ce qui prend de plus en plus de temps à mesure que les jours passent. On finit par se retenir longuement d’aller à la selle tant pour exacerber le plaisir que pour y aller moins souvent.

Mais la conversation, si brillante qu’elle soit, n’est pas le seul agrément du week-end entre hommes. Le jeu en est résolument l’autre activité principale. Le jeu sous toutes ses formes.

Le jeu vidéo a sa place. Plutôt que les first person shooters qui se pratiquent davantage seul dans son coin, on préfère les jeux où la dimension stratégique ou de réflexion permet de faire cercle autour du joueur pour lui prodiguer conseils et encouragements.



On pratique également cette forme de jeu qui m’était jusqu’alors inconnue mais qui a apparemment ses farouches amateurs : le jeu de société, ou de plateau, ou je ne sais comment on l’appelle. Une étonnante créativité semble régner actuellement dans ce domaine : jeux innombrables à base de cartes, de fiches, de plans, aux règles ingénieuses et farfelues. On peut ainsi passer des heures paisibles à s’exciter sur les cartes aux couleurs criardes de Smash up.


Mais quand vient le soir, on préfèrera une activité ludique plus traditionnelle avec le poker. Le poker divise la population en 2 catégories : ceux pour lesquels jouer au poker est rigolo car cela leur rappelle mille films américains (et offre l’occasion de proférer de nouvelles répliques de films) et ceux qui prennent le poker au sérieux. J’appartiens clairement à la première catégorie et trouve parfois le sérieux épiscopal ceux qui appartiennent à la seconde assez pesant. Le poker semble en effet supposer que l’on prenne une mine fermée (dite "poker face"), que l’on fasse un emploi de termes anglais systématique au point d’en être grotesque (chipleader...) et que l’on limite sa parole au strict minimum afin de ne pas courir le risque de dévoiler ses intentions. La conversation autour de la table en vient à dégénérer en un échange de tautologies lapidaires proférées de derrière ses cartes au-dessus desquelles on jette des regards suspicieux sur ses voisins en buvant à petites gorgées de coûteux single malts. Le poker, c’est un truc de kéké.

Cette répartition en deux groupes lors des parties de poker se généralise d’ailleurs à l’ensemble des comportements lors du week-end. Comme pour remédier symboliquement à l’absence de femmes, les hommes se divisent progressivement en deux catégories : il y a d’une part les virils et d’autre part, les toutounes (sans d’ailleurs que cela présage de l’orientation sexuelle de chacun). Les premiers privilégient le poker, les alcools forts et se disent que la campagne, c’est chouette parce qu’on peut y faire de la moto dans les prés. Les seconds privilégient les jeux de société, la bière et n’aiment pas les motards car leurs engins font trop de bruit.

Mais cette division n’est que superficielle et l’ambiance reste globalement bon enfant. On est bienveillant, patelin, on plaisante volontiers, on pète et on rote sans façons, on joue à “chat-bite” et on éteint la lumière des toilettes quand quelqu’un est à l’intérieur, Les discussions, mi-sérieuses, mi-plaisantes, s’émaillent d’anecdotes professionnelles farfelues (Boudine nous raconte l’emploi qu’il a fait de furets putoisés pour délapiniser lorsqu’il travaillait à la Fédération nationale des chasseurs de France). On parle d’art et d’obscurs jeux et des phrases étranges émergent (« Comment ça, tu as fait tuer le cheval de la Confrérie noire ? ») On écoute avec complaisance les groupes de rock aimés dans l’adolescence (Led Zeppelin, Deep Purle, Creedance Clearwater Revival...) comme on remettrait de vieilles et confortables pantoufles.




En un mot, le week-end entre hommes est une parenthèse de liberté paisible et débraillée. L’absence de femmes y fait même que l’on peut fumer à l’intérieur. Qui aurait pensé il y a encore quelques années que la liberté irait se nicher là ?



mercredi 5 mars 2014

Nutrition, piège à cons


Je sors de chez ma nutritionniste. J’ai une nutritionniste. Voilà bien une phrase que je n’aurais jamais pensé écrire, prononcer, penser un jour. J’ai une nutritionniste. Peu importe pourquoi, des raisons médicales sans intérêt pour autrui. Peu importe également les détails, ce qu’elle me dit en consultation peut se résumer à une seule chose : il faut manger des légumes. Comme je suis sérieux et que quitte à donner de l’argent à une nutritionniste pour avoir ses conseils, autant les suivre, je me suis mis à manger des légumes. Triste destin que le mien.

Mais tout d’abord, pour manger des légumes, il a fallu que j’identifie ce qu’une nutritionniste appelle un légume. Car avant, je considérais comme légumes à peu près exclusivement les frites, le riz, les pâtes et le poisson. Je classais pour tout dire dans les légumes tout ce qui n’était pas la viande et pouvait cependant à la rigueur se manger quand même. Il s’avère en réalité que ce qu’une nutritionniste appelle « légume » et qu’elle considère donc comme étant propre à la consommation humaine est un ensemble de végétaux que je classais jusqu’ici dans la catégorie des plantes ornementales.


J’ai donc entrepris de me repaître de ces végétaux et c’est alors que j’ai commencé à prendre conscience de l’horrible complot légumiste qui se manigance autour de nous. Et j’ai en outre compris que le maître mot, le concept à considérer quand on s’intéresse aux légumes est : mensonge.

Mensonge, mensonge, mensonge, tout n’est que mensonge dans l’univers du légume.

Mensonge du goût : les légumes n’ont jamais de goût. Jamais. Et je ne veux pas seulement dire par là que le meilleur des légumes a moins de goût que la plus insipide des viandes. C’est certes vrai, mais il y a plus grave : le légume a moins de goût que ce qu’il prétend. Fourberie du légume. Prenons la tomate, par exemple : les gens qui sont nés à la campagne ont comme une sorte de souvenir du goût de tomates qui auraient été cultivées par leur grand-père dans son jardin et qui en auraient, du goût. J’ai moi-même des souvenirs gustatifs de cet ordre. Mais je commence sérieusement à mettre en doute leur authenticité. En réalité, plutôt que d’avoir le souvenir du goût que sont sensées avoir les tomates, je pense que je n’ai en réalité qu’une sorte de sentiment confus de ce que ce goût devrait être, mais que c’est une sensation que je n’ai en réalité jamais éprouvée. En fait de tomates, je n’ai, aussi loin que je me souvienne, jamais mangé que des sphères de matière organique rouge pâle gorgée d’eau et dégageant un vague goût d’anus. Je n’ai pas souvenir d’avoir éprouvé le moindre plaisir ces trente dernières années à avoir mangé une tomate. Et encore, pour les légumes traditionnels, tomate, melon, courgette… j’ai une idée confuse du goût qu’ils sont sensés avoir, mais pour des végétaux plus exotiques, je n’ai même pas cela. Juste ce vague goût d’anus. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » : Guy Debord a écrit La Société du spectacle en pensant aux légumes et les légumes n’ont plus de goût. Un bon légume est un légume mort.
 
Mensonge de la saison : « mais si elles ne sont pas bonnes, ces tomates, c’est parce que ce n’est pas la saison : il faut acheter des légumes de saison » me disent les agents de la propagande légumiste, nombreux, actifs, fanatiques. Foutaises ! Saison des tomates ! Saison des légumes ! Foutaises ! Sommes-nous au Moyen-âge ? Les légumes que l’on achète sont-ils produits par quelque paysan rougeaud en pantalon de velours côtelé qui essuie son front en sueur d’une main calleuse en s’appuyant sur sa houe alors que sonne l’angélus au clocher de l’église du village ? Voilà l’image que conjure dans mon esprit les gens qui me parlent de saison pour les légumes. Ignorent-ils que les légumes sont de nos jours fabriqués en hors-sol par l’industrie agro-alimentaire dans de vastes hangars aseptisés éclairés jour et nuit au néon ? N’ont-ils pas remarqué que les légumes n’ont jamais de goût, quelle que soit le mois de l’année et que la seule différence quand ce n’est pas la prétendue saison est qu’ils ne sont pas produits en France et qu’ils sont quatre fois plus chers ? Salauds de gens. Salauds de légumes.

Mensonge du prix : le prix des légumes ! « Les légumes, c’est bien, parce que c’est moins cher que la viande » disent-ils encore effrontément. Mais mensonges ! Quand ce n’est pas la saison, ils sont plus chers que la viande et quand c’est la saison, ils sont quatre fois plus chers que la viande. Et où acheter ces satanés légumes ? Où ? Puisque je dois désormais en acheter, j’ai dû comprendre l’organisation de ce triste commerce. Il ressort qu’il existe trois types d’endroit pour cela : les supermarchés, les marchés et les inframarchés également appelés AMAP. Les supermarchés vendent de loin les légumes les plus répugnants et insipides, des choses pâlottes et aqueuses qui passent miraculeusement de l’état « pas mur » à l’état « pourri » et qui ne sont même pas bon marché. Les marchés à l’inverse proposent à la convoitise du chaland des végétaux qui sont à la fois les moins insipides et les moins chers que l’on puisse trouver dans cette vallée de larmes : il s’agit donc là de l’option la plus valable pour qui n’a que ça à foutre d’y aller. Enfin, signalons le cas des AMAP, associations de producteurs à circuits courts et autres âneries de hippies postmodernes qui viennent rejoindre le commerce équitable et le bio dans la galerie des guignolades de notre époque : ils vendent des légumes vaguement meilleurs que chez Auchan mais moins qu’au marché du coin, mais ils le font à des prix ahurissants et conditionnent la vente de leurs produits à tout un tas de conditions, d’engagements à acheter, de clauses de retrait et autres obligations contractuelles encore plus contraignantes et malhonnêtes que celles imposées par les assureurs ou les opérateurs de téléphonie mobile. On le voit donc, non seulement acheter des légumes n’apporte aucune joie, mais il faut encore se battre comme un lion pour les acquérir. Enculés de légumes.

Mais heureusement, le Monde ne se compose pas uniquement, comme on pourrait le croire, de nutritionnistes et de leurs victimes. Il existe de-ci de-là quelques havres, quelques sanctuaires de la vie, tel ce bouchon lyonnais dans lequel, à la question de savoir quel légume ils servaient avec leur tablier de sapeur, je me suis entendu répondre avec sérénité : « ben, des quenelles ».

La lutte contre les légumes continue.