mardi 12 avril 2011

Le bouquet

Pour qui le connait un peu, Paridil Bakshi est indiscutablement de ce genre d’homme que d’aucun n’hésite pas à qualifier de romantique. C’est-à-dire qu’il est plutôt lent à la détente pour ce qui est d’entreprendre sa prochaine, de la subjuguer, de la soumettre à sa volonté comme à son bon plaisir, d’en faire sa chose, son esclave sexuelle. Paridil met un certain temps à réaliser que quelqu’un l’attire. Entre cinq et dix ans d’après des calculs récents. Les deux conséquences majeures de cet état de fait sont les suivantes : tout d’abord – mais est-ce utile de la rappeler – Paridil n’a pas baisé depuis dix ans, et ensuite il est évident qu’un tel laps de temps leste considérablement chaque mot ou geste de Paridil vers l’être aimé d’un poids affectif sous lequel l’aîné des frères Bakshi finit invariablement tout écrabouillé. En un mot comme en cent, Paridil n’est pas du genre à draguer comme ça, au petit bonheur, mais plutôt du style, n’y tenant plus, à se déclarer au grand malheur comme on se défait d’un trop pesant secret.

Récemment pourtant, Paridil Bakshi a fait trembler cette ligne de partage qui le coupe depuis toujours du simple plaisir badin de la séduction. Certes, le séisme n’était que le fruit malencontreux d’une bien fortuite méprise. Mais n’est-ce pas là le terreau le plus fertile si ce n’est de l’amour du moins de certaines de ses histoires les plus réussies ?

« Allô ? Paridil… Ecoutez, je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous évite depuis que vous m’avez déclaré… Enfin depuis que vous m’avez offert des fleurs. De magnifiques fleurs, d’ailleurs. Jamais on ne m’en a offert de plus belles. Non. Jamais. Je me permets simplement d’appeler pour dissiper ce qui pourrait être un malentendu entre nous. J’aimerai beaucoup vous revoir mais… Tout ça va trop vite. Je n’ai pas votre aisance. Je ne sais pas brûler comme vous les étapes. Oh ! Ce n’est pas un reproche. N’allez rien imaginer de tel. Non. Ces roses… Ces superbes roses – qui se sont conservées plus de quinze jours soit dit en passant – et ces quelques mots… Enfin j’espère que ces mots se conserveront bien plus longtemps que les fleurs au cœur desquelles ils reposaient. Rappelez-moi. A bientôt. Je raccroche. Au revoir. »

Voilà maintenant deux semaines que Paridil Bakshi ne répondait plus au téléphone. Terré dans sa maison, il retournait en tous sens l’insoluble équation qu’était devenue sa vie. Il adulait une femme – Mâdharasi, la reine de toutes – qui ne voulait pas de lui. Il était attiré par une autre femme – ce qui en soi était un considérable progrès ! – qui entretenait une relation indéfinie avec l’une de ses meilleures amies. Qu’était l’une pour l’autre Putholi et Putholi-bis qui la suivait en tous lieux ? La question restait posée. Par ailleurs, Paridil venait de déclarer la flamme destinée à Putholi-bis à une troisième créature – de surcroit inspectrice de police à Ratnapura – dont il n’avait que faire mais qui, elle non plus ne partageait pas ses sentiments… Parachevons le tableau en signalant que notre infortuné entretenait depuis l’âge de seize ans une bien exigeante maîtresse qui supplantait de fait toutes les autres en faisant de notre homme un roi de la gâchette : la chasse !

Il y a des moments dans la vie d’un homme où, même si rien dans sa condition de grand prédateur ne le prédispose à s’occuper des tâches subalternes, il lui faut bien reconnaître que le temps du ménage est venu ! De celui que l’on doit d’abord faire et qui apparaît comme l’indispensable préalable à celui que l’on pourrait ensuite former.

Le sage et Paridil Bakshi le savent : on paye toujours à la fin d’une histoire la manière dont elle a commencé ! Paridil tenait donc à engager le plus sainement possible l’histoire qu’il désirait ardemment vivre avec Putholi-bis. Plusieurs obstacles se dressant devant lui, comme nous venons de le voir, notre homme entreprit de prendre la plume dans le but de reprendre un peu le contrôle de son existence.

« Allô ? Hrundi, mon petit ? Que se passe-t-il de beau dans ton troisième sans ascenseur ? »

« Salut à toi, Paridil mon grand ! Pas grand-chose. La routine. Et de ton côté ? Quelles nouvelles de ta quatrième dimension ? »

« Outre que toute ma vie est un véritable défi censé mettre le Prozac à l’épreuve ? Eh bien, saches que j’ai écrit deux lettres ce matin ! »

« Ah… Et que dois-je en déduire ? »

« Je posterai ce soir l’une ou l’autre en fonction de comment va tourner l’opération « coup de poing » que je compte déclencher ce soir à 22 heures précises ! »

« Paridil ? »

« Oui ? »

« Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? »

« Ce que je dis ? Je dis que j’en ai marre, vois-tu ! J’en ai ma claque, figure-toi ! J’en ai par-dessus la tête de tout ça ! Plein la musette de toutes ces conneries ! Ras le bol ! Plein le cul ! Alors ça suffit, voilà tout ! J’ai décidé de ne plus lésiner ! J’ai beaucoup trop lésiné jusqu’ici ! J’étais vraiment le genre qui lésine ! Et bien c’est fini tout ça ! »

« Très bien ! Voilà qui me semble être une solide résolution. Mais… de quoi parles-tu à la fin ? »

« Je te parle de quelque chose qui dure depuis l’école ! De quelque chose qui ne s’est jamais arrêté depuis ! Je te donne un exemple : on ne me prenait jamais dans les équipes en sport ! Jamais. Parfois on choisissait certaines filles un peu fortes avant moi ! Même pour le foot ! »

« Oh, tu sais ce n’est pas plus mal. Au début bien sûr c’est terrible mais ensuite on réalise. »

« On réalise quoi ? »

« Qu’on est libre ! Qu’on s’appartient ! Qu’on n’aura jamais de Capitaine ! »

« Hum… Qu’on ne le deviendra pas non plus ! »

« Qu’on sera celui de son âme, un point c’est tout ! »

« Conneries ! »

« Et tu t’y connais si à bientôt cinquante ans tu décides que tu veux être capitaine d’une équipe de footballeurs boutonneux ? »

« Il ne s’agit pas de ça ! C’était une métaphore. Je n’ai jamais été l’heureux élu. Voilà ce que je veux dire. »

« Hum… Et c’est donc dans ce but que tu as écris deux lettres et projeté une opération « coup de poing » ? »

« Ce soir je parle à Putholi-bis ! »

« Pour lui dire quoi ? »

« La totale ! »

« Et les deux lettres ? »

« Elles sont adressées à ma société de chasse : dans l’une j’accepte de poursuivre mon mandat de trésorier et je reprends une carte, dans l’autre j’arrête tout pour me consacrer à Putholi-bis ! »

« Tu serais prêt à cesser de tuer pour une femme ? »

« Je le crois, oui. Depuis que je pense à Putholi-bis, je sens l’emprise de Mâdharasi se desserrer. Ça doit bien signifier quelque chose. Avec Putholi-bis, pas de tension. Elle est très gentille, très rassurante avec moi. Elle sourit beaucoup, c’est agréable. Je voulais déjà lui, parler il y a quinze jours mais ça s’est mal goupillé ! »

« Pourquoi ce soir ? Tu n’es pas censé partir au ski avec Putholi et Putholi-bis à la fin de la semaine ? Imaginons une seconde – ce n’est qu’une supposition, hein ? – imaginons que Putholi-bis ne partage pas ton enthousiasme à l’idée que vous convoliez ? Tu devras annuler la semaine prochaine… »

« …et rester seul chez moi ? Sûrement pas ! Je redeviendrai son ami, voilà tout ! »

« Tu ne regardes pas la chaîne « Histoire » ? »

« Non. »

« Sinon tu saurais que globalement l’histoire se répète pour ceux qui ne la comprennent pas… Ton nouveau plan ressemble à s’y méprendre à celui dont tu as usé avec l’efficacité que l’on sait face à Mâdharasi, non ? Peut-être celui-ci est-il un rien moins subtil mais il m’apparaît comme très proche dans l’esprit, cher Paridil. »

« Écoute, il y a des impératifs dont je dois tenir compte : ce soir, mardi, j’ai chorale avec Putholi-bis et c’est la seule activité à laquelle elle participe sans Putholi ! Traditionnellement, à 21 heures 30 – heure de Ratnapura ! – nous sortons de la salle Marcel Amont, à 21 heures 45 nous arrivons chez Putholi-bis. Ensuite elle me propose un thé et à partir de là j’ai dix minutes environ avant que Putholi ne débarque. Je tâcherai ce soir de me garer tous phares éteints pour qu’elle ne remarque pas trop vite notre retour. Peut-être pourrais-je gagner quelques minutes ! En fonction de ce qui se décidera ce soir, je posterai l’une ou l’autre des lettres à mon retour. Voilà mon plan ! Qu’en penses-tu ? »

« Ton analyse devient très pointue en termes stratégiques. Quoi qu’il advienne, pense à lui demander si elles sont de la pelouse ? »

« Pourquoi ? »

« Simple curiosité malsaine. Par ailleurs, c’est une information qui pourrait s’avérer utile pour savoir quoi emmener aux sports d’hiver la semaine prochaine : en plus de tes skis, tu pourrais avoir besoin d’une crosse de hockey…»

« Oh… Je demanderai si j’en ai l’occasion. Souhaite-moi bonne chance ! »

« Que la force soit avec toi ! »

Votre serviteur raccrochait-là non seulement le téléphone mais également les gants : il ne souhaitait plus ferrailler avec son aîné, ne se sentait ni en mesure de comprendre ni en droit de tenter une forme quelconque d’explication de quoi que ce fût. Il avait la tête pleine de mots inventés par son siècle, le précédent, le 20ème, des mots comme : théorie de la relativité, trou noir, psychanalyse, sociogénétique, bioéthique, transgénèse, cubisme, exobiologie, désintégration atomique, rapports interpersonnels, Yougoslavie. La vie de Paridil Bakshi, aux yeux de son cadet, était un peu comme la Yougoslavie : c’était autrefois le nom d’un territoire à peu près définissable qui avait aujourd’hui éclaté sous l’impulsion de réalités différentes en une multitude de pays distincts dont l’indépendance et la souveraineté n’étaient pas toujours unanimement reconnues. Votre serviteur, honteux, se surpris à songer que ça n’était pas d’un capitaine d’équipe de football dont son grand frère Bakshi avait le plus besoin, mais bel et bien d’un maréchal Tito, c’est-à-dire d’un homme qui n’hésitait pas à déclarer que son pays avait « six Républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti ! » Sentant qu’il perdait totalement l’esprit, votre serviteur décida de gagner le bistrot le plus proche de son domicile pour s’y commander sans attendre la bière incomparable, la pinte indispensable pour qui a grand besoin de se rafraîchir les idées. Au comptoir, le cadet des frères Bakshi eut maintes occasions de disserter longuement avec d’autres philosophes sur le bien fondé des concepts-phares du siècle dernier. Il n’en laissa échapper aucune. Les autres philosophes firent de même. Certains disaient que l’ordre du monde correspondait aux mécanismes du discours lequel possède ses signes invariables mais en même temps donnés et que si la distribution et la mise en perspective des signes ne signifiaient pas grand-chose et que tout était jeu et hasard et anarchie et processus de déconstruction et intertextualité, alors le signe en lui-même était porteur de signification même si on ne savait pas exactement laquelle. C’est alors que d’autres philosophes arrivèrent d’autres bars environnants où ils avaient visiblement déjà beaucoup philosophé. Ils donnèrent bruyamment leur point de vue qui se résumait d’après ce que votre humble serviteur en comprenait à l’idée que les signes sur lesquels sont construits le discours comme le monde sont sans signification aucune et que cette absence de signification entraînait la disparition du sujet et de la réalité elle-même et que l’histoire n’était qu’un mouvement incessant et informe qui n’exprimait rien et que tout était fiction et simulation et que donc il était grand temps de faire semblant de rentrer chez soi pour pouvoir plus aisément changer de bar…

Une chose en appelant une autre, il était déjà bien tard lorsque je regagnais mon domicile avec un fort mal de tête et le sentiment bienheureux du devoir accompli. Mon téléphone n’avait pas chômé lui non plus : n’indiquait-il pas treize « appels en absence » tous issus du téléphone cellulaire fraternel ?

« Allô ? Paridil ? Comment va ? »

« J’en ai vraiment marre de répondre à cette question ! Tout s’est bien déroulé jusqu’à 21 heures 30. J’avais acheté un splendide bouquet que j’avais remisé par devers moi dans le coffre de ma voiture. Je pensais lui offrir au sortir de la chorale. J’avais glissé dans le bouquet un petit mot qui ne lui laissait rien ignorer de mes intentions. À la fin de la dernière chanson, je me suis donc éclipsé pour aller chercher mon présent. Mais à mon retour Putholi-bis était entourée par d’autres choristes et débattait avec eux du geste que nous devrions tous faire envers notre chef de cœur qui est atteint d’un cancer ! J’avais totalement omis cette petite réunion informelle dont il avait pourtant été question la semaine précédente. Tout le monde semblait d’ailleurs l’avoir oublié car personne n’avait de présent… »

« Et alors ? »

« Alors quand je suis arrivé avec mes fleurs, c’est à peine si j’ai eu le temps de récupérer ma carte, tant ils se sont tous précipité sur mon bouquet en louant mon nom, ma prévenance et ma gentillesse ! Du coup c’est moi qui suis allé offrir le bouquet. Et là, il a bien fallu discuter un peu… »

« Bon et ensuite ? »

« Ensuite j’ai raccompagné Putholi-bis. Mais le retard pris sur mon timing m’a obligé à lui parler dans la voiture… »

« Et ? »

« Et elle n’est lesbienne, d’après ce qu’elle m’a dit. »

« Et ? »

« Et je suis un type « formidable », « bien sympathique », « très gentil » ! »

« Et ? »

« Et ça n’est pas ça que je veux être, moi ! »

« Vous en êtes restés là ? »

« Non. Pendant que j’étais sur place, j’en ai profité pour lui demander ce qu’elle pensait de moi… »

« Aïe… »

« Elle m’a dit que j’avais presque tout pour devenir n’importe qui… Tu comprends le sens de ce salmigondis, toi ? »

« Je ne sais pas. Il faudrait que j’y réfléchisse. Que s’est-il passé ensuite ? »

« Ensuite, on était arrivé et Putholi nous attendait dans la rue. Je suis descendu la saluer. Putholi-bis est rentrée chez elle directement. Putholi lui a emboîté le pas dans un silence de mort. J’aurai voulu me dissoudre ! Face à un tel cauchemar, j’ai fermé les yeux et je me suis retenu de respirer en espérant peut-être parvenir à me faire tomber dans les pommes. Mais j’ai bien évidemment échoué ! »

« Alors tu est reparti immédiatement ? »

« Hélas, non : rien ne m’a été épargné. Figure-toi que depuis ton accident, ma voiture à quelques ratés… Je suis resté en panne devant chez elles ! C’était l’humiliation ! J’ai hésité à aller sonner à leur porte. J’ai fini par laisser ma voiture et partir à pieds. »

« Une bonne trotte jusque chez toi, dis-moi ! »

« Surtout qu’il a commencé à pleuvoir bien entendu ! J’ai voulu prendre un bus mais je n’avais plus de monnaie et pas de distributeur en vue ! J’ai essayé de convaincre le chauffeur de me laisser monter sans titre de transport, après tout qui le saurait ? Il m’a répondu qu’il pourrait sortir plus tard et se saouler et en parler à quelqu’un qui le répèterait à sa direction et qu’alors il perdrait sûrement son travail ! Et il a refusé de prendre un tel risque. J’ai tout fait à pieds. »

« Pas de bol ! Comment penses-tu que la situation va évoluer avec Putholi-bis ? »

« Oh, ça je peux de te dire : elle a déjà évolué. Au moment où j’arrivais péniblement chez moi, trempé comme une soupe et à moitié couvert de boue, elle m’a envoyé un texto. Veux-tu que je te le lise ? »

« Mais comment donc ! »

« Je ne suis pas prête pour tout ça ! Mais tu sais qu’il reste un terrain libre à côté de nos maisons mitoyennes. Tu pourrais vendre de ton côté pour acheter et faire construire du nôtre ? Les plans que nous avions faits faire sont à ta disposition, si cela t’en dit. Putholi-bis. »

« Est-ce que je comprends bien ? Elle ne veut pas s’engager avec toi mais elle te propose d’habiter une troisième maison mitoyenne ? »

« C’est à peu près ça. Je suis en train d’étudier sa proposition. On aura sûrement l’occasion d’aborder la question au ski ! »

« Parce que tu pars tout de même au ski avec elles dans trois jours ? »

« Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? »

« Mais qu’est-ce que vous avez tous à Ratnapura ! Vous êtes tous malades ou quoi ! »

« Hrundi ? »

« Quoi encore ? »

« J’ai posté ma lettre ! »

« Laquelle ? »

« Celle où je rempile à la chasse… »

« Ah… »