mardi 27 décembre 2011

Tentation de l’exotisme au Quai Branly

L’exotisme. Voilà l’ennemi. On ne se méfie jamais assez de notre goût pour l’exotisme. Ce goût qui nous fait penser que ce qui est différent de nous est forcément mieux, ou même simplement, forcément intéressant. Alors que ce qui est différent de nous est, simplement, différent de nous, c’est-à-dire qu’on ne le comprend pas. Le goût pour l’exotisme est le double positif du racisme. Les deux sont des approches aberrantes de la réalité.







On part en voyage dans des pays exotiques. On nous y fournit ce que les gens du coin s’imaginent que l’on pense de leur pays et nous pensons en retour que ce qu’on nous fournit est authentique. Je passe tous les jours devant la Taverne Karlsbraü de la rue Coquillère dans le Ier arrondissement de Paris. Elle est installée dans un bâtiment haussmanien que les architectes et les décorateurs du groupe Karlsbraü ont grotesquement maquillé en maison alsacienne traditionnelle : faux colombages et poutres apparentes en plastique, géraniums aux couleurs criardes aux fenêtres, enseignes faussement anciennes écrites en gothique de bouteille de vin. Monstrueux. Je ne passe pourtant jamais devant sans voir deux ou trois japonais qui le prennent religieusement en photo, sincèrement émus d’être tombés ainsi sur un si bel exemple d’architecture française ancienne.






La nourriture est sans doute le lieu où notre goût pervers pour l’exotisme s’épanouit le plus. Je m’y laisse prendre, comme tout le monde. Ainsi, l’autre jour, un collègue de bureau revenait du Japon. Ah, le Japon : que voilà un merveilleux pays pour fantasmer sur des gens auxquels on ne comprend rien. Et leur cuisine ! Quel délicieux n’importe quoi : des algues, du poisson cru, des œufs pourris… non, les œufs pourris, c’est les chinois, je crois… je ne sais plus. Bref. Ce collègue revenait du Japon. Il a donc rapporté quantité de petites horreurs pour faire rire ses camarades de bureau. Nous avons donc, comme il se doit, fait état de notre émerveillement goguenard devant les biscuits apéritifs au poisson, les chips aux algues et autres mignardises improbables. Puis on s’est remis au travail. Pas que ça à faire, non plus.

Quelques heures plus tard, je repasse à la cuisine du bureau pour me faire un café. En attendant que l’eau soit chaude, j’avise le tas de mignardises nippones qui traine là et je me dis que je pourrais bien en goûter une autre. Ça m’occuperait un peu. Je m’empare donc d’une boîte couverte de nombreuses inscriptions criardes en idéogrammes aussi exotiques qu’incompréhensibles, plonge la main à l’intérieur et en tire une boule de 2 cm de diamètre d’une matière sombre, sèche, granuleuse, étrange. Je renifle : l’odeur est connue, mais je n’arrive pas à identifier à quoi elle correspond. Quelque chose de comestible, en tout cas, mais quoi ? Impossible de le déterminer. Tant pis : je mets la boule étrange dans ma bouche et commence à la mâchonner. C’est dégueulasse : sec, dur, poudreux, et ça dégage un puissant goût qui me rappelle quelque chose, quelque chose de comestible, mais quoi ? Je continue une petit moment à mâchonner, me disant que quand même, ces japonais, ils sont bien bizarres, mais enfin bon, que s’ils mangent ça, c’est que ça doit être bon, qu’il faut être ouvert d’esprit, ouvert aux autres cultures etc. avant de m’apercevoir que j’étais, depuis 5 minutes, en train de mâcher des feuilles de thé.


Néanmoins, mon goût pervers pour l’exotisme n’en a pas été diminué, semble-t-il, puisque le week-end dernier, j’ai eu la lubie de me rendre au Musée du Quai Branly, qui est consacré, comme l’on dit pudiquement, aux arts premiers. Cet établissement, héritier à plus d’un titre du Musée de la colonisation, est un endroit dont la visite n’est pas dénuée d’intérêt.


Passons rapidement sur le bâtiment, qui est un geste architectural aussi prétentieux qu’illisible, pour nous concentrer sur l’intérieur. Première constatation : les gens qui ont conçu la muséographie du lieu ont eu à cœur de tout plonger dans une pénombre à peine atténuée par des éclairages tamisés de très faible intensité. C’est assez beau, mais on n’y voit rien. Mais alors vraiment rien, au point que, la forme des pièces, du sol, du bâtiment en général, étant aussi biscornue que possible, c’est assez casse-gueule. On est accueilli par un personnel jeune portant un étrange uniforme marron clair évoquant quelque section des jeunesses maoïstes.


Côté œuvres, c’est, pour moi, une grosse déception. Je ne sais pas ce à quoi je m’attendais, mais j’espérais quand même, confusément, des têtes réduites, des boucliers en peau d’ennemis… je ne sais pas, moi… des trucs dégueu, quoi. Eh bien non. Les collections sont rangées par continents et se composent d’objets beaux ou pas (le plus souvent, pas) que l’on pourrait décrire ainsi :



Océanie : Essentiellement des bouts de bois. Souvent sculptés en forme de bite ou de nichons. Parfois de pirogues.


Asie : Tenues chamarrées qui ressemblent étonnamment à celles vendues à bas prix dans les boutiques de hippies. Quelques tout petits objets en forme de bite, également.


Afrique : À nouveau des bouts de bois, mais plus petits.


Amérique : Deux sections ici avec, côté Amérique du sud, des ponchos aux couleurs criardes et côté Amérique du nord, des objets indéfinissables en plumes. À noter qu’on peut trouver, en Amérique centrale, des ponchos aux couleurs criardes et avec des plumes.


Europe : il n’y a pas de section Europe. 


Je suis prêt à admettre que ma vision, bien vulgaire, de ces collections n’est que le reflet de mon ignorance, mais malheureusement, ce n’est pas au musée du Quai Branly que je pourrai y remédier car il y a un grave problème du côté des explications que l’on offre au chaland dans cet établissement. La plupart des œuvres sont certes accompagnées d’un petit carton sensé nous renseigner, mais les explications se limitent en général à dire que l’objet sert à une cérémonie dont on ne sait rien chez un peuple qu’on ne connaît pas, à la culture qui nous est totalement mystérieuse et qui vit dans une région du monde dont on n’a jamais entendu parler. Quelque chose du genre : Masque rituel funéraire chez les Cunu-Cunu (sud-ouest du Grosso-Matos). En un mot, du pur exotisme : quelque chose qui étonne par son étrangeté, mais auquel on ne comprend rien et qui donc, disons-le, ne nous apporte pas grand chose.


Autour des vitrines contenants tous ces objets, on pense un moment chercher plus de renseignements dans les énormes structures marrons en forme de bouses de brontosaure qui proposent à la fois des sièges et des écrans tactiles, mais hélas, c’est un fait bien connu des gens qui fréquentent les musées : les écrans tactiles n’apportent jamais rien. Tout au plus, on reste quelques instants à jouer avec, le temps de se rendre compte qu’ils sont incroyablement mal fichus ou qu’ils ne marchent plus.


On reste donc à avoir une approche poétique de certains objets assez jolis et dont l’explication vous plonge dans une perplexité goguenarde, tel ce masque d’exorcisme Maha Sohoma Yakka (Sri Lanka) qui sert mystérieusement « à guérir ceux qui redoutent les animaux de la jungle ».




Bref, l’exotisme, c’est con.  




lundi 19 décembre 2011

War is peace, freedom is slavery, ignorance is strength


Je suis entré au Ministère. Ma vie professionnelle a changé : je travaille maintenant au Ministère. C’est très nouveau, pour moi. Je n’étais jamais rentré dans un ministère, avant. Et maintenant, je dois me rendre tous les jours au Ministère. C’est bien exotique.

Pour me rendre au Ministère, je dois prendre une ligne de métro différente de celle que je prenais avant, pour aller travailler. Une ligne plus propre, plus récente, avec moins d’africains dedans et qui est rarement en grève. Je sors du métro à une station dont j’avais entendu parler avant, mais où je n’étais jamais descendu jusque-là. Une station du quartier des ministères et des ambassades. Pourquoi y serais-je descendu avant ? Il n’y a que des ministères et des ambassades, dans ce quartier. Je n’avais rien à y faire, avant. Je sors donc de cette station de métro chaque matin pour marcher quelques minutes dans le quartier des ministères.

D’apparence, c’est un quartier de Paris, indiscutablement. Mais pas un quartier de Paris comme un autre. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais le quartier des ministères est la sublimation d’un quartier de Paris, comme une vision de Paris reconstituée amoureusement en studio dans un film hollywoodien par un américain qui aurait longtemps vécu à Paris. Car ce n’est pas du toc. C’est du vrai Paris. Les immeubles haussmaniens sont superbes, mais plus propres et plus beaux qu’ailleurs, et il n’y a aucun immeuble moche des années 70 parmi eux. Il y a des brasseries, des bureaux de tabac, quelques commerces, mais pas de kebabs, pas d’épiceries arabes, pas de boutiques de jeux videos d’occasion ou de déblocage de téléphones portables. Plutôt des antiquaires, des tailleurs ou des encadreurs. Quand il fait nuit, l’éclairage public est différent de celui des autres quartiers. Je ne m’en suis pas rendu compte, au début : il est plus faible et plus blanc. Il crée dans les rues une ambiance feutrée et douce. Il y a beaucoup de bâtiments de l’armée. On croise fréquemment des militaires en uniforme. Certaines entrées sont gardées par des soldats en treillis camouflé d’apparat.

Ce quartier des ministères est à la fois très chic et très vieille-France. Les gens qu’on y croise sont presque tous des gens qui travaillent dans un ministère ou une ambassade. Les hommes sont en costume, les femmes hésitent entre la tenue vert sapin – bleu marine bourgeoise et la mise cadre supérieur – salope. On croise parfois, sortant d’une porte cochère des gens qui, manifestement, étrangement, habitent là. On n’imagine pas combien ils gagnent. Leurs enfants ont une tête à faire de l’équitation.

Et on arrive finalement au Ministère. On passe l’imposante porte cochère, on salue le vigile noir qui s’ennuie, on traverse la belle cour pavée et on entre, effectivement dans le bâtiment du Ministère. Une politesse plaisante, douce et surannée règne dans les couloirs. Tout le monde salue tout le monde en ne manquant pas de faire suivre son "bonjour" d’un "monsieur" ou d’un "madame", voire le cas échéant d’un "monsieur le directeur" ou d’un "madame la sous-directrice". On dirait sans doute "Bonjour monsieur le Ministre" si on croisait le ministre, mais on ne croise jamais le ministre.

Les règles de politesse de l’ascenseur sont à noter : on s’efface pour laisser monter les gens dans l’ascenseur selon une combinaison de règles tenant compte de l’âge, du sexe et du niveau hiérarchique de la personne comparativement au sien, ainsi que de l’étage où descend la personne, l’étage étant en partie fonction du niveau hiérarchique, mais pas seulement. Une fois que tout le monde a été rangé comme il sied dans l’ascenseur, la première personne à être monté demande à la cantonade à quel étage descendent les gens avant d’appuyer sur les boutons correspondant aux étages demandés dans l’ordre ascendant. Cette pratique est une survivance du temps où, les ascenseurs étant équipés de dispositif trop primitifs, on devait appuyer sur les boutons dans l’ordre des étages où l’on souhaitait qu’il s’arrête. Complètement inutile de nos jours, cette pratique courtoise est, mystérieusement, soigneusement entretenue au Ministère.

Si l’on est agacé par les règles en usage dans l’ascenseur, il y a la solution de l’escalier. L’escalier est intéressant car il est à l’image du Ministère : plus on monte, plus la situation se dégrade. L’escalier est d’abord en marbre recouvert de moquette pourpre fixée par des baguettes dorées et mène à un étage aux murs bruns lambrissés avec des doubles portes capitonnées de cuir clouté. L’escalier est ensuite en marbre nu et mène à un étage aux murs bleus avec des portes en bois donnant sur des salles équipées d’appareils high-tech. L’escalier est ensuite en bois et mène à un étage aux murs roses avec des portes en mélaminé donnant sur des bureaux avec vue sur la Tour Eiffel. Et de fil en aiguille, on finit par arriver au dernier escalier qui est en aggloméré recouvert de lino gris et qui donne sur un étage aux murs blanchâtres avec des portes disparates qui donnent sur de minuscules bureaux avec vue sur le mur d’en face, dont le mien. Que voulez-vous, on commence petit au Ministère.

Car une fois arrivé en haut du Ministère, c’est-à-dire en bas de la hiérarchie, on découvre la misère professionnelle ambiante de l’administration. On cache des ramettes de papier que l’on garde sous le coude pour pouvoir faire des photocopies. On aimerait pouvoir offrir un café quand on a une visite, mais il n’y a pas de cafetière. On a honte des salles de réunion aux chaises dépareillées dans lesquelles on a entreposé des tonnes d’archives parce qu’on avait besoin de la salle à archive aveugle pour installer le bureau de quelqu’un. On redoute le moment où l’on viendra vous prendre votre imprimante par mesure d’économie. On apprend que la cafeteria a fermé parce qu’elle coûtait trop cher.

C’est bien dommage, se dit-on en regardant par le fenêtre le café chic, en bas, dans la rue, qui vend toujours son café très cher parce qu’il s’est installé dans le quartier à une époque où le Ministère était encore prestigieux.



jeudi 8 décembre 2011

Le noble art du baby-foot


Je dois avouer, au risque de me couvrir de ridicule, que j’ai une passion dévorante pour le baby-foot.

Et en vérité, quelle noble et singulière activité que le baby-foot. Pratiqué collectivement dans les bars, opposant aussi bien des gens qui se connaissent que des inconnus rencontrés au hasard d’une soirée, il est résolument populaire : on ne verra en effet pas de baby-foot dans un bar-lounge à cocktail. On le trouve, pour reprendre cette amusante nomenclature, plutôt dans les bars marron que dans les bars blancs. Il est à notre époque une survivance d’un passé récent mais quasi-révolu. Le terme « baby-foot » fait résonner en écho des mots désuets tels que Picon, Viandox, Tiercé ; il évoque un troquet miteux mais sympathique dans les années 70. Quand on joue au baby-foot, on se croit dans un film de Joël Seria.

Bon, je ne sais pas pour les autres, mais moi, quand je joue au baby-foot, je me crois dans un film de Joël Seria. Je fais ce que je veux, quand même, non ? Bon.

Mais le baby-foot, c’est aussi la jeunesse, la fraîcheur, l’insouciance. En effet, l’âge d’or du baby-foot dans la vie d’un homme, c’est le lycée. On le découvre émerveillé en classe de seconde en même temps que les bars. On regarde les lycéens plus âgés y jouer avec admiration. On s’y met progressivement. On apprend quand on est en première. On court au bar d’en face pour jouer avec ses petits camarades pendant la récréation, quand on fait sauter les cours ou lors des grèves pendant que les naïfs vont manifester. Et on arrive en terminale en pleine possession de ses moyens techniques pour disputer des parties acharnées sous les yeux émerveillés des jeunes élèves de seconde que l’on regarde avec bienveillance et fierté. Et puis on a le bac.

Arrive alors la fac. Et là, le baby-foot perd du terrain. L’étudiant se prend de nouvelles passions : l’alcool, le sexe, la drogue… certain se consacrent même à leurs études. Ils jouent bien encore de temps en temps au baby, mais ils ont tellement à faire. Et le baby-foot, comme toute activité de haut niveau, est exigeant. Si l’on ne s’entraîne pas, on perd en vitesse, en technique. Et puis disons-le, l’étudiant croise dans les bars des gens de son âge qui demeurent bons au baby-foot, voire qui ont progressé depuis le lycée, des gens qui en sont resté à l’adolescence, qui ne font que peu ou pas d’études, qui commencent à être marqués par l’alcool. Ceux-là ont toujours le feu sacré et la maîtrise du baby-foot, mais cela a un prix et l’étudiant se demande si cela est souhaitable.

Arrive ensuite ce que l’on appelle à la télévision la « vie active ». On travaille, on s’emmerde, on prend femme, on se reproduit, on a de graves préoccupations. Le baby-foot est bien loin. On aperçoit parfois à travers la vitre d’un bar des étudiants qui font une partie, feignant en riant de se retrouver au lycée. On aperçoit même par la vitre, parfois, un de ses anciens camarades de lycée qui a désormais résolument une trogne d’alcoolique et qui n’a pas fait grand-chose depuis le bac à part jouer au baby-foot. Il a atteint un niveau technique surnaturel. Il fait avec la balle des figures qui défient les lois de la gravité. Un tel degré de maîtrise dans n’importe quel autre domaine lui garantirait réussite et considération au sein de la société. Mais la passion du baby-foot est une amante jalouse. Un maître du baby-foot est condamné à rester un paria et ne recevra de considération que d’autres maîtres du baby-foot. Triste destin.


Ma relation au baby-foot a pris récemment un tournant étrange. J’en étais arrivé à la dernière étape de la carrière d’un joueur : la vie active, en couple, professionnelle, pas le temps de jouer au baby-foot, etc. quand j’eus l’opportunité de suivre une formation professionnelle d’un an. Bien qu’ayant près de 40 ans, j’allais me retrouver avec d’autres gens à aller en cours six heures par jour pendant toute une année. J’allais, en un sens, retourner au lycée.

Le premier jour de ma formation, je suis heureux et à peine surpris quand je découvre dans le foyer de l’institut qui m’accueille un baby-foot en parfait état de marche. Je m’en approche timidement. D’autres hommes que je ne connais pas encore font comme moi. Nous tournons autour de l’objet en discutant de choses et d’autres. Une main se pose timidement sur une poignée, une autre main joue avec une des balles avec l’air de ne pas y toucher, une troisième main fait glisser, comme naguère, les rondelles de plastique qui servent à marquer les points. Quelqu’un crève l’abcès : « eh les mecs, et si on faisait une partie ? ».

Quelques mois plus tard, je poursuis toujours ma formation, mais ce qui m’enthousiasme chaque matin pour aller à l’institut, c’est le baby-foot. Tel une madeleine de Proust trempée dans un Picon-bière, le baby-foot nous a ramenés, mes petits camarades et moi, au temps du lycée. Nous avons retrouvé l’enthousiasme et l’insouciance de la jeunesse, mais notre maturité et notre expérience nous a conduit à formaliser cette passion renaissante sous la forme d’un tournoi. La compétition fait rage, on retrouve des réflexes oubliés, on discute doctement des règles, on débat de questions techniques – pissettes, demis et tremis, règles des gamelles – les passions s’exacerbent.

Le tournoi a commencé par une phase de poules ; un tirage au sort a déterminé quelles équipes – composée de 2 personnes – s’affronteraient. Un premier tri a commencé à se faire entre ceux qui étaient bons au lycée et ceux qui ne l’étaient pas : on ne s’improvise pas joueur de baby-foot à 35 ans. Seule une élite est arrivée en quart de finale. À ce niveau de la compétition, on commence à s’inquiéter de ses adversaires, on étudie les tactiques, on tente de déceler les faiblesses, on s’entraîne entre les cours. Les esprits s’échauffent.

Mon partenaire Bernard et moi faisons un très beau tournoi : invaincus en phase de poules, nous avons fini premiers de notre groupe. J’estime, ma modestie dut-elle en souffrir, avoir particulièrement bien joué à mon poste de défenseur. J’ai encaissé bien peu de but : certains m’ont même surnommé « la Muraille » (si !). Des gens à qui je n’ai jamais adressé la parole viennent me féliciter pour mon dernier match et me souhaiter bonne chance pour la suite. Nous remportons notre match de quart et sommes la première équipe à nous qualifier pour les demi-finales. L’enthousiasme pour ce tournoi au sein de l’institut est aussi grotesque qu’amusant. La pression monte.

L’équipe que nous devons affronter en demi-finale est composée des mes jeunes camarades Clémentine et Élyse. Leur équipe est sortie victorieuse de la phase de poule et a créé la surprise en battant en quart de finale une équipe que l’on rangeait parmi les favorites du tournoi. Elles compensent leur niveau technique assez faible par un grand enthousiasme et par une volonté farouche de montrer, je les cite, « que les filles aussi peuvent être bonnes au baby. » Fort bien.

Je suis en train de boire un café entre deux cours. Je réfléchis à ma carrière quand je suis interrompu dans ma rêverie par Clémentine. La jeune Clémentine, quoique féministe, est assez sympathique et très gaie. Nous devisons donc gaiement de choses et d’autres, mais il m’apparaît bientôt que Clémentine n’est pas là uniquement pour l’agrément de ma compagnie. Elle a quelque chose à me demander. Quelque chose de délicat. Elle tourne un peu autour du pot puis finit par me demander si je suis pour la parité homme-femme. C’est un sujet complexe et extrêmement glissant, surtout si l’on parle avec une féministe, et surtout si, au final, en gros, on est plutôt contre. Je m’en tire donc en répondant quelque chose de suffisamment vague pour être interprété comme on le souhaite. Elle enchaîne aussitôt :

Clémentine : Parce que, tu comprends, là, pour notre match de demi-finale, avec Élyse, on est un peu inquiètes.

Moi : Ah tiens, mais pourquoi ?

Clémentine : Ben parce que Bernard et toi, vous êtes meilleurs que nous au baby. On risque de perdre.

Moi : Bah, mais non, on n’est pas si bons. Et puis vous jouez pas si mal. Je vous ai vues. Non, non, ne t’inquiète pas.

Clémentine : Si. Vous êtes meilleurs que nous. On risque de perdre.

Moi : Ah. Bon. C’est un risque, c’est sûr. Mais c’est la glorieuse incertitude du sport.

Clémentine : Non. C’est injuste. De toute façon, vous les mecs, vous êtes plus forts, physiquement. Et le baby-foot, ce n’est qu’une question de force physique, tu es d’accord avec moi ?

Moi : Euh non. En fait non.

Clémentine : Tu n’es pas d’accord avec moi ? Tu penses que le baby-foot ce n’est pas qu’une histoire de force physique ?

Moi : Ben non. C’est plutôt une affaire de technique, de vitesse… et de chance, aussi. La force physique n’a rien à voir, à mon avis.

Clémentine : Si, la force physique fait tout. Mais bon. Peu importe. En tout cas, ce que je voulais dire, c’est qu’on est la dernière équipe de filles du tournoi. Il ne reste que des mecs. Les autres filles ont été battues. Or il est primordial pour des questions de parité qu’il y ait une équipe de filles en finale du tournoi. Tu es d’accord ?

Moi : Euh, non.

Clémentine (ne m’écoutant plus) : C’est pour ça que je venais te demander si tu accepterais de nous laisser gagner pour qu’on soit sûres d’aller en finale.

Alors là, je dois dire que je suis un peu étonné. Pour deux raisons. D’abord, il est quand même épatant qu’on vienne tout bonnement me demander avec un sérieux épiscopal de « me coucher », comme on dit dans le milieu de la boxe, dans le cadre d’un bête tournoi entre collègues. Ensuite, me dis-je, je suis un peu déçu qu’on me le demande comme ça, sans me menacer de me casser la gueule ou de me jeter dans le port avec les pieds coulés dans du béton… ou sans me proposer une contrepartie. Financière, par exemple. Je me renseigne finement :

Moi : Euh, il me manque des éléments pour décider, là. Tu me payerais combien ?

Clémentine : Pardon ?

Moi : Tu me payerais combien pour me coucher ? Je ne vais pas faire perdre mon équipe pour rien, tu comprends bien. Combien tu me donnes ?

Clémentine : Ah ben non, je ne te donne rien, c’est une question de parité. C’est parce que c’est important qu’il y ait une équipe de fille qui aille en…

Moi : Oui, oui, j’ai bien compris, mais moi, la parité, je suis contre.

Clémentine : Ah bon ?

Moi : C’est compliqué, on peut en parler, mais oui, je suis contre. Donc, non, je ne vous, laisserai pas gagner.

Je suis alors dépêtré de cette conversation grotesque grâce à une autre camarade qui a entendu notre discussion et qui vient dire à Clémentine qu’elle aussi elle est contre la parité, que les femmes devraient se débrouiller par elles-mêmes sans venir mendier etc. Un discours auquel je souscris assez, mais je me garde bien de revenir dans la conversation et je m’enfuis discrètement. Quelques jours plus tard, nous avons écrasé Clémentine et Élyse 10 à 2, nous qualifiant ainsi brillamment pour la finale.

Bernard et moi, galvanisés par notre qualification, avons entrepris de nous renseigner sur l’équipe que nous allions affronter en finale. Renseignement pris, nous apprenons que l’équipe adverse est un duo de zozos dépourvus de toute technique, mais qui ont adopté, avec succès jusque là, une tactique habile consistant à porter des chapeaux à fleurs et à hurler comme des bêtes sauvages d’un bout à l’autre du match pour décontenancer l’adversaire. Je les avais vu à l’œuvre : leurs victoires en matchs de poules relevaient de l’escroquerie, le fait qu’ils aient gagné en quart de finale était incompréhensible, leur victoire en demi-finale, un miracle pur et simple.

La finale approchant, les organisateurs du tournoi ont décidé, pour lui donner une solennité particulière, de la faire jouer lors d’une grande soirée costumée. Oui, une soirée costumée. Oui, je sais, je fais n’importe quoi. Oui je sais que je me trouve embringué dans des situations complètement grotesques. Je sais tout cela. C’est pas ma faute. C’est la vie. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie.

Encore une soirée costumée. Je déteste les soirées costumées. J’en ai déjà parlé dans ces pages. Les soirées costumées, ça me tue. Et je suis sans arrêt obligé d’aller dans des soirées costumées. Sans arrêt. Obligé. Littéralement obligé puisque dans ce cas, pour pouvoir aller jouer la finale du tournoi, je dois aller à cette soirée. Et déguisé, bien sûr.

Les organisateurs ont choisi pour thème « Comics et bande dessinée ». Désireux de ne faire aucun effort pour chercher un costume, mais soucieux quand même de conserver de bonnes relations avec mes camarades de l’institut, j’opte pour une solution de déguisement sobre et élégante : un t-shirt à tête de mort, un pantalon de treillis noir et des rangers et me voici déguisé en Punisher, un héros de comics peu connu, un costume suffisamment discret pour paraître n’être quasiment pas déguisé.


Quand on arrive dans une soirée costumée, et je commence à avoir, à mon corps défendant, une certaine expérience en la matière, il est assez intéressant de recenser quels sont les déguisements qui reviennent le plus. Je suis le seul Punisher. La sortie récente du film de Steven Spielberg a causé chez les hommes la présence d’un nombre important de Tintins. Plus curieux, je constate que chez les femmes, le déguisement le plus courant est de loin Catwoman. Je croise justement mes anciennes adversaires Clémentine et Élyse dans cette tenue. Pourquoi Catwoman ? Pourquoi ?

Je déambule dans la soirée en sirotant une bière tiède dans un gobelet en plastique à la recherche des participants à la finale. Je tombe sur mon coéquipier Bernard qui a eu l’audace que je n’ai pas eue : il est venue habillé comme d’habitude en arguant que « les soirées costumées, ça le gave ». Il est rassurant d’avoir une telle communauté de pensée avec son coéquipier à l’approche d’un grand match. Nous trouvons enfin nos deux adversaires. La différence de style entre les deux équipes est patente : l’attaquant est déguisé en Albator, le défenseur en Iznogoud. Vous dire à quel point les soirées costumées me fatiguent.

Au terme d’un match long et épuisant ponctués de cris, de hurlements, de bravades et d’invectives, Bernard et moi remportons à l’arrachée le match et le tournoi sur le score serré de 10 à 9. Ma grotesque histoire de baby-foot culmine avec ce moment ou je me vois remettre déguisé en Punisher une coupe en plastique doré par une jeune femme déguisée en Schtroumpfette et serrer la main d’un Albator et d’un Iznogoud sous les applaudissements d’une salle pleine de Tintins et de Catwomans. Il y a des moments comme ça.

Epilogue. Je feuillette ce matin, ce que je ne fais pourtant jamais, le quotidien gratuit 20 minutes, et qu’est-ce que j’apprends dans un article de la rubrique high tech ? « Google tape fort à Paris. Le géant d’internet a inauguré ses nouveaux locaux dans un hôtel particulier du 9ème. Des banquettes colorées à l’effigie de la marque, des baby-foot qui claquent entre les mains d’ingénieurs vingtenaires, des frigos regorgeant de sodas importés, des sucettes en chocolat à volonté. L’esprit de la Silicon Valley hante les locaux flambant neufs de Google, inaugurés ce mardi rue de Londres. »

Le baby-foot, finalement, c’est pas ce que je croyais…