lundi 19 décembre 2011

War is peace, freedom is slavery, ignorance is strength


Je suis entré au Ministère. Ma vie professionnelle a changé : je travaille maintenant au Ministère. C’est très nouveau, pour moi. Je n’étais jamais rentré dans un ministère, avant. Et maintenant, je dois me rendre tous les jours au Ministère. C’est bien exotique.

Pour me rendre au Ministère, je dois prendre une ligne de métro différente de celle que je prenais avant, pour aller travailler. Une ligne plus propre, plus récente, avec moins d’africains dedans et qui est rarement en grève. Je sors du métro à une station dont j’avais entendu parler avant, mais où je n’étais jamais descendu jusque-là. Une station du quartier des ministères et des ambassades. Pourquoi y serais-je descendu avant ? Il n’y a que des ministères et des ambassades, dans ce quartier. Je n’avais rien à y faire, avant. Je sors donc de cette station de métro chaque matin pour marcher quelques minutes dans le quartier des ministères.

D’apparence, c’est un quartier de Paris, indiscutablement. Mais pas un quartier de Paris comme un autre. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais le quartier des ministères est la sublimation d’un quartier de Paris, comme une vision de Paris reconstituée amoureusement en studio dans un film hollywoodien par un américain qui aurait longtemps vécu à Paris. Car ce n’est pas du toc. C’est du vrai Paris. Les immeubles haussmaniens sont superbes, mais plus propres et plus beaux qu’ailleurs, et il n’y a aucun immeuble moche des années 70 parmi eux. Il y a des brasseries, des bureaux de tabac, quelques commerces, mais pas de kebabs, pas d’épiceries arabes, pas de boutiques de jeux videos d’occasion ou de déblocage de téléphones portables. Plutôt des antiquaires, des tailleurs ou des encadreurs. Quand il fait nuit, l’éclairage public est différent de celui des autres quartiers. Je ne m’en suis pas rendu compte, au début : il est plus faible et plus blanc. Il crée dans les rues une ambiance feutrée et douce. Il y a beaucoup de bâtiments de l’armée. On croise fréquemment des militaires en uniforme. Certaines entrées sont gardées par des soldats en treillis camouflé d’apparat.

Ce quartier des ministères est à la fois très chic et très vieille-France. Les gens qu’on y croise sont presque tous des gens qui travaillent dans un ministère ou une ambassade. Les hommes sont en costume, les femmes hésitent entre la tenue vert sapin – bleu marine bourgeoise et la mise cadre supérieur – salope. On croise parfois, sortant d’une porte cochère des gens qui, manifestement, étrangement, habitent là. On n’imagine pas combien ils gagnent. Leurs enfants ont une tête à faire de l’équitation.

Et on arrive finalement au Ministère. On passe l’imposante porte cochère, on salue le vigile noir qui s’ennuie, on traverse la belle cour pavée et on entre, effectivement dans le bâtiment du Ministère. Une politesse plaisante, douce et surannée règne dans les couloirs. Tout le monde salue tout le monde en ne manquant pas de faire suivre son "bonjour" d’un "monsieur" ou d’un "madame", voire le cas échéant d’un "monsieur le directeur" ou d’un "madame la sous-directrice". On dirait sans doute "Bonjour monsieur le Ministre" si on croisait le ministre, mais on ne croise jamais le ministre.

Les règles de politesse de l’ascenseur sont à noter : on s’efface pour laisser monter les gens dans l’ascenseur selon une combinaison de règles tenant compte de l’âge, du sexe et du niveau hiérarchique de la personne comparativement au sien, ainsi que de l’étage où descend la personne, l’étage étant en partie fonction du niveau hiérarchique, mais pas seulement. Une fois que tout le monde a été rangé comme il sied dans l’ascenseur, la première personne à être monté demande à la cantonade à quel étage descendent les gens avant d’appuyer sur les boutons correspondant aux étages demandés dans l’ordre ascendant. Cette pratique est une survivance du temps où, les ascenseurs étant équipés de dispositif trop primitifs, on devait appuyer sur les boutons dans l’ordre des étages où l’on souhaitait qu’il s’arrête. Complètement inutile de nos jours, cette pratique courtoise est, mystérieusement, soigneusement entretenue au Ministère.

Si l’on est agacé par les règles en usage dans l’ascenseur, il y a la solution de l’escalier. L’escalier est intéressant car il est à l’image du Ministère : plus on monte, plus la situation se dégrade. L’escalier est d’abord en marbre recouvert de moquette pourpre fixée par des baguettes dorées et mène à un étage aux murs bruns lambrissés avec des doubles portes capitonnées de cuir clouté. L’escalier est ensuite en marbre nu et mène à un étage aux murs bleus avec des portes en bois donnant sur des salles équipées d’appareils high-tech. L’escalier est ensuite en bois et mène à un étage aux murs roses avec des portes en mélaminé donnant sur des bureaux avec vue sur la Tour Eiffel. Et de fil en aiguille, on finit par arriver au dernier escalier qui est en aggloméré recouvert de lino gris et qui donne sur un étage aux murs blanchâtres avec des portes disparates qui donnent sur de minuscules bureaux avec vue sur le mur d’en face, dont le mien. Que voulez-vous, on commence petit au Ministère.

Car une fois arrivé en haut du Ministère, c’est-à-dire en bas de la hiérarchie, on découvre la misère professionnelle ambiante de l’administration. On cache des ramettes de papier que l’on garde sous le coude pour pouvoir faire des photocopies. On aimerait pouvoir offrir un café quand on a une visite, mais il n’y a pas de cafetière. On a honte des salles de réunion aux chaises dépareillées dans lesquelles on a entreposé des tonnes d’archives parce qu’on avait besoin de la salle à archive aveugle pour installer le bureau de quelqu’un. On redoute le moment où l’on viendra vous prendre votre imprimante par mesure d’économie. On apprend que la cafeteria a fermé parce qu’elle coûtait trop cher.

C’est bien dommage, se dit-on en regardant par le fenêtre le café chic, en bas, dans la rue, qui vend toujours son café très cher parce qu’il s’est installé dans le quartier à une époque où le Ministère était encore prestigieux.



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