mardi 31 août 2010

Bal perdu

Paridil n’arrêtait pas de regarder le plafond comme s’il s’attendait à ce qu’il lui tombe dessus d’un moment à l’autre. Six mois auparavant, il avait souscrit à des vacances en Corse ainsi qu’à l’assurance de les passer avec Mâdharasi, pour lui reine des femmes et idole inatteignable. En effet, la déesse et son époux – l’indéboulonnable Pritish-le-Dieu-de-l’amour – avaient pour coutume estivale de séjourner sur cette Île de Beauté qui leur allait si bien au teint en compagnie de l’association des joyeux marcheurs ratnapuriens. Or trois jours avant le départ, le couple-vedette avait dû annuler son séjour pour quelques raisons familiales… Ainsi Paridil se retrouvait-il cette nuit-là en proie à bien des angoisses, seul, à bord d’un bateau anonyme en partance pour une Corse désolée et farouche, à regarder le plafond depuis la vétuste couchette d’une obscure cabine, le tout dans une intolérable promiscuité avec la presque totalité du club des débonnaires randonneurs ratnapuriens. Mâdharasi était restée à quai. Paridil, sous peine de trahir publiquement l’amour aussi secret qu’immuable qu’il lui vouait, avait dû se laisser embarquer. L’angoisse, une fois encore, s’était faite étoffe d’un amour qui lui apparaissait en cet instant plus que jamais comme la figure de proue d’une embarcation aussi frêle que maudite. Oui, maudite ! De cette abominable malédiction qui veut que nous n’aimions rien tant que ce qui nous fait souffrir. Peut-on vraiment choisir entre cesser d’aimer et cesser de souffrir ? Quoi qu’il en fût, Paridil n’était pas de ceux qui se résignent à un tel choix. Alors qu’il se voyait embarquer pour Cythère, sur la gondole silencieuse d’un amour noble, digne et tragique, il se retrouvait à voguer péniblement vers l’exil, Sainte Hélène, la Corse sur un radeau de misère ! Et là, seul dans l’obscurité, il sentait bien que nul n’échappe à lui-même, il comprenait que son amour n’aspirait pas – comme tant d’autres – à l’indifférence et à l’oubli, qu’il se développait en lui comme une maladie et que quelque chose d’atroce allait advenir… À mesure que Paridil imaginait Mâdharasi et Pritish sur le continent – épris comme au premier jour et riant à gorges déployées à quelque enterrement de quelque vieille parente – une chose atroce, sans commune mesure, advint : elle avait pour nom jalousie !

Si l’amour est la pathologie de l’imaginaire, la jalousie semble être celle de l’amour. C’est sous cette obsédante influence que Paridil s’intéressa de près à Putholi bis, qui signifie « nouvelle lumière » en tamoul, la langue de l’amour comme chacun sait. Putholi bis faisait partie de l’association des promeneurs ratnapuriens hilares. Elle y avait été introduite par Putholi première du nom qui l’avait également présentée à Paridil. Putholi première du nom et Paridil étaient amis de trente ans. Il l’avait courtisé du temps de leur splendeur commune. Elle l’avait éconduit non sans douceur dans l’un de ces moments de stupéfiante lucidité comme en ont parfois les femmes. Putholi première du nom et Putholi bis travaillaient de concert à l’édification des jeunes générations dans une école primaire et avaient acheté deux maisons mitoyennes dans les environs champêtres de Ratnapura, au nord de la Loire. Elles semblaient inséparables. Ne pouvant trouver le sommeil, Paridil cherchait aventure. Il avait ainsi accompagné sur le pont son ami Jaganmay-celui-qui-se-répand-dans-l’univers afin qu’il y soit plus à son aise pour vomir par-dessus le bastingage, sujet qu’il était à un tenace mal de mer. Là, il avait rencontré Putholi bis.

« Un collègue à toi ? Il travaille aux impôts lui aussi ? » – avait-elle demandé.
« À une époque. Il est conseiller technique à la Fiduciaire ratnapurienne maintenant. »
« Quelle vie. »
« Il y a des compensations quand même. »
« Par exemple ? »
« Euh… Je ne sais pas. Quelle que soit la vie qu’on a, il doit y avoir des compensations, non ? »

Jaganmay vomissait de plus belle. Tripes et boyaux.

« Tu crois ? C’est à ça que nous allons boire alors ? »

Putholi bis sortit une flasque de la poche intérieure de son blouson.

« Non, je peux me tromper. Buvons plutôt à ta santé » – intervint un Paridil soudain de plaisante humeur.
« À la notre ! » – s’empressa de conclure Putholi bis.

Ce court échange et la gorgée de whisky qui l’avait ponctué avaient ragaillardi Paridil qui, l’espace d’un instant mémorable, en avait oublié Mâdharasi. C’était comme si un étau de fonte se desserrait autour de son cœur. Fort de cette incroyable expérience, il avait décidé de pousser plus avant ses investigations, de faire en sorte que Putholi bis occupe un peu de cet esprit entièrement dévolue au culte féroce et sans partage de Mâdharasi depuis maintenant plus d’un lustre.

« Allo ? Hrundi, mon petit ? »
« Paridil, mon grand ! Alors ? La Corse ? »
« Bastia. Très joli. Dis-moi, te souviens-tu de Putholi bis ? »
« Non. »
« Mais si ! Une femme remarquable. La grande amie de Putholi première du nom. »
« Ah oui ! Tes deux copines lesbiennes. Ça y est ! Je les remets. »
« … »
« Allo ? Paridil ? Mon grand ? »
« Comment ça : lesbiennes ? »
« Nous parlons bien des deux instits qui ont achetés une maison ensemble ? »
« Deux maisons mitoyennes ! »
« Deux maisons collées l’une à l’autre… »
« Deux maisons côte à côte ! »
« Deux maisons qui se touchent… »
« Tu crois que… »
« Qu’elles sont de la pelouse ? C’est certain. »
« Je te rappelle ! »

Paridil devait en avoir le cœur net. Putholi bis ? Lesbienne ? Cythère n’avait fait place à la Corse que pour un bref instant tant cette dernière s’effaçait déjà devant Lesbos… Quelle était donc la destination de ce voyage à la fin ? Alors que toute la fine fleur des excursionnistes ratnapuriens prenait temporairement ses quartiers dans le bus, Paridil décida de violer par une occupation profane les interdits de ce séjour : il cuisinerait Putholi bis avec maestria et opiniâtreté jusqu’à ce que dévoilement d’orientation sexuelle s’ensuive ! Pour ce faire, Paridil savait décisif l’attente du moment propice. Or ce moment ne vint pas…

« Allo ? Hrundi, mon petit ? »
« Paridil, mon grand ! Alors ? La Corse ? »
« Calvi, sa forteresse, sa cathédrale, Centuri, son petit port, ses bateaux de pêche typiques, Sisco sous la pluie, l’île rousse au soleil couchant, le phare de Propriano, le cimetière marin de Bonifacio, le pont génois sur le Rizzanese, Tiazzano et la plage d’argent. Très joli. Je ne sais pas comment demander à Putholi bis si… »
« Si elle colle des timbres ? »
« Pourquoi diable te sens-tu toujours obligé d’être aussi… désobligeant ? »
« Excuse-moi. Si elle s’adonne sans aucune retenue aux plaisirs saphiques te siérait-il davantage ? »
« À vrai dire, non. Je voudrais plutôt qu’elle s’intéresse aux hommes. Enfin, à moi. »
« Ne me dis pas que tu as réussi à t’enticher d’une camionneuse ! Encore une femme inaccessible à mettre à ton palmarès ! »
« Comment peux-tu être aussi certain qu’elle est… enfin… »
« Tu as passé du temps avec elle durant ce séjour ? »
« Oui. »
« Vous avez discuté ? »
« Oui. »
« Tu t’es bien entendu arrangé pour la dérider un peu ? »
« Il est vrai que je me suis fendu de quelques galéjades qui ont produit leur petit effet, je ne le nie pas. »
« Elle s’est fendu la pêche ou quoi ? »
« Encore assez, oui. »
« Et comment donc a réagi ta vieille amie Putholi première du nom face à ton petit manège ? »
« Je l’ignore. Figure-toi qu’on ne s’est pas parlé depuis plus de quatre jours. »
« Tu irais jusqu’à dire qu’elle te fait la gueule ? »
« Disons que, maintenant que tu en parles, je n’irais pas jusqu’à en faire mystère… »
« Et irais-tu jusqu’à seulement penser qu’elle puisse être jalouse ? »
« … »
« Paridil ? »
« Oui ? »
« Le séjour se termine ce soir, n’est-ce pas ? »
« Oui. Une soirée dansante est organisée pour marquer le coup. »
« Bien ! C’est là qu’il faut mettre le paquet, crois-moi ! »
« Mettre le paquet ? »
« Le paquet ! »
« C'est-à-dire ? »
« Des traits bronzés sous une casquette un peu voyante, ne jamais oublier de sourire, magnétisme, supplément de personnalité, tout le toutim ! »
« Tout le toutim ? »
« Tu comptes répéter toutes mes phrases ? Écoute, tu ne peux pas continuer éternellement comme ça ! »
« C’est sûr. »
« Tu es un garçon intelligent et… »
« Je préfèrerais avoir de la chance qu’être intelligent. »
« Comme tout le monde ! La chance va finir par tourner, tu vas voir ! »
« C’est moins sûr. Et puis j’ai l’impression de tromper Mâdharasi… »
« Oh ! Dis donc, ne dis pas de gros mots, hein ! »
« Mais je peux tout de même prendre le temps de me remettre, de rester un peu avec mon drame… »
« Tout dans l’objet, rien dans l’esprit ! Tu inventes cette femme et voilà plus de dix ans que tu reste un peu avec ce drame-là ! »
« Je n’ai pas assez d’imagination pour l’avoir inventé à ce point. »
« Quoi qu’il en soit, Paridil mon grand, ce soir c’est cortège de roses et huile d’amande douce ! Ce soir c’est chéquier en croco et carte bleue en fourrure ! Ce soir, tu vas renouer les fils d’un destin qu’on croyait perdu ! »
« … »

Le DJ n’était pas fameux ce soir-là, sur la place de Porto Vecchio, mais au moins ne mixait-il que de nouveaux succès. Paridil en était soulagé : pas de souvenirs possibles. Il regardait les deux femmes, Putholi première du nom et surtout Putholi bis, danser avec deux cavaliers anonymes, leurs deux visages tuméfiés par l’ennui. Parfois il lui semblait déceler entre elles un regard complice et il s’en trouvait tout ému. N’y a-t-il jamais en amour d’autre bonheur que celui que nous supposons aux autres ? Soudain, Putholi bis décida de regagner sa place et laissa là, en plan, son cavalier tout désarçonné. Paridil prit son air le plus dégagé et dit d’un ton patelin et d’une bouche pâteuse :

« Tu aimes n’en faire qu’à ta tête. »
« Je n’y arrive pas souvent » – lui répondit une Putholi bis tout sourire.
« Tout de même, tu sembles avoir une vie… très libre, non ? »
« C'est-à-dire ? »
« Et bien, je ne sais pas… je… »

Une angoisse violente pétrissait un Paridil aux yeux ronds lorsqu’un serveur entra sans frapper dans son champ de vision. Il y vit un signe divin et saisit sa chance au vol.

« Veux-tu boire quelque chose ? » – s’enquerra-t-il encore tout honteux de sa propre audace.
« Volontiers. Un double scotch sans glace, s’il vous plait. »
« Heu… La même chose merci. »
« Ma mère était une femme au foyer. Un seul enfant. Pas d’humour. Détestant les conflits. Une femme tout ce qu’il y a de normal. Disons que j’essaye de corriger le tir. »
« Corriger le… »
« D’avoir la vie que je veux si tu préfères. »
« Tu penses que tout peut bien se finir dans la vie, alors ? »
« Moui. Pas tout. Mais des trucs. Oui sans doute. Pas toi ? »
« Je n’ai pas… Je ne suis pas arrivé à avoir la vie que je voulais. Tu sais, les problèmes qui s’accumulent… »
« Mon père pensait qu’un problème n’était jamais aussi permanent que sa solution. C’était une sorte d’optimiste. Je tiens beaucoup de lui. »
« Tu tiens beaucoup de ton père… »
« De ce point de vue là, oui. »
« Tu ne t’es jamais mariée ? »
« Non. Je prends soin de moi toute seule. »
« C’est… ce que je fais moi aussi. Je viens de divorcer. »
« Putholi me l’a dit. »
« Vous vous entendez bien, elle et toi… »
« Encore assez oui. C’est depuis ton divorce que tu as décidé qu’il ne ferait plus jamais beau ? »
« Ça se voit tant que ça ? »
« Plutôt, oui. Ou alors tu as une drôle de façon d’être content. »
« … »
« Allez viens, allons nous joindre aux fameux drilles ratnapuriens en brodequins ! »

Paridil échangea cette nuit-là quelques pas d’une danse roborative avec une femme attirante par bien des aspects et se senti bien dans sa peau. Quelques instants. Quelques instants tout de même. Précieux car volés au nez et à la barbe de la loi d’airain qu’il s’était forgé pour lui-même et qui lui interdisait tout bonheur terrestre. Ni Cythère, ni Lesbos, la Corse était restée la Corse comme les êtres aimés ne sont en définitive qu’eux-mêmes. Cavalier seul s’éloignant dans les rumeurs du bal, fantôme soumis aux rites mystérieux d’incantations secrètes et magiques, Paridil s’en retournait déjà vers le continent et vers Mâdharasi. La jalousie – ce petit moteur d’occasion qui avait permis à sa fragile barquerolle de s’éloigner un peu de l’écueil des jours – s’estompait déjà, remplacé par cet espoir né de l’imagination humaine qui peut se placer « tout entier derrière un petit morceau de visage ».

mercredi 18 août 2010

C’est beau l’Irlande

Fish & Chips du village de Greystones (238 habitants)
Côte Est de l’Irlande
Conversation traduite de l’anglais

Moi : Dites-moi, qu’est-ce-qu’il y a dans la « barre Mars frite » ?

Serveuse chinoise : Comment ?

Moi : Qu’est-ce-qu’il y a dans la « barre Mars frite » ?

Serveuse chinoise : Désolé, moi pas comprendre…

Un client irlandais : Vous vouliez savoir quoi ?

Moi : Qu’est-ce-qu’il y a dans leur « barre Mars frite » ?

Un client irlandais : Ah ben c’est une barre de Mars glacée, vous savez, un genre de Mars avec de la glace dedans, mais avec de la pâte à beignets autour, et frite.

Moi : Ah ouais… mais c’est frit avec le poisson et les frites ? Je veux dire, dans le même bain d’huile ?

Un client irlandais : Ah ben oui. Ça donne du goût.

Moi : Mais c’est un genre de dessert, quand même… je veux dire, y’a pas de poisson dedans ?

Un client irlandais :
Oui, oui, c’est un dessert, sans poisson dedans. C’est très bon. Vous voulez que je vous en commande un ?

Moi : Non, vraiment, non. Merci, c'est gentil, mais non.

mercredi 4 août 2010

Un ami qui vous veut Dublin


Les voyages c’est nul. C’est un fait. Un voyage n’est jamais que désagréments. Mais bon, il y a des fois où l’on se trouve obligé de voyager quand même, qu’est-ce que vous voulez. Là, par exemple, je me trouve à Dublin. Qu’est-ce que je viens fabriquer à Dublin, me demandera-t-on, alors. Je n’en sais ma foi rien…

Pourtant, avant de partir, dans la vie réelle, quand je n’étais pas encore en voyage, les gens à qui j’ai parlé de mon prochain séjour à Dublin ont, pour la plupart eu la même réaction : « Dublin, c’est génial : j’y suis allé il y a X ans et j’ai adoré. Par contre, il y fait un froid de loup. Mais tu verras, y’a le Musée Guinness, et ça, c’est génial ! Il faut absolument y aller ! »

De cette curieuse unanimité parmi mes interlocuteurs, j’ai déduit plusieurs choses. D’abord, les français semblent tous aller à Dublin, pour une raison que j’ignore. Ensuite, leurs prédictions météorologiques se sont avérées jusqu’ici exactes. Enfin, renseignement pris, il semble bien qu’il y ait ici un Musée Guinness. Inutile de dire que je n’y foutrai pas les pieds.

Pourtant, que vais-je donc faire à Dublin si je ne vais pas au Musée Guinness ? Eh bien, je me suis attelé à faire la seule chose raisonnable qu’il y ait à faire avec de la Guinness : aller la boire dans les pubs. J’ai donc pu constater une chose étrange à propos de cette ville.

Comment dire… Quand on vous dit « Dublin », comme ça, vous pensez à quoi ? « Dublin, c’est génial : j’y suis allé il y a X ans et j’ai adoré. Par contre, il y fait un froid de loup. Mais tu verras, y’a le Musée Guinness, et ça, c’est génial ! Il faut absolument OUI ! Oui, je sais… ça va, non mais sérieusement, si on vous dit « Dublin », ça évoque quoi ? La bière, puis Joyce, Wilde, Shaw, Beckett ? Des écrivains, quoi ? Eh bien si vous pensez à ça quand on vous dit « Dublin », sachez que le syndicat d’initiative de Dublin sait déjà que vous pensez ça et il est déterminé à vous en donner pour votre argent quand vous viendrez.

Il y a ici une sorte de lubie sur les écrivains. Un peu comme à Stratford-upon-Avon en Angleterre qui a été transformé en parc à thème sur Shakespeare. Ici, à Dublin, le syndicat d’initiative a tout misé sur Joyce, Wilde, Shaw, Beckett plus Yeats et Heaney pour les touristes anglophones. Et de fait, il n’y a pas un pub où il n’y a pas une photo de tous ces écrivains au mur. On ne peut pas faire un pas sans tomber sur une statue de Joyce, sur une plaque en bronze avec une citation d’Ulysses, sur le pont Samuel Beckett ou sur la charcuterie George Bernard Shaw. Et dans les librairies, sur les présentoirs qui mettent en avant les livres que l’on veut spécialement vous vendre, vous avez les œuvres de tous ces mecs de préférence à toutes les bouses mondialisées genre Twilight ou les bouquins de Dan Brown que l’on trouve en tête de gondole dans toutes les librairies de la planète.

Non pas que je me plaigne de tout ça, mais ce qui me dérange, au fond, c’est que l’illusion est trop grossière, que le mythe du peuple littéraire est trop facile à percer à jour. Ce que je veux dire, c’est que si vous allez à Londres, au 221b Baker Street au Musée Sherlock Holmes, les gens qui viennent le visiter ont raisonnablement des chances d’avoir lu les romans de Conan Doyle. Alors qu’ici, à Dublin, tous les écrivains avec lesquels on nous tanne sont, à l’exception peut-être de Wilde, des écrivains extrêmement difficiles, dont la lecture suppose sans doute un intérêt spécialisé pour la littérature de la part du lecteur et donc que vraiment très peu de gens ont dû lire, tant parmi les dublinois que parmi les touristes. Alors certes, les dublinois ont peut-être dû se fader des bouts d’Ulysses à l’école, mais bon.

Je ne sais pas, c’est un peu comme si à Paris, on ne pouvait pas tomber sur un bistrot sans un portrait de Robbe-Grillet ou de Butor au mur… C’est peut-être aussi que Dublin, la ville des écrivains, n’a pas eu tant d’écrivains que ça.

Mais je suis bien naïf, là, aussi, de m’énerver sur l’industrie touristique…

dimanche 1 août 2010

Le tombeau Hindou

Premier psychiatre.

Gelstalt thérapie. Entre 50 et 90 euro la séance
2 mars 2007

« Bonjour, Monsieur. »
« Docteur Vron, enchanté. »
« Je m’allonge ? »
« C’est vous qui voyez… »

Séparé de son épouse Amaïdimalar, éconduit par Mâdharasi-la-reine-des-femmes qu’il ne pouvait néanmoins cesser d’idolâtrer, tenaillé par le vide et la solitude, Paridil Bakshi, contrôleur des impôts dans le civil et chasseur émérite à ses nombreuses heures perdues, avait été amené par les dégrisements intenses et successifs qu’avait subi son cœur à consulter un psychiatre.

« … »
« Alors, cher Monsieur, quelle est la raison de votre venue ? »
« … »
« Des soucis en ce moment ? »
« … »
« Je vais me chercher un café, vous en voulez un ? »
« … »

Innocent des règles énigmatiques qui régissent la franche camaraderie du moi, du surmoi et de l’inconscient, Paridil, pour une première expérience au royaume de la psychologie, avait demandé conseil à quelques proches. Personne dans son entourage ne connaissant de psychanalyste, il s’était orienté vers un psychiatre qu’il différenciait de toute façon fort mal de son confrère. Pour ce faire, il s’en était remis aux dires de Meyyarasi-la-reine-de-vérité aux recommandations avisées bien connues mais non moins sœur de Mâdharasi… Tétanisé par l’idée que quoi ce fût de ce qu’il dirait sous le sceau du secret professionnel soit néanmoins divulgué, Paridil restait donc prostré et aphone tout au long de séances qu’il ne fréquentait en fait que pour ne pas désavouer la sœur bien-aimée de l’idole de sa vie. D’une manière générale, Paridil se refusait à être contrariant. Fasciné qu’il était par l’intense vérité du réel, toujours au-devant de lui, là où se trouvaient les autres, trinquant et riant dans une intimité dont il était exclu, Paridil était perpétuellement anxieux qu’on l’abandonne purement et simplement. Aussi ne moufetait-il jamais. Ainsi espérait-il obtenir le droit de demeurer dans le sillage d’autrui, suffisamment près pour pouvoir continuer à un être le voyeur d’une réalité qu’il n’envisageait plus sérieusement oser pénétrer.


1er avril 2007

« Que diriez-vous à cette femme, si elle était-là, devant vous ? »
« … »
« Ecoutez, Monsieur Bakshi, vous ne pouvez pas continuer à venir ici sans jamais dire un mot… »
« … »
« Essayons les associations d’idées. Je vous dis un mot et vous me répondez par le premier mot qui vous traverse l’esprit, d’accord ? »
« D’accord. »
« Vache. »
« Pré. »
« Bien. Vous avez compris le principe. Slip ? »
« Heu… »
« Il faut répondre un peu plus vite pour que tout cela fasse sens. Lapin ? »
« Cartouche ! »
« Boue. »
« Genoux ! »
« Slip. »
« Caleçon ! »
« Vacances. »
« Sri Lanka ! »
« Slip. »
« Hôpital ! »
« Rouge. »
« Chasse ! »
« Slip. »
« Seringue ! »
« Slip. »
« Rugby ! »
« Slip. »
« Gourmette ! »
« Bon. Ca va pour aujourd’hui. À la semaine prochaine Monsieur Bakshi. »

Paridil était désorienté. Tout le but de sa thérapie était de répondre à cette unique question : « connaitrais-je jamais la réalité ? » Or il lui semblait que les méthodes du bon docteur Vron l’éloignaient de cette dernière… Pire encore, qu’il avait, au fil de cette terrible séance, perdu un peu plus de cette aptitude à la sympathie qui seule pourrait le transporter, lui, Paridil-le-paria, au cœur même du monde jusqu’à le faire coïncider avec lui. Il fallait prendre une décision !



Deuxième psychiatre
Analyse transactionnelle. Entre 20 et 75 euro la séance
24 avril 2008

« Bien. Monsieur Bakshi ? Monsieur Paridil Bakshi, c’est bien cela ? »
« Oui… Docteur Scanner ? »
« Lui-même ! Et bien maintenant que les présentations sont faites, installez-vous, voulez-vous.»
« Vous n’avez pas de divan ? »
« Déçu ? »
« … »

Imaginer, rêver, espérer comptaient en secret parmi les activités favorites de Paridil. Or au fil du temps notre homme avait réalisé qu’il avait ainsi réuni toutes les conditions de sa désillusion. Oui, Paridil était un brin déçu, mais non, il n’en laisserait rien paraître. En outre, le docteur Scanner était un bon psychiatre. Paridil l’avait choisi au hasard dans l’annuaire. Il était de ceux qui ne font ni miracles ni dégâts. En outre il aimait à fumer la pipe ce qui lui donnait un air vraiment très professionnel.

« Ça vous dérange si je fume ? »
« À vrai dire… oui. »
« Tiens, tiens ! Votre père fumait ? »
« Écoutez, j’aimerais vous parler d’un problème qui… »
« Votre mère alors ? »
« Si je suis venu vous voir c’est parce que… »
« Quelqu’un fumait chez vous, lorsque vous étiez enfant ! »
« Oui ! Mon père fumait un paquet de Gauloises bleues par jour ! Mais enfin ce n’est pas pour ça que… »
« Certes… Certes… Il n’empêche que quelqu’un fumait chez vous… Je dis ça… Je ne dis rien ! Ecoutez, je pense qu’il faut dès à présent que nous passions vous et moi un contrat afin de définir notre objectif et les moyens que nous allons mettre en œuvre pour l’atteindre ! »

18 mai 2008
« Alors Monsieur Bakshi, avez-vous réfléchi à ce dont nous avons parlé la semaine dernière ? »
« Oui. Effectivement, il me semble que le tabac à pipe est moins nocif pour les poumons du fumeur comme pour ceux de son entourage que celui contenu dans les cigarettes. »
« Bien. Je vois que nous progressons. »

Les premières séances avaient été consacrées à débroussailler un peu les idées reçues que Paridil entretenait sur le monde en général et la société en particulier. Moins par conviction profonde que parce qu’il n’avait certains soirs rien de mieux à faire, Paridil persista dans la voie de la thérapie.

4 février 2009
« Et alors comme ça vous avez déclaré votre amour à cette femme ? Et elle vous a dit qu’elle ne vous aimait pas ? »
« Pas exactement. »
« Ah ! »
« Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas me donner ce que j’attendais. Elle m’a dit qu’elle vivait depuis longtemps avec Pritish… »
« Le dieu de l’amour ? »
« Celui-là même. Elle m’a donc dit qu’elle vivait depuis très longtemps avec lui et qu’elle savait comment il fonctionnait… »
« Et ? »
« C’est tout ce qu’elle a dit. »
« Certes… Certes… Mais vous, à ce moment-là, qu’avez-vous répondu ? »
« Rien, j’ai ramassé la raquette qu’elle avait jetée au sol, je la lui ai tendue par-dessus le filet et nous avons repris la partie. »
« Hum… Repris la partie ! »
« Hum. »
« Ça vous ennuie si je fume ? »
« Non, pas du tout. Je vous en prie, Docteur. »
« Ah ! Bien, bon, oui. Bonne nouvelle, monsieur Bakshi ! Il me semble que nous sommes parvenus à régler certains problèmes, non ? »

Lorsque Mâdharasi paraissait, Paridil recevait un tel coup au cœur qu’il manquait chaque fois de chanceler et restait quelques instants, blanc comme un linge, comme en équilibre au-dessus de l’abîme. Il mesurait, jour après jour, dix ans durant, son plaisir à voir Mâdharasi par l’immensité de son désir de la voir arriver et de sa peine de la voir partir. Car en définitive il goûtait mal à sa présence qui provoquait en lui un malaise de plus en plus profond. Ce trouble faisait qu’il ne la voyait jamais mieux qu’en esprit. Et cela, Paridil, le sentait confusément quoique profondément : quelque part dans l’épaisse brume qui l’entourait tout à coup – et qui n’était pas tout à fait étrangère aux loisirs de son thérapeute – quelque chose était loin d’être « réglé ». Aussi s’en ému-t-il, entre deux quintes de toux, auprès du docteur Scanner.

« Finalement, je préfèrerais que vous fumiez vous pipe plus tard, docteur. Si ça ne vous ennuie pas… »
« M’ennuyer ! M’ennuyer ! Mais… pas le moins du monde ! Continuons, la séance n’est pas terminée après tout… »
« Ne vous énervez pas, docteur… »
« M’énerver ! M’énerver ! Mais pas le moins du monde ! Allons-y ! Parler moi encore de Mâdharasi, de sa perfection et de tout le saint frusquin ! »
« Ecoutez, je… »
« Mais j’écoute, j’écoute, Bakshi ! Je dirais même que je veux bien écouter toutes vos conneries à longueur de temps, après tout c’est mon métier. Je comprends bien que les gens veuillent que l’on comble leur vide. Mais enfin rendez-vous à l’évidence : ils l’aiment leur vide, ils le cultivent, le cajolent. Vous aimez vivre dedans pour que quelqu’un vienne et le remplisse de conneries invraisemblables. Rendez-vous à l’évidence ! Rendez-vous… Bakshi… vous… vous êtes cerné ! Excusez-moi, je n’ai pas pu résister. Je crois qu’il faut que nous cessions de nous voir. Je vais vous conseiller un collègue. »

Après le départ de Paridil, le docteur Scanner fuma une cigarette, une Camel longue. Il s’en délecta. Puis il prit une décision : il en fuma une deuxième.



Troisième psychiatre
TCC (Thérapies cognitivo-comportementales). Entre 60 et 80 euro la séance
12 mars 2009

« Vous connaissez les tests de Rorschach ? », demanda le docteur Mandrake.
« Oui. J’ai fait de la peinture à l’école maternelle, comme tout le monde. », répondit Paridil.
« Que voyez-vous, là ? »
« Là ? »
« Non. Là ! »
« Oh, là… Et bien, je vois un vaste mausolée blanc dont la coupole est soutenue par plus de mille éléphants géants. Élégants minarets de part et d’autres, par ailleurs. »
« Pourriez-vous être plus précis ? »
« Bien sûr. Marbre du Rajasthan, jaspe du Panjâb, turquoise et malachite du Tibet, lapis-lazuli du Sri Lanka, corail de la Mer rouge, cornaline de Perse et du Yémen, onyx du Deccan, grenat du Gange, agate de Jaisalmer et cristal de roche de l’Himalaya. »
« Tout de même… Vous m’avez décrit le Taj Mahal, là ?»
« Non, je connais quelqu’un qui habite-là… »
« Qui cela ? »
« Mâdharasi ! »

2 juillet 2010
« Allô ? Hrundi, mon petit ? »
« C’est bien moi, Paridil mon grand. Alors ces séances chez le psy ? »
« Tu n’imagineras jamais ce qui s’est passé aujourd’hui ? »
« T’as mis le doigt sur quelque chose d’important ? »
« Ça, tu peux le dire. Alors voilà, c’était ma sixième séance, tu vois. En thérapie cognitivo-comportementale chez Mandrake. Alors j’étais là, allongé sur le divan et je racontais mon opération des yeux à ma majorité, tu sais le strabisme, la difficulté à regarder quelqu’un dans les yeux, l’impossibilité à dire « je t’aime », toutes ces sortes de choses, quoi… Je me demandais bien ce que le docteur allait bien pouvoir comprendre à mon histoire, ignorant s’il connaissait bien les différentes formes de strabismes. Donc je me suis tourné vers lui pour le lui demander. »
« Hum…Hum… »
« Et bien crois-moi si tu veux, vautré sur son fauteuil pivotant, les pieds sur le bureau, il se fendait la pêche en passant des SMS ! »
« Non ? Si ? »
« Quand il m’a vu, il s’est redressé vite fait et a posé son portable. Il a croisé les mains sur le bureau. Il a baissé les yeux sur ses mains… puis les a relevés sur moi. »
« Et… »
« Et il m’a sourit. Combien de temps avait-il passé à tripatouiller son téléphone pendant cette séance ? Pendant toutes nos séances ? La moitié ? Plus de la moitié ? La totalité ? J’étais… en colère ! »
« C’est plutôt une bonne nouvelle, ça, non ? »
« Je me suis levé et j’ai marché jusqu’à son bureau. Je devais avoir l’air plutôt fumasse crois-moi ! Le sourire de Mandrake s’est effacé et il s’est mis à farfouiller nerveusement sur son bureau. Tout en risquant quelques coups d’œil vers moi, il essayait de jouer le mec que mon dossier inspire vraiment. Le genre je-lève-un-sourcil-toute-les-deux-lignes-en-hochant-la-tête, tu vois ? »
« Hum… Hum… »
« Tu sais ce qu’il y avait dans mon dossier ? Mon nom et mon prénom tout en haut d’une page pratiquement blanche sur laquelle était griffonné : Ce soir – Marie-Caroline – diner 20 heures 30 ».
« Et rien de plus ? »
« Si, je crois qu’il s’était vaguement essayé à la représentation naïve d’organes génitaux humains et externes mais je n’en suis pas vraiment sûr… »
« Vous vous êtes dit quelque chose ? »
« Moi, je lui ai dit que je ne remettrai jamais les pieds dans son cabinet ! »
« Et lui, que t’a-t-il répondu ? »
« Qu’il comprenait. Ensuite il a ajouté – juste avant que je ne passe la porte : « Vous savez, monsieur Bakshi, c’est pour rompre sa solitude et en croyant participer à une autre vie, qu’on se veut inséparable d’une personne. L’expérience de l’amour redouble alors pour chacun celle de la solitude dont on avait espéré s’affranchir… Or ce désir fusionnel, c’est un phantasme. Ce que je veux vous demander avant que vous ne partiez c’est… De quoi votre amour pour un fantôme est-il alors l’amour ? Quelle est sa réalité ? » »
« Je ne suis pas sûr de saisir, Paridil, mon grand ? »
« C’est ce que je lui ai répondu, Hrundi, mon petit. Mais il a poursuivi : « Monsieur Bakshi, ne voyez-vous pas que l’absence de Mâdharasi emporte quelque chose que sa présence ne suffit jamais à vous apporter. La femme qui s’en va n’est pas la même que celle qui était là un instant plus tôt. L’amour est parfois un hiatus, Monsieur Bakshi : le plus frappant exemple du « peu qu’est la réalité pour nous » disait Proust. Ce qu’est vraiment Mâdharasi, vous ne pouvez pas le percevoir, cela vous confronterait à vous-même, à quelque inaccessible intériorité et… » »
« Il t’a dit tout ça ?! »
« Oui, j’ai noté les grandes lignes après coup : au prix de la séance ! J’ai fini par partir en lui souhaitant bon appétit et que ça marche avec Marie-Caroline. Qu’est-ce que tu dis de ça ?! »
« Qu’on ne peut pas avoir tous les talents : ce type dessine comme un pied, tant pis. »