mardi 31 août 2010

Bal perdu

Paridil n’arrêtait pas de regarder le plafond comme s’il s’attendait à ce qu’il lui tombe dessus d’un moment à l’autre. Six mois auparavant, il avait souscrit à des vacances en Corse ainsi qu’à l’assurance de les passer avec Mâdharasi, pour lui reine des femmes et idole inatteignable. En effet, la déesse et son époux – l’indéboulonnable Pritish-le-Dieu-de-l’amour – avaient pour coutume estivale de séjourner sur cette Île de Beauté qui leur allait si bien au teint en compagnie de l’association des joyeux marcheurs ratnapuriens. Or trois jours avant le départ, le couple-vedette avait dû annuler son séjour pour quelques raisons familiales… Ainsi Paridil se retrouvait-il cette nuit-là en proie à bien des angoisses, seul, à bord d’un bateau anonyme en partance pour une Corse désolée et farouche, à regarder le plafond depuis la vétuste couchette d’une obscure cabine, le tout dans une intolérable promiscuité avec la presque totalité du club des débonnaires randonneurs ratnapuriens. Mâdharasi était restée à quai. Paridil, sous peine de trahir publiquement l’amour aussi secret qu’immuable qu’il lui vouait, avait dû se laisser embarquer. L’angoisse, une fois encore, s’était faite étoffe d’un amour qui lui apparaissait en cet instant plus que jamais comme la figure de proue d’une embarcation aussi frêle que maudite. Oui, maudite ! De cette abominable malédiction qui veut que nous n’aimions rien tant que ce qui nous fait souffrir. Peut-on vraiment choisir entre cesser d’aimer et cesser de souffrir ? Quoi qu’il en fût, Paridil n’était pas de ceux qui se résignent à un tel choix. Alors qu’il se voyait embarquer pour Cythère, sur la gondole silencieuse d’un amour noble, digne et tragique, il se retrouvait à voguer péniblement vers l’exil, Sainte Hélène, la Corse sur un radeau de misère ! Et là, seul dans l’obscurité, il sentait bien que nul n’échappe à lui-même, il comprenait que son amour n’aspirait pas – comme tant d’autres – à l’indifférence et à l’oubli, qu’il se développait en lui comme une maladie et que quelque chose d’atroce allait advenir… À mesure que Paridil imaginait Mâdharasi et Pritish sur le continent – épris comme au premier jour et riant à gorges déployées à quelque enterrement de quelque vieille parente – une chose atroce, sans commune mesure, advint : elle avait pour nom jalousie !

Si l’amour est la pathologie de l’imaginaire, la jalousie semble être celle de l’amour. C’est sous cette obsédante influence que Paridil s’intéressa de près à Putholi bis, qui signifie « nouvelle lumière » en tamoul, la langue de l’amour comme chacun sait. Putholi bis faisait partie de l’association des promeneurs ratnapuriens hilares. Elle y avait été introduite par Putholi première du nom qui l’avait également présentée à Paridil. Putholi première du nom et Paridil étaient amis de trente ans. Il l’avait courtisé du temps de leur splendeur commune. Elle l’avait éconduit non sans douceur dans l’un de ces moments de stupéfiante lucidité comme en ont parfois les femmes. Putholi première du nom et Putholi bis travaillaient de concert à l’édification des jeunes générations dans une école primaire et avaient acheté deux maisons mitoyennes dans les environs champêtres de Ratnapura, au nord de la Loire. Elles semblaient inséparables. Ne pouvant trouver le sommeil, Paridil cherchait aventure. Il avait ainsi accompagné sur le pont son ami Jaganmay-celui-qui-se-répand-dans-l’univers afin qu’il y soit plus à son aise pour vomir par-dessus le bastingage, sujet qu’il était à un tenace mal de mer. Là, il avait rencontré Putholi bis.

« Un collègue à toi ? Il travaille aux impôts lui aussi ? » – avait-elle demandé.
« À une époque. Il est conseiller technique à la Fiduciaire ratnapurienne maintenant. »
« Quelle vie. »
« Il y a des compensations quand même. »
« Par exemple ? »
« Euh… Je ne sais pas. Quelle que soit la vie qu’on a, il doit y avoir des compensations, non ? »

Jaganmay vomissait de plus belle. Tripes et boyaux.

« Tu crois ? C’est à ça que nous allons boire alors ? »

Putholi bis sortit une flasque de la poche intérieure de son blouson.

« Non, je peux me tromper. Buvons plutôt à ta santé » – intervint un Paridil soudain de plaisante humeur.
« À la notre ! » – s’empressa de conclure Putholi bis.

Ce court échange et la gorgée de whisky qui l’avait ponctué avaient ragaillardi Paridil qui, l’espace d’un instant mémorable, en avait oublié Mâdharasi. C’était comme si un étau de fonte se desserrait autour de son cœur. Fort de cette incroyable expérience, il avait décidé de pousser plus avant ses investigations, de faire en sorte que Putholi bis occupe un peu de cet esprit entièrement dévolue au culte féroce et sans partage de Mâdharasi depuis maintenant plus d’un lustre.

« Allo ? Hrundi, mon petit ? »
« Paridil, mon grand ! Alors ? La Corse ? »
« Bastia. Très joli. Dis-moi, te souviens-tu de Putholi bis ? »
« Non. »
« Mais si ! Une femme remarquable. La grande amie de Putholi première du nom. »
« Ah oui ! Tes deux copines lesbiennes. Ça y est ! Je les remets. »
« … »
« Allo ? Paridil ? Mon grand ? »
« Comment ça : lesbiennes ? »
« Nous parlons bien des deux instits qui ont achetés une maison ensemble ? »
« Deux maisons mitoyennes ! »
« Deux maisons collées l’une à l’autre… »
« Deux maisons côte à côte ! »
« Deux maisons qui se touchent… »
« Tu crois que… »
« Qu’elles sont de la pelouse ? C’est certain. »
« Je te rappelle ! »

Paridil devait en avoir le cœur net. Putholi bis ? Lesbienne ? Cythère n’avait fait place à la Corse que pour un bref instant tant cette dernière s’effaçait déjà devant Lesbos… Quelle était donc la destination de ce voyage à la fin ? Alors que toute la fine fleur des excursionnistes ratnapuriens prenait temporairement ses quartiers dans le bus, Paridil décida de violer par une occupation profane les interdits de ce séjour : il cuisinerait Putholi bis avec maestria et opiniâtreté jusqu’à ce que dévoilement d’orientation sexuelle s’ensuive ! Pour ce faire, Paridil savait décisif l’attente du moment propice. Or ce moment ne vint pas…

« Allo ? Hrundi, mon petit ? »
« Paridil, mon grand ! Alors ? La Corse ? »
« Calvi, sa forteresse, sa cathédrale, Centuri, son petit port, ses bateaux de pêche typiques, Sisco sous la pluie, l’île rousse au soleil couchant, le phare de Propriano, le cimetière marin de Bonifacio, le pont génois sur le Rizzanese, Tiazzano et la plage d’argent. Très joli. Je ne sais pas comment demander à Putholi bis si… »
« Si elle colle des timbres ? »
« Pourquoi diable te sens-tu toujours obligé d’être aussi… désobligeant ? »
« Excuse-moi. Si elle s’adonne sans aucune retenue aux plaisirs saphiques te siérait-il davantage ? »
« À vrai dire, non. Je voudrais plutôt qu’elle s’intéresse aux hommes. Enfin, à moi. »
« Ne me dis pas que tu as réussi à t’enticher d’une camionneuse ! Encore une femme inaccessible à mettre à ton palmarès ! »
« Comment peux-tu être aussi certain qu’elle est… enfin… »
« Tu as passé du temps avec elle durant ce séjour ? »
« Oui. »
« Vous avez discuté ? »
« Oui. »
« Tu t’es bien entendu arrangé pour la dérider un peu ? »
« Il est vrai que je me suis fendu de quelques galéjades qui ont produit leur petit effet, je ne le nie pas. »
« Elle s’est fendu la pêche ou quoi ? »
« Encore assez, oui. »
« Et comment donc a réagi ta vieille amie Putholi première du nom face à ton petit manège ? »
« Je l’ignore. Figure-toi qu’on ne s’est pas parlé depuis plus de quatre jours. »
« Tu irais jusqu’à dire qu’elle te fait la gueule ? »
« Disons que, maintenant que tu en parles, je n’irais pas jusqu’à en faire mystère… »
« Et irais-tu jusqu’à seulement penser qu’elle puisse être jalouse ? »
« … »
« Paridil ? »
« Oui ? »
« Le séjour se termine ce soir, n’est-ce pas ? »
« Oui. Une soirée dansante est organisée pour marquer le coup. »
« Bien ! C’est là qu’il faut mettre le paquet, crois-moi ! »
« Mettre le paquet ? »
« Le paquet ! »
« C'est-à-dire ? »
« Des traits bronzés sous une casquette un peu voyante, ne jamais oublier de sourire, magnétisme, supplément de personnalité, tout le toutim ! »
« Tout le toutim ? »
« Tu comptes répéter toutes mes phrases ? Écoute, tu ne peux pas continuer éternellement comme ça ! »
« C’est sûr. »
« Tu es un garçon intelligent et… »
« Je préfèrerais avoir de la chance qu’être intelligent. »
« Comme tout le monde ! La chance va finir par tourner, tu vas voir ! »
« C’est moins sûr. Et puis j’ai l’impression de tromper Mâdharasi… »
« Oh ! Dis donc, ne dis pas de gros mots, hein ! »
« Mais je peux tout de même prendre le temps de me remettre, de rester un peu avec mon drame… »
« Tout dans l’objet, rien dans l’esprit ! Tu inventes cette femme et voilà plus de dix ans que tu reste un peu avec ce drame-là ! »
« Je n’ai pas assez d’imagination pour l’avoir inventé à ce point. »
« Quoi qu’il en soit, Paridil mon grand, ce soir c’est cortège de roses et huile d’amande douce ! Ce soir c’est chéquier en croco et carte bleue en fourrure ! Ce soir, tu vas renouer les fils d’un destin qu’on croyait perdu ! »
« … »

Le DJ n’était pas fameux ce soir-là, sur la place de Porto Vecchio, mais au moins ne mixait-il que de nouveaux succès. Paridil en était soulagé : pas de souvenirs possibles. Il regardait les deux femmes, Putholi première du nom et surtout Putholi bis, danser avec deux cavaliers anonymes, leurs deux visages tuméfiés par l’ennui. Parfois il lui semblait déceler entre elles un regard complice et il s’en trouvait tout ému. N’y a-t-il jamais en amour d’autre bonheur que celui que nous supposons aux autres ? Soudain, Putholi bis décida de regagner sa place et laissa là, en plan, son cavalier tout désarçonné. Paridil prit son air le plus dégagé et dit d’un ton patelin et d’une bouche pâteuse :

« Tu aimes n’en faire qu’à ta tête. »
« Je n’y arrive pas souvent » – lui répondit une Putholi bis tout sourire.
« Tout de même, tu sembles avoir une vie… très libre, non ? »
« C'est-à-dire ? »
« Et bien, je ne sais pas… je… »

Une angoisse violente pétrissait un Paridil aux yeux ronds lorsqu’un serveur entra sans frapper dans son champ de vision. Il y vit un signe divin et saisit sa chance au vol.

« Veux-tu boire quelque chose ? » – s’enquerra-t-il encore tout honteux de sa propre audace.
« Volontiers. Un double scotch sans glace, s’il vous plait. »
« Heu… La même chose merci. »
« Ma mère était une femme au foyer. Un seul enfant. Pas d’humour. Détestant les conflits. Une femme tout ce qu’il y a de normal. Disons que j’essaye de corriger le tir. »
« Corriger le… »
« D’avoir la vie que je veux si tu préfères. »
« Tu penses que tout peut bien se finir dans la vie, alors ? »
« Moui. Pas tout. Mais des trucs. Oui sans doute. Pas toi ? »
« Je n’ai pas… Je ne suis pas arrivé à avoir la vie que je voulais. Tu sais, les problèmes qui s’accumulent… »
« Mon père pensait qu’un problème n’était jamais aussi permanent que sa solution. C’était une sorte d’optimiste. Je tiens beaucoup de lui. »
« Tu tiens beaucoup de ton père… »
« De ce point de vue là, oui. »
« Tu ne t’es jamais mariée ? »
« Non. Je prends soin de moi toute seule. »
« C’est… ce que je fais moi aussi. Je viens de divorcer. »
« Putholi me l’a dit. »
« Vous vous entendez bien, elle et toi… »
« Encore assez oui. C’est depuis ton divorce que tu as décidé qu’il ne ferait plus jamais beau ? »
« Ça se voit tant que ça ? »
« Plutôt, oui. Ou alors tu as une drôle de façon d’être content. »
« … »
« Allez viens, allons nous joindre aux fameux drilles ratnapuriens en brodequins ! »

Paridil échangea cette nuit-là quelques pas d’une danse roborative avec une femme attirante par bien des aspects et se senti bien dans sa peau. Quelques instants. Quelques instants tout de même. Précieux car volés au nez et à la barbe de la loi d’airain qu’il s’était forgé pour lui-même et qui lui interdisait tout bonheur terrestre. Ni Cythère, ni Lesbos, la Corse était restée la Corse comme les êtres aimés ne sont en définitive qu’eux-mêmes. Cavalier seul s’éloignant dans les rumeurs du bal, fantôme soumis aux rites mystérieux d’incantations secrètes et magiques, Paridil s’en retournait déjà vers le continent et vers Mâdharasi. La jalousie – ce petit moteur d’occasion qui avait permis à sa fragile barquerolle de s’éloigner un peu de l’écueil des jours – s’estompait déjà, remplacé par cet espoir né de l’imagination humaine qui peut se placer « tout entier derrière un petit morceau de visage ».

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