dimanche 1 août 2010

Le tombeau Hindou

Premier psychiatre.

Gelstalt thérapie. Entre 50 et 90 euro la séance
2 mars 2007

« Bonjour, Monsieur. »
« Docteur Vron, enchanté. »
« Je m’allonge ? »
« C’est vous qui voyez… »

Séparé de son épouse Amaïdimalar, éconduit par Mâdharasi-la-reine-des-femmes qu’il ne pouvait néanmoins cesser d’idolâtrer, tenaillé par le vide et la solitude, Paridil Bakshi, contrôleur des impôts dans le civil et chasseur émérite à ses nombreuses heures perdues, avait été amené par les dégrisements intenses et successifs qu’avait subi son cœur à consulter un psychiatre.

« … »
« Alors, cher Monsieur, quelle est la raison de votre venue ? »
« … »
« Des soucis en ce moment ? »
« … »
« Je vais me chercher un café, vous en voulez un ? »
« … »

Innocent des règles énigmatiques qui régissent la franche camaraderie du moi, du surmoi et de l’inconscient, Paridil, pour une première expérience au royaume de la psychologie, avait demandé conseil à quelques proches. Personne dans son entourage ne connaissant de psychanalyste, il s’était orienté vers un psychiatre qu’il différenciait de toute façon fort mal de son confrère. Pour ce faire, il s’en était remis aux dires de Meyyarasi-la-reine-de-vérité aux recommandations avisées bien connues mais non moins sœur de Mâdharasi… Tétanisé par l’idée que quoi ce fût de ce qu’il dirait sous le sceau du secret professionnel soit néanmoins divulgué, Paridil restait donc prostré et aphone tout au long de séances qu’il ne fréquentait en fait que pour ne pas désavouer la sœur bien-aimée de l’idole de sa vie. D’une manière générale, Paridil se refusait à être contrariant. Fasciné qu’il était par l’intense vérité du réel, toujours au-devant de lui, là où se trouvaient les autres, trinquant et riant dans une intimité dont il était exclu, Paridil était perpétuellement anxieux qu’on l’abandonne purement et simplement. Aussi ne moufetait-il jamais. Ainsi espérait-il obtenir le droit de demeurer dans le sillage d’autrui, suffisamment près pour pouvoir continuer à un être le voyeur d’une réalité qu’il n’envisageait plus sérieusement oser pénétrer.


1er avril 2007

« Que diriez-vous à cette femme, si elle était-là, devant vous ? »
« … »
« Ecoutez, Monsieur Bakshi, vous ne pouvez pas continuer à venir ici sans jamais dire un mot… »
« … »
« Essayons les associations d’idées. Je vous dis un mot et vous me répondez par le premier mot qui vous traverse l’esprit, d’accord ? »
« D’accord. »
« Vache. »
« Pré. »
« Bien. Vous avez compris le principe. Slip ? »
« Heu… »
« Il faut répondre un peu plus vite pour que tout cela fasse sens. Lapin ? »
« Cartouche ! »
« Boue. »
« Genoux ! »
« Slip. »
« Caleçon ! »
« Vacances. »
« Sri Lanka ! »
« Slip. »
« Hôpital ! »
« Rouge. »
« Chasse ! »
« Slip. »
« Seringue ! »
« Slip. »
« Rugby ! »
« Slip. »
« Gourmette ! »
« Bon. Ca va pour aujourd’hui. À la semaine prochaine Monsieur Bakshi. »

Paridil était désorienté. Tout le but de sa thérapie était de répondre à cette unique question : « connaitrais-je jamais la réalité ? » Or il lui semblait que les méthodes du bon docteur Vron l’éloignaient de cette dernière… Pire encore, qu’il avait, au fil de cette terrible séance, perdu un peu plus de cette aptitude à la sympathie qui seule pourrait le transporter, lui, Paridil-le-paria, au cœur même du monde jusqu’à le faire coïncider avec lui. Il fallait prendre une décision !



Deuxième psychiatre
Analyse transactionnelle. Entre 20 et 75 euro la séance
24 avril 2008

« Bien. Monsieur Bakshi ? Monsieur Paridil Bakshi, c’est bien cela ? »
« Oui… Docteur Scanner ? »
« Lui-même ! Et bien maintenant que les présentations sont faites, installez-vous, voulez-vous.»
« Vous n’avez pas de divan ? »
« Déçu ? »
« … »

Imaginer, rêver, espérer comptaient en secret parmi les activités favorites de Paridil. Or au fil du temps notre homme avait réalisé qu’il avait ainsi réuni toutes les conditions de sa désillusion. Oui, Paridil était un brin déçu, mais non, il n’en laisserait rien paraître. En outre, le docteur Scanner était un bon psychiatre. Paridil l’avait choisi au hasard dans l’annuaire. Il était de ceux qui ne font ni miracles ni dégâts. En outre il aimait à fumer la pipe ce qui lui donnait un air vraiment très professionnel.

« Ça vous dérange si je fume ? »
« À vrai dire… oui. »
« Tiens, tiens ! Votre père fumait ? »
« Écoutez, j’aimerais vous parler d’un problème qui… »
« Votre mère alors ? »
« Si je suis venu vous voir c’est parce que… »
« Quelqu’un fumait chez vous, lorsque vous étiez enfant ! »
« Oui ! Mon père fumait un paquet de Gauloises bleues par jour ! Mais enfin ce n’est pas pour ça que… »
« Certes… Certes… Il n’empêche que quelqu’un fumait chez vous… Je dis ça… Je ne dis rien ! Ecoutez, je pense qu’il faut dès à présent que nous passions vous et moi un contrat afin de définir notre objectif et les moyens que nous allons mettre en œuvre pour l’atteindre ! »

18 mai 2008
« Alors Monsieur Bakshi, avez-vous réfléchi à ce dont nous avons parlé la semaine dernière ? »
« Oui. Effectivement, il me semble que le tabac à pipe est moins nocif pour les poumons du fumeur comme pour ceux de son entourage que celui contenu dans les cigarettes. »
« Bien. Je vois que nous progressons. »

Les premières séances avaient été consacrées à débroussailler un peu les idées reçues que Paridil entretenait sur le monde en général et la société en particulier. Moins par conviction profonde que parce qu’il n’avait certains soirs rien de mieux à faire, Paridil persista dans la voie de la thérapie.

4 février 2009
« Et alors comme ça vous avez déclaré votre amour à cette femme ? Et elle vous a dit qu’elle ne vous aimait pas ? »
« Pas exactement. »
« Ah ! »
« Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas me donner ce que j’attendais. Elle m’a dit qu’elle vivait depuis longtemps avec Pritish… »
« Le dieu de l’amour ? »
« Celui-là même. Elle m’a donc dit qu’elle vivait depuis très longtemps avec lui et qu’elle savait comment il fonctionnait… »
« Et ? »
« C’est tout ce qu’elle a dit. »
« Certes… Certes… Mais vous, à ce moment-là, qu’avez-vous répondu ? »
« Rien, j’ai ramassé la raquette qu’elle avait jetée au sol, je la lui ai tendue par-dessus le filet et nous avons repris la partie. »
« Hum… Repris la partie ! »
« Hum. »
« Ça vous ennuie si je fume ? »
« Non, pas du tout. Je vous en prie, Docteur. »
« Ah ! Bien, bon, oui. Bonne nouvelle, monsieur Bakshi ! Il me semble que nous sommes parvenus à régler certains problèmes, non ? »

Lorsque Mâdharasi paraissait, Paridil recevait un tel coup au cœur qu’il manquait chaque fois de chanceler et restait quelques instants, blanc comme un linge, comme en équilibre au-dessus de l’abîme. Il mesurait, jour après jour, dix ans durant, son plaisir à voir Mâdharasi par l’immensité de son désir de la voir arriver et de sa peine de la voir partir. Car en définitive il goûtait mal à sa présence qui provoquait en lui un malaise de plus en plus profond. Ce trouble faisait qu’il ne la voyait jamais mieux qu’en esprit. Et cela, Paridil, le sentait confusément quoique profondément : quelque part dans l’épaisse brume qui l’entourait tout à coup – et qui n’était pas tout à fait étrangère aux loisirs de son thérapeute – quelque chose était loin d’être « réglé ». Aussi s’en ému-t-il, entre deux quintes de toux, auprès du docteur Scanner.

« Finalement, je préfèrerais que vous fumiez vous pipe plus tard, docteur. Si ça ne vous ennuie pas… »
« M’ennuyer ! M’ennuyer ! Mais… pas le moins du monde ! Continuons, la séance n’est pas terminée après tout… »
« Ne vous énervez pas, docteur… »
« M’énerver ! M’énerver ! Mais pas le moins du monde ! Allons-y ! Parler moi encore de Mâdharasi, de sa perfection et de tout le saint frusquin ! »
« Ecoutez, je… »
« Mais j’écoute, j’écoute, Bakshi ! Je dirais même que je veux bien écouter toutes vos conneries à longueur de temps, après tout c’est mon métier. Je comprends bien que les gens veuillent que l’on comble leur vide. Mais enfin rendez-vous à l’évidence : ils l’aiment leur vide, ils le cultivent, le cajolent. Vous aimez vivre dedans pour que quelqu’un vienne et le remplisse de conneries invraisemblables. Rendez-vous à l’évidence ! Rendez-vous… Bakshi… vous… vous êtes cerné ! Excusez-moi, je n’ai pas pu résister. Je crois qu’il faut que nous cessions de nous voir. Je vais vous conseiller un collègue. »

Après le départ de Paridil, le docteur Scanner fuma une cigarette, une Camel longue. Il s’en délecta. Puis il prit une décision : il en fuma une deuxième.



Troisième psychiatre
TCC (Thérapies cognitivo-comportementales). Entre 60 et 80 euro la séance
12 mars 2009

« Vous connaissez les tests de Rorschach ? », demanda le docteur Mandrake.
« Oui. J’ai fait de la peinture à l’école maternelle, comme tout le monde. », répondit Paridil.
« Que voyez-vous, là ? »
« Là ? »
« Non. Là ! »
« Oh, là… Et bien, je vois un vaste mausolée blanc dont la coupole est soutenue par plus de mille éléphants géants. Élégants minarets de part et d’autres, par ailleurs. »
« Pourriez-vous être plus précis ? »
« Bien sûr. Marbre du Rajasthan, jaspe du Panjâb, turquoise et malachite du Tibet, lapis-lazuli du Sri Lanka, corail de la Mer rouge, cornaline de Perse et du Yémen, onyx du Deccan, grenat du Gange, agate de Jaisalmer et cristal de roche de l’Himalaya. »
« Tout de même… Vous m’avez décrit le Taj Mahal, là ?»
« Non, je connais quelqu’un qui habite-là… »
« Qui cela ? »
« Mâdharasi ! »

2 juillet 2010
« Allô ? Hrundi, mon petit ? »
« C’est bien moi, Paridil mon grand. Alors ces séances chez le psy ? »
« Tu n’imagineras jamais ce qui s’est passé aujourd’hui ? »
« T’as mis le doigt sur quelque chose d’important ? »
« Ça, tu peux le dire. Alors voilà, c’était ma sixième séance, tu vois. En thérapie cognitivo-comportementale chez Mandrake. Alors j’étais là, allongé sur le divan et je racontais mon opération des yeux à ma majorité, tu sais le strabisme, la difficulté à regarder quelqu’un dans les yeux, l’impossibilité à dire « je t’aime », toutes ces sortes de choses, quoi… Je me demandais bien ce que le docteur allait bien pouvoir comprendre à mon histoire, ignorant s’il connaissait bien les différentes formes de strabismes. Donc je me suis tourné vers lui pour le lui demander. »
« Hum…Hum… »
« Et bien crois-moi si tu veux, vautré sur son fauteuil pivotant, les pieds sur le bureau, il se fendait la pêche en passant des SMS ! »
« Non ? Si ? »
« Quand il m’a vu, il s’est redressé vite fait et a posé son portable. Il a croisé les mains sur le bureau. Il a baissé les yeux sur ses mains… puis les a relevés sur moi. »
« Et… »
« Et il m’a sourit. Combien de temps avait-il passé à tripatouiller son téléphone pendant cette séance ? Pendant toutes nos séances ? La moitié ? Plus de la moitié ? La totalité ? J’étais… en colère ! »
« C’est plutôt une bonne nouvelle, ça, non ? »
« Je me suis levé et j’ai marché jusqu’à son bureau. Je devais avoir l’air plutôt fumasse crois-moi ! Le sourire de Mandrake s’est effacé et il s’est mis à farfouiller nerveusement sur son bureau. Tout en risquant quelques coups d’œil vers moi, il essayait de jouer le mec que mon dossier inspire vraiment. Le genre je-lève-un-sourcil-toute-les-deux-lignes-en-hochant-la-tête, tu vois ? »
« Hum… Hum… »
« Tu sais ce qu’il y avait dans mon dossier ? Mon nom et mon prénom tout en haut d’une page pratiquement blanche sur laquelle était griffonné : Ce soir – Marie-Caroline – diner 20 heures 30 ».
« Et rien de plus ? »
« Si, je crois qu’il s’était vaguement essayé à la représentation naïve d’organes génitaux humains et externes mais je n’en suis pas vraiment sûr… »
« Vous vous êtes dit quelque chose ? »
« Moi, je lui ai dit que je ne remettrai jamais les pieds dans son cabinet ! »
« Et lui, que t’a-t-il répondu ? »
« Qu’il comprenait. Ensuite il a ajouté – juste avant que je ne passe la porte : « Vous savez, monsieur Bakshi, c’est pour rompre sa solitude et en croyant participer à une autre vie, qu’on se veut inséparable d’une personne. L’expérience de l’amour redouble alors pour chacun celle de la solitude dont on avait espéré s’affranchir… Or ce désir fusionnel, c’est un phantasme. Ce que je veux vous demander avant que vous ne partiez c’est… De quoi votre amour pour un fantôme est-il alors l’amour ? Quelle est sa réalité ? » »
« Je ne suis pas sûr de saisir, Paridil, mon grand ? »
« C’est ce que je lui ai répondu, Hrundi, mon petit. Mais il a poursuivi : « Monsieur Bakshi, ne voyez-vous pas que l’absence de Mâdharasi emporte quelque chose que sa présence ne suffit jamais à vous apporter. La femme qui s’en va n’est pas la même que celle qui était là un instant plus tôt. L’amour est parfois un hiatus, Monsieur Bakshi : le plus frappant exemple du « peu qu’est la réalité pour nous » disait Proust. Ce qu’est vraiment Mâdharasi, vous ne pouvez pas le percevoir, cela vous confronterait à vous-même, à quelque inaccessible intériorité et… » »
« Il t’a dit tout ça ?! »
« Oui, j’ai noté les grandes lignes après coup : au prix de la séance ! J’ai fini par partir en lui souhaitant bon appétit et que ça marche avec Marie-Caroline. Qu’est-ce que tu dis de ça ?! »
« Qu’on ne peut pas avoir tous les talents : ce type dessine comme un pied, tant pis. »



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