samedi 24 juillet 2010

Destinée(s)

« Tandis que je marchais parmi les flammes de l’Enfer, et faisais mes délices du ravissement du génie, que les Anges considèrent comme tourment et folie, je recueillis quelques-uns de leurs Proverbes ; car de même que les dictons en usage chez un peuple portent la marque du caractère de celui-ci, j’ai pensé que les Proverbes de l’Enfer manifestent la nature de la sagesse Infernale, mieux qu’aucune description d’édifices ou de vêtements. »

William Blake,
Le mariage du Ciel et de l’Enfer.



« De quoi j’ai l’air ? » – me demanda Paridil en écartant les bras et en tournant sur lui-même.

« D’un Christ en croix… »

« Pas de mensonges avec moi ! On n’est pas mariés ! »

« D’un plouc… »

« C’est la veste ? Le vert n’est pas ma couleur, c’est ça ? »

« Écoute… Cette histoire prend des proportions inquiétantes. Depuis combien de temps dure ce manège ? »

« Ça va faire dix ans en janvier prochain… »

« Et tu compte fêter ça ? Tes dix ans d’amour unilatéral avec Mâdharasi ? Ou plutôt sans elle. C’est là pure folie… »

« Folie ? Comme d’errer dans un parc en parlant aux pigeons ? »

« Quelque chose comme ça, oui, peut-être bien. Quel âge a Mâdharasi ? »

« Sept ans de plus que moi. Sept ! »

« Encore une connerie mystique. Mais enfin qu’est-ce que tu attends d’elle ? »

« Nous deux c’est la destinée, tu comprends ? D’elle je n’attends rien. Elle m’a dit qu’elle ne m’aimait pas, c’est une affaire entendue. Mais je crois que j’attends… que quelque chose se produise. Voilà ce que j’attends. Au fond je sais que quelque chose va se produire. »

« C’est probable si tu sors dans cet accoutrement… »

Il est de notoriété publique que la destinée de Krishna fût d’aimer la compagnie des femmes dès l’âge de sept ans ! Sept ! De toutes les campagnes environnantes, accouraient les gopis (les bergères) jusque sur les marches du palais pour le voir, pour danser autour de lui en criant « hare Krishna ! » On murmure encore aujourd’hui qu’un millier d’entre elles auraient été ses maîtresses ! Mais son amour unique ira vers Mâdharasi qui l’aimera en retour d’un amour sans défaut. Et dès leur rencontre toute la vie sera pareille à ce matin. On le voit, en dépit de la présence du chiffre sept et d’un attrait commun pour les personne du sexe opposé, les histoires de Paridil et de Krishna n’entretiennent aucun lien ! On ne peut pas ne pas le voir. Lui, si.

Mâdharasi a sept ans. C’est une très jolie fille. Elle aime le contact de ses semblables. Elle parle avec le monde entier. Hommes, femmes, bêtes, plantes ou roches. Elle parle sans arrêt. C’est une petite fille bavarde à l’école. Mais studieuse. Elle lit dans sa chambre. Tout ce qui lui passe sous la main. Elle découvre déjà l’histoire de Krishna. Pourtant il vient juste de naître, pas très loin de là, à la maternité de Feurs. Il s’appelle Paridil…

Mâdharasi a quatorze ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Elle fréquente le lycée Jean Puy de Ratnapura. Elle y travaille juste ce qu’il faut pour s’épargner les drames familiaux. Elle passe ses vacances au Mont Saint-Michel chez des amis de ses parents. La mode est courte pour les jolies filles cette année-là. Le fils aîné de la maison possède une motocyclette. Verte. La couleur préférée de Mâdharasi. Paridil voudrait être son premier amour d’été, de jeunesse. Paridil voudrait être son premier baiser à l’ombre de la jeune fille en fleur. Mais il a sept ans. Il est engoncé entre les rayonnages de chaussures et la vitre du magasin de ses grands-parents à Balbigny. Il tient dans sa main de petits animaux en plastique dur : un lion et un taureau. C’est un petit garçon timide qui ne parle à personne si ce n’est à ses jouets. « Tu as l’âge de raison » lui dit sa grand-mère.

Mâdharasi à vingt et un ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Ses origines bretonnes la voient passer chaque année ses vacances près de Brocéliande. Elle y côtoie les fées de qui elle apprend ce qu’elle ignorait encore du monde vivant. Elle parle énormément. Elle rencontre une foule de gens à la faveur des campings, de la tiédeur des soirées et de ses bonnes façons. Des garçons la désirent. Elle en choisit un. Paridil voudrais être le corps qui la découvre. Paridil voudrait voir le sang affluer et battre aux tempes de Mâdharasi. Paridil voudrait au-delà de tout être la maladresse et la stupeur. Mais Paridil a quatorze ans. Il lit James Fennimore Cooper et Jack London et regarde Daktari à la télévision. À ses parents, il déclare qu’il sera vétérinaire et qu’il vivra en Afrique qui, à son âge, est encore un pays. L’année de ses vingt-et-un ans, Mâdharasi perd son frère. Elle est inconsolable. Il était toute sa vie à elle et toute sa vie c’est pas grand-chose. Mâdharsi ne parle plus. La vie n’a plus de sens pour elle. Elle la gâche – dit-on. Mais qu’est-ce qu’elle aurait bien pu faire ? À part rêver seule dans son lit. Le soir entre ses draps roses. Paridil voudrait la consoler. Mais il a quatorze ans et avoir quatorze ans à Ratnapura - la ville des amours impossibles - est un problème qui à tendance à distraire des vrais objectifs de la vie. En conséquence et pour parer au plus urgent, Paridil veut une mobylette orange. Il aura un vélosolex noir. Mâdharasi longe à pied la côte sauvage près de l’Ile d’Ouessant. Elle regarde l’Océan, songe un instant à s’y jeter. Hésite suffisamment pour ne pas le faire. Paridil voudrait être l’eau, l’écume, les rochers éclaboussés pour être sûr qu’il n’arrivera rien de grave à Mâdharasi. Alors qu’elle reprend son chemin et emprunte un sentier qui serpente sous une canopée silencieuse, Paridil, sur la pointe des pieds, voudrait être la forêt de résineux, les fourmilières dissimulées, les odeurs de feu et de pommes de pin mêlées. Mais il ne peut que feuilleter les pages sous-vêtements féminins du catalogue Manufrance auquel ses parents sont abonnés. On ne remet pas à demain ce qu’on peut faire avec une seule. Voilà tout ce qu’il sait, intuitivement, de l’amour. Pour l’heure sa puberté est sale dans la France qui a mit « Giscard à la barre ». C’est ce que lui apprend sans jamais lui en dire un mot une famille qui déteste la liberté. En pénitence, Paridil roule en vélosolex sous des trombes d’eau de temps à autre. Il commence à s’inquiéter de son strabisme depuis qu’il a participé à sa première « boom ».

Mâdharasi a vingt huit ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Elle a recouvré la faculté de parler. Paridil lui se tait. Il est inscrit en faculté de droit de Lyon. On le trouve le plus souvent en pâmoison devant les lions en pierre de la place Bellecourt, ainsi qu’au zoo du Parc de la tête d’or. Son strabisme s’aggrave et lui laisse peu de chance auprès des filles. De la même façon qu’il est difficile de draguer en solex à quatorze ans, il est impossible de déclarer se flamme à vingt et un ans sans jamais regarder dans les yeux la personne concernée. Paridil souffre et décide de voir les choses en face : il va se faire opérer. L’opération est encore dangereuse à l’époque. Paridil s’en moque et tente le tout pour le tout. Mâdharasi a passé un concours administratif. Elle travaille au centre des impôts de Château-Villain où les gens sont laids, bêtes et méchants. Madharasi vit à Château-Villain et rêve du beau château de Cendrillon. Un jour son prince viendra. Paridil tuerait pour vivre à Château-Villain à ce moment-là. Et Paridil tue. Tous les week-ends depuis la mort de son père qui l’avait incité à passer son permis de chasse, Paridil sillonne le département de la Loire, hante les bois et les prés avoisinants Ratnapura pour y traquer le poil et la plume jusqu’au fond des taillis les plus inextricables. Paridil vise avec deux yeux aussi droits que les canons superposés du fusil de son père défunt. Paridil n’a jamais voulu d’autre arme que celle-là. En semaine, il a peut-être une petite amie. Pour Mâdharasi comme pour Paridil le cœur est immense, la vie est étroite. Tous deux attendaient plus ou moins l’amour et tous deux ont plus ou moins découvert le sexe. Lorsque Paridil épouse Amaïdhimalar voilà déjà sept ans que Mâdharasi à rencontré Pritish-le-dieu-de-l’amour. Paridil s’est résolu à passer le même concours administratif que Mâdharasi.

Mâdharasi a quarante neuf ans. Elle est mariée. Habite et travaille à Ratnapura. Pritish, rencontré au pied du Mont Saint-Michel, lui à donné deux enfants. Elle est apparemment heureuse. Paridil a quarante deux ans. Il est marié. Habite et travaille à Ratnapura. Il n’a pas voulu qu’Amaïdhimalar adopte un chat, lui préfère les chiens à cause de la chasse. Il est apparemment heureux. Destinée, nous étions tous les deux destinés. Paridil rencontre Mâdharasi. Mâdharasi est une très jolie fille. Paridil aimerait plus que tout travailler au centre des impôts de Ratnapura avec Mâdharasi. Une demi-seconde plus tard il réalise que c’est le cas et à partir de là ne désire plus rien d’autre que de se faire aimer d’elle ! C’est la destinée ! C’est la tectonique des plaques ! C’est… la subduction. Votre serviteur ne s’étendra pas ici sur les principes de la séduction bien connus de tous ceux qui cherchent ou ont un jour cherché à se faire aimer d’autrui. De plus ce n’est pas là le phénomène physique expérimenté par Paridil au moment de la parade amoureuse. Qu’est-ce que la subduction ? Et bien, pour le dire vite, lorsque deux plaques tectoniques se rencontrent, outre le fait qu’elles ne doivent pas manquer de se raconter des histoires de plaques tectoniques, la plus lourde passe sous la plus légère. À l’instant du rendez-vous d’amour, Paridil était le plus lourd des deux. Destinées : Paridil est ainsi passé sous Mâdharasi alors qu’il ne désirait rien de plus que de lui passer dessus – ce qui nous ramène alors au principe élémentaire de séduction. Tout le monde suit ?

« Je vais mettre la veste orange ! C’est davantage ma couleur, non. De toute façon, j’ais toujours aimé cette couleur ! »

« Va pour la veste orange… »

« Je me demande comment Pritish sera habillé ? »

« Merveilleusement, j’imagine… »

« Je ne peux pas décevoir Mâdharasi le jour du mariage de sa fille, comprends-tu ? »

« Absolument. »

Et Paridil s’en est allé. Votre humble serviteur se demande parfois à quoi Mâdharasi passe la vie de son frère ainé ? Et inversement. Vivre toute sa vie séparé de l’être aimé est une chose curieuse bien que d’un point de vue théologique ça se tienne : la séparation est tout ce que nous pouvons savoir du paradis. Et tout ce qu’il nous suffit de savoir de l’enfer…


mardi 20 juillet 2010

Histoires naturelles


« Personne ne pense clairement. Même les gens qui prétendent le contraire. Penser est un truc à vous flanquer le vertige. Il s’agit de saisir le plus grand nombre d’éléments évanescents et de les organiser au mieux. C’est pour cela que les gens s’accrochent avec autant d’énergie à leurs croyances et à leurs opinions. Parce que par comparaison avec le cheminement chaotique qui permet d’y arriver, les opinions les plus folles paraissent merveilleusement claires, réfléchies et évidentes. Et si on les laisse échapper on doit replonger dans ce fouillis brumeux pour les remplacer en s’en fabriquant péniblement d’autres. »

Dashiell Hammett.



« Au début j’ai cru qu’elle était partie pour les vacances, qu’elle allait revenir. Et puis l’eau a commencé à bien couler sous les ponts… Et les ponts s’en foutaient pas mal, tu peux me croire ! Ah, tu ne peux pas t’imaginer ce que je l’aimais cette femme ! Non, petit : tu ne peux pas te le figurer ! Personne ne le peut. C’est impossible ! L’amour, on ne peut pas se figurer… »



Hrundi Bakshi, votre serviteur, était ce soir-là descendu en gare de Ratnapura... Mais si ! Cette fameuse bourgade de la Loire où les frère Troigros ont su porter la cuisine Sri Lankaise à son plus haut degré de perfection... Bref! Je m'étais engagé à visiter le frère, Paridil dit le-sans-vice. Ce dernier devait venir chercher son cadet de dix ans au saut du train mais selon toute probabilité avait été retardé dans sa mission par quelques contretemps. Votre serviteur s’était conséquemment installé en terrasse du « Central », un troquet qui offrait une vue imprenable sur le parking de la gare. Là, son air bonasse lui avait rapidement attiré la compagnie d’un ivrogne d’assez belle facture dont il tentait de suivre le fil des idées sans perdre celui de sa propre existence. Ainsi et bien que tout ouïe gardait-il un œil sur le parking.



« Si tu l’avais vue ! Une déesse ! Une vraie déesse ! »

« C’est amusant ce que vous me dites-là : figurez-vous qu’il se trouve que j’ai un frère qui connait lui aussi une déesse et qui… »

« Quand elle est partie je me suis mis à boire… encore plus qu’avant… »

« Oui… Pour en revenir à mon frère … »

« Et alors je suis tombé un peu malade, tu vois. Tu comprends, mon foie était en panne… L’amour m’avait brisé le foie, quoi ! »

« Ah… Mais dites-moi… »

« Je te parle d’il y a plus de trente ans, là ! »

« Oh… »

« Alors mon foie ne fonctionnait plus. Je devenais plus jaune chaque jour. Il fallait bien faire quelque chose pour filtrer mon sang qui était en train de m’empoisonner. Donc on s’est décidé à me proposer une expérience… L’ancêtre de la dialyse en quelques sortes… Comment dire… J’allais mourir, hein ! Et alors comme j’allais mourir, et bien à l’hôpital ils ont fait passer mon sang dans… dans un cochon ! »

« Oh ! »

« Le foie de l’animal a fait le travail que le mien ne pouvait plus faire… »

« Le cochon vous a guéri ? »

« Non, il m’a aidé à tenir jusqu’à ce qu’on trouve un traitement efficace. »

« Un traitement ? Quel traitement ? Et combien de temps êtes-vous resté sous perfusion porcine ? »

« Trois mois. Et puis elle est revenue. On s’est remis ensemble. Finis les excès : j’étais guéri ! »

« Je vois ça… Et le cochon, qu’est-ce qu’il est devenu ? »

« Tu veux le voir ? J’ai une photo dans mon larfeuille justement… »



La portière de la Ford fusion violacée de Paridil claqua fort devant nous. Nous nous saluâmes. Je quittai – presque à regret, je l’avoue – mon camarade de zinc. Après avoir échangé quelques formules d’usage durant le court trajet qui nous conduisait chez lui, Paridil et moi nous couchâmes dès notre arrivée. La journée du lendemain allait être rude tant elle promettait son lot d’embûches, du moins le pensais-je.



« Vous êtes une femme très remarquable. Vous êtes une vraie brune ? »

« Oui. Absolument, mon petit Hrundi. Vous permettez que je vous appelle Hrundi, mon petit ? »

« Mais j’allais vous en prier, figurez-vous ! »

« Vous m’en trouvez fort aise… »

« Et… ce sont… vos vraies… formes ? »

« Oui. Comment pourrais-je les dissimuler dans cette tenue, Hrundinet ? Tu permets que je t’appelle Hrundinet ? »

« Mais faites donc… Non, je vous demandais ça parce qu’en règle générale je me méfie des apparences et que... »

« Mais tu n’es pas mal non plus. J’aime les petits roux. Les petits rouquins dans ton genre. »

« J’aimerais écraser mes lèvres contre les vôtres… Qu’en pensez-vous ? »

« Oh, je vous comprend ! »

« Ouais… je crois bien que je vais le faire… Hum. Ca ne vous dérange pas, des fois ? »

« Qu’est-ce que tu vas im… »



Le réveil matin tira brutalement votre serviteur de la douce moiteur de ses songes tel un nageur engourdi combattant avec l’eau. Une énorme tête de sanglier aux yeux vitreux et au groin indifférent ornait le pan de mur qui faisait face au lit. Après avoir réprimé un frisson d’effroi jusqu’au plus bas de l’échine puis un vague haut le cœur, fruit pourri de la conjonction méphitique du manque de sommeil et de la vue de la taxidermie, je me levais péniblement. Il était cinq heures et demi et je regrettais déjà d’avoir accepter d’accompagner Paridil dans l’une de ses énièmes tentatives pour me convaincre du bien-fondé de son activité favorite et de ma grossière erreur de ne pas la pratiquer avec lui.



« Salut, Hrundi mon petit… Bien dormi ? »

Aucun mot ne vint d’abord. L’étrange question de Paridil à une heure aussi indue ne reçut pour seule réponse qu’un nasillement tout au plus. L’esprit de la bête hirsute avec laquelle j’avais plus ou moins passé la nuit semblait avoir pris possession de mon corps grelottant sur le carrelage glacé. Un geai, une bécasse étaient posés sur la cheminée. Morts. Empaillés. Diverses têtes, plus ou moins cornues, ornaient chacun des murs de la pièce. Des pattes comme incrustées tout au long de la descente d’escalier servaient de porte-manteaux…

« Et toi ? » – bredouillais-je enfin.

« Assez bien. J’ai rêvé que je chassais une biche. Une biche superbe ! Jamais vu de plus belle : une robe brune magnifique, une élégance dans chacun de ses déplacements… »

« … »



Au sortir de la salle de bain revint toutefois le temps du langage.

« Dis-moi, Paridil mon grand frère sans vice, n’y a-t-il pas encore bien des objets appartenant à Amaïdhimalar dans la salle de bain ? Sa robe de chambre. Ses onguents. Sa brosse à cheveux. Ses cheveux. Sa brosse à dents. Rassures-toi je n’ai trouvé aucune dent ! Mais tout de même : ses vêtements remplissent nombre de penderies, ses livres comblent bien des étagères…Voilà quand même quatre ans que vous vous êtes séparés ! Ne crois-tu pas qu’un brin de ménage s’imposerait ? »

« Hum… Quelle importance ? Dépêchons-nous le jour va bientôt se lever ! »

« Et dans la chambre d’amis, c’est un nouveau trophée ? » – demandais-je en guise de diversion.

« Oui ! Je l’ai attrapé samedi dernier ! Je ne voulais pas le faire naturaliser… Mais c’était un si bel animal, je n’ai pas pu résister. Il me fallait un souvenir, tu comprends… On a partagé un moment tellement fort lui et moi… Son esprit est là, avec moi, à présent. »

« … »



Dans la langue gaillarde des chasseurs – dont Paridil-mon-frère-sans-vice faisait fiévreusement partie depuis ses seize ans – un « beau sanglier » possède à peu près les mêmes qualités qu’une « belle femme » dans le sud ou la langue de Giono : c’est un roc et des chaussures de marches sont nécessaires pour en faire le tour ! Paridil parlait avec une douceur, un trouble peu coutumiers. Il en parlait comme d’autres évoquent de vieilles photographies où se reconnaissent de ces anciennes conquêtes auxquelles il nous est impossible de ne pas repenser sans qu’une profonde émotion ne nous envahisse. Notons que Paridil, avec le temps, et parce que nous sommes des animaux sociaux dès que nous posons nos fusils, emploie préférablement le verbe « attraper » plutôt que « tuer », en profite pour remplacer « empailler » par « naturaliser » et échange un « trophée » contre un « souvenir ». La demeure de Paridil est ainsi, comme toutes les demeures, emplie de souvenirs…

Nous la quittâmes aux premières lueurs de l’aube.



À quinze ans révolus et à dix ans d’intervalle, Paridil et votre serviteur ont eu envie de tuer. C’est bien naturel. Peut-être auraient-ils dû en parler à un psychanalyste ? Au lieu de quoi votre serviteur s’est acheté un billet de train pour ailleurs tandis que Paridil se confiait à un armurier et passait bien vite le permis de chasse.



« Tu me suis à deux pas et surtout tu restes toujours derrière moi, tu bouges en même temps que moi et nous évitons le plus possible de nous parler. » – déclara Paridil avec un sens du théâtre que je ne lui connaissais guère.

Nous nous enfonçâmes alors dans des montagnes blanchâtres, nous engouffrâmes dans des plaines vallonnées, avisant régulièrement des amoncellements de plumes fraîches, des bauges creusées de la veille, des gîtes à peine soupçonnables d’exister, des traces, des empreintes d’une vie silencieuse qui paraissait retenir son souffle à notre passage.



Vint la pause méridienne sans qu’un autre être vivant ne nous aie fait le moindre signe.



« Tu devrais essayer… »

« Pardon ? »

« Non, je disais : « Tu devrais essayer ! » La chasse. » – À la manière dont il l’avait prononcé il y avait dans ce dernier mot un parfum d’orient extrême, de Maharadjahs puissants, d’éléphants courageux et de tigres féroces…

« Bien vrai… »

« Ça te déplait tant que ça ? »

« Tu sais moi la nature, la solitude et toutes ces sortes de choses… Pas mon truc… Du tout. »

« Tu ne t’ennuies jamais le week-end ? »

« Oh, moi c’est différent. Si je m’ennuie je peux toujours m’asseoir à côté de n’importe qui et avoir l’impression de l’aimer. »

« Seule Mâdharasi produit sur moi cette impression… Que fait-elle en ce moment ? De qui enchante-t-elle la vie ? »



Car Mâdharasi – l’amour impossible de Paridil - charme, séduit, ravit, ensorcelle, en un mot : enchante bel et bien ! À la façon dont Paridil prononce son nom – qu’il réduit parfois aux hideuses dimensions du diminutif « Mâma » – on a l’impression qu’elle est une sorte de mélange entre Mère Thérésa, Marie Curie, Scarlett Johanson et la fille du Père Noël.



« Tu ne veux pas rentrer ? »

« Renter où ? Vers quoi ? Le vide ? La solitude absolue ? »

« Et ce soir, il faudra bien rentrer à un moment ou à un autre ? »

« Mâdharasi… et Pritish m’ont invité à manger chez eux ce soir… »

« Pourquoi ? »

« Les gens doivent manger, non ? »

« Oui, les gens mangent : les chasseurs par exemple mangent leur gibier, toi tu détestes ça, tu es le seul chasseur que je connaisse qui n’aime pas la viande ! »

« … »



À ces mots, un lapin chafouin traversa le pâturage sous nos yeux surpris par la vie. Il fallait y mettre un terme ! À la vie. En nous voyant, saisi d’un sombre pressentiment et de fait pris d’une panique proche de la tachycardie, le rongeur détala en direction d’un taillis. Paridil vit là une occasion de réanimer une journée qu’il devait juger moribonde. L’un des problèmes de Paridil c’est que s’il n’a pas l’impression d’avoir ravagé une partie du monde de temps en temps il n’est pas content. Il me tendit donc son arme et me demanda d’ « épauler » en direction du taillis. Pendant ce temps il ferait le tour afin de rabattre vers moi un gibier qui devait probablement du fond de son refuge se débattre dans une atroce perplexité. Paridil avait changé de visage, derrière l’excitation, une gravité muette semblait déclarer : « Je dis qui vit. Je dis qui meurt. Ici c’est chez moi. » L’angoisse pétrissait entre ses grosses mains peu délicates votre serviteur. Le lapin détala de nouveau ! Je fis feu ! On aurait pu croire que tout se déroulait selon le plan de Paridil, jusqu’à ce que le recul me démonte l’épaule et que j’abatte un animal à sang froid, jaune et vert, très recherché pour sa peau : l’anorak dont Paridil avait farci le creux entre deux grosses pierres pour barrer la route au fuyard n’était plus que nuées de plumes et de peluches ! Le lapin, au loin, stoppa net et se retourna dans ma direction. « Putain, mais vous êtes qui les gars ? » – devait-il se demander. « Deux détraqués venus mettre un peu d’ordre dans l’univers, rien de plus. Deux ahuris qui pensent que tout ça c’est un puzzle et qui, parce qu’ils ne reconnaissent pas la figure, pensent que les pièces sont mal agencées ! Tu vois le genre, mon lapin ? »



Le reste de la journée s’est déroulée dans un profond silence. Puis le crépuscule nous a vus, Paridil et moi, atteindre notre véhicule dans une toute nouvelle configuration. Qu’aurait en effet pensé un observateur extérieur de notre étrange duo : Paridil à l’anorak truffé de plombs, pelucheux en diable, dispensait alentours ses plumes à qui mieux-mieux tout en tenant fermement un fusil de chasse tandis que votre serviteur, deux pas derrière son frère, se tenait l’épaule droite en geignant tant et plus. Nous nous mîmes en route. Paridil devait passer chez lui se changer, là où le temps s’est figé, dans le musée Grévin de son mariage défunt, au milieu des cadavres écorchés, empaillés, accrochés dans chaque pièce.



« Tu sais, je suis reconnaissant à tous ces animaux. Je crois que bien souvent ils m’ont sauvé la vie ! Sans eux, sans leurs âmes qui s’élèvent parfois vers les cieux, je serais depuis très longtemps un fantôme… » – avoua Paridil non sans une certaine componction.

« Heu… Tu n’aurais pas bavardé avec ce type qui s’était assis à ma table hier au soir par hasard ? »

« Quel type ? Je n’ai vu aucun type… »

« Rien, passons… »



L’amour est indissociable de nos habitudes et de notre nature à un moment donné. Perdre nos habitudes serait nous anéantir. Ainsi Paridil est-il, dans la vraie vie, son propre gibier. Ainsi, tel le sanglier acculé au moment de l’hallali, a-t-il un couteau planté dans le cœur. Cette lame, qu’il affûte lui-même chaque jour, se nomme Mâdharasi. Il ne peut retirer ce fer de sa poitrine – nous ne pouvons vouloir notre propre mort.



De plus, s’ôter le couteau, c’est aussi prendre le risque de vivre, là, dans le monde réel…

lundi 12 juillet 2010

Wagnériens


Les wagnériens sont parmi nous. Nous menons une vie normale, nous allons et nous venons, affairés, et on ne les remarque pas si on ne s’intéresse pas à l’opéra car comme les raëliens ou les royalistes, ils sont peu nombreux. Mais ils sont bien là. Parmi nous. On en connaît, même, peut-être. Pensons-y… peut-être que ma belle sœur est wagnérienne et que je ne le sais pas ? Non, bon, ma belle sœur, ça m’étonnerait, mais, mettons ma boulangère ? Elle pourrait bien être wagnérienne, ma boulangère : elle est folle. Et tous les wagnériens sont fous. Bon, toutes les boulangères sont folles aussi et toutes les boulangères ne sont pas wagnériennes, quand même (toutes les boulangères ne sont pas wagnériennes, quand même ?). Non, ma boulangère n’est probablement pas wagnérienne, mais enfin, ce que je veux dire, c’est que des wagnériens, il y a en a parmi nous.

J’en ai vu un vieux dans un bar marron près du canal Saint Martin, il y a quelques mois. Il buvait une bière à une table à l’entrée du bar sur laquelle il avait disposé à la vue de tous une pile de disques de Wagner et une pile de livres sur Wagner qu’il couvait d’un regard vicieux. Et il regardait fixement dans les yeux les gens, clients ou serveurs, qui passaient devant sa table comme pour les mettre au défi de venir dire devant lui du mal du divin Richard Wagner, qu’ils essayent un peu et on verrait ce qu’on verrait, bande de connards.

Les wagnériens sont fous. C’est la musique de Wagner qui fait ça. C’est une musique qui rend fou. Moi même qui était à une représentation de la Walkyrie hier soir, je sens que mon esprit s’égare. Mon esprit s’égare. La fatigue brouille mes pensées. C’est peut être aussi parce que je me suis couché tard, hier soir : ça durait cinq heures, quand même, cette affaire-là. Et puis j’ai bu beaucoup de bière pendant les entractes et après la représentation. Chez Rey, en face de l’Opéra Bastille. Un sacré timbré, celui-là, aussi, tiens.

Et donc, qu’est-ce que je disais… ah oui, les wagnériens sont fous car la musique de Wagner rend fou (peut-être que Rey est wagnérien, aussi ?). Les wagnériens ont toujours été fous. Wagner lui-même était fou. Et il a bénéficié du soutien du roi Louis II de Bavière, notoirement fou à lier, pour faire bâtir dans la petite ville de Bayreuth en un lieu nommé depuis la Colline Sacrée (faut être fou) une salle d’opéra entièrement dédiée à sa musique (fou !). Et c’est dans ce Bayreuther Festspielhaus que depuis 1876 a lieu le Festival de Bayreuth, manifestation extrêmement prestigieuse et folle pour laquelle il faut environ 10 ans d’attente et de manœuvres invraisemblables pour espérer obtenir des places. Tout est fou autour de Bayreuth. Des gens tels que Nietzsche ou Baudelaire s’y sont rendus et sont devenus fous. Des milliers de fous font de même chaque année. Et la musique de Wagner jouée partout dans le monde ébranle l’esprit des gens qui viennent l’écouter.

Et donc j’allais hier soir à l’Opéra Bastille pour une représentation de la Walkyrie. J’attendais le métro sur le quai de la station Louvre-Rivoli quand j’ai été approché par une dame d’une bonne soixantaine d’année aux cheveux d’une teinte rouge métallisé indescriptible coupés en brosse. Elle m’a abordé et nous avons eu l’occulte conversation suivante :


La wagnérienne : J’ai le même.
Moi : Pardon ?
La wagnérienne : J’ai le même.
Moi : Le même quoi ?
La wagnérienne : Le même T-shirt. Mais je l’ai enlevé, par discrétion.


Oui, il faut vous dire que je portais un t-shirt du festival de Bayreuth du plus bel effet : noir avec en blanc l’incompréhensible citation "Zum Raum wird hier die Zeit" extraite de Parsifal. Je possède ce Saint t-shirt venu tout droit de la Colline Sacrée grâce à mon ami Toufik, plus fanatiquement wagnérien que moi qui, à force de manœuvres et de coucheries, a réussi à s’introduire l’été dernier dans le Festspielhaus pour assister à des répétition et grappiller des t-shirts. T-shirt qui, donc, avait permi à ma wagnérienne de m’identifier comme wagnérien.

Moi : Ah. Vous l’avez.
La wagnérienne : Oui, je viens de le quitter.
Moi : Ah oui. Par discrétion, vous dites.
La wagnérienne : Par discrétion, oui. Vous me comprenez.
Moi : Bien sûr. Moi, là, en fait, je l’ai mis parce que c’était le seul vêtmement propre que j’ai trouvé ce matin en me levant.
La wagnérienne : Ah. Vous allez à la Walkyrie, là ?
Moi : Bien sûr. Vous aussi ?
La wagnérienne : Bien sûr. Qu’avez vous pensé du dernier Parsifal de Bayreuth ?
Moi : Euh, ben rien. En fait, le t-shirt, là, c’est un ami qui est allé à Bayreuth qui me l’a donné. Moi, je n’y suis jamais allé.
La wagnérienne (déçue et revoyant son opinion sur moi à la baisse) : Ah. Mais vous allez bien à la Walkyrie à l’Opéra Bastille, là, quand même ?
Moi : Ah oui, bien sûr : j’adore Wagner.
La wagnérienne (un peu rassurée) : Bon. Bon. Le chanteur qui chante le rôle de Wotan est bien. Je l’ai entendu à Berlin il y a trois mois. Meilleur qu’à Londres l’an dernier.
Moi : Ah oui ?
La wagnérienne : Vous y étiez aussi ?
Moi : Ah non.
La wagnérienne : Vous auriez dû venir, c'était pas mal. Mais ça ne valait pas la production de Tristant et Yseult à Los Angeles, avant hier. C’était remarquable. Vous y étiez ?
Moi : Bé non… Los Angeles ? Ben dites donc, vous aimez Wagner, vous.
La wagnérienne (suspicieuse) : Ben bien sûr ! Pas vous ?
Moi : Si, si, houlà... vous pensez !


Le wagnérien voue en effet sa vie à Wagner comme une nonne se voue au Christ : c’est une sorte de sacrifice sacerdotal sensuel et malsain. Le wagnérien a tous les disques, tous les livres, connaît les moindres détails de la vie du maître, appartient à un cercle Richard Wagner (des cercles Richard Wagner, il y en a partout) et, surtout, va à l’opéra pour emmerder les gens normaux.

Le wagnérien a une psychologie particulière. Imaginons que vous le croisiez à une représentation de Parsifal. Parsifal est le meilleur opéra pour observer le wagnérien : c’est le dernier opéra du maître, le plus mystique. Le wagnérien a assisté à la meilleure production de Parsifal, mais c’est toujours une autre que celle où il se trouve et c’est toujours une production que vous n’avez pas vue, vous ne pouvez donc pas comprendre vraiment Parsifal, mon pauvre. En un mot, le wagnérien est snob. Quoi qu’il voie, il a déjà vu mieux et il est blasé. Mais le wagnérien ne boude pas son plaisir pour autant : il est à Parsifal comme à la messe, c’est important, c’est sérieux. Mais il a deux contrainte à respecter : il doit nécessairement acclamer quelque chose et huer quelque chose à chaque représentation. Nécessairement. Même si, comme moi à la Walkyrie hier soir, il est face à une production sympathique, mais avec rien d’exceptionnel, ni en bien, ni en mal. Il doit acclamer et huer. Il acclamera donc un chanteur ou le chef et poussant des cris et des bravos à s’en faire péter une veine, et il huera quelqu’un, mettons une chanteuse ou le metteur en scène en le traitant d’assassin et de pourri. Le wagnérien n’est pas un fade, il a des passions violentes. Et à la fin de la représentation de Parsifal, arrive son heure de gloire : on raconte parmi les wagnériens qu’à Bayreuth, la tradition pour le public est de ne pas applaudir à la fin de Parsifal et de sortir sans bruit de la salle. avec recueillement C’est faux et le wagnérien le sais sans doute, mais il prendra néanmoins un air de fausse surprise scandalisée quand les gens se mettront à applaudir à la fin de la représentation et se tournera et se retournera en tous sens pour essayer de faire cesser le blasphème et d’empêcher les gens de taper dans leur mains. C’est très fatiguant d’être à côté d’un wagnérien à l’opéra.


Mais je me moque, je me moque, mais je comprend le wagnérien. Moi même, j’ai goûté au charme vénéneux de sa musique et comme lui, je suis devenu fou. Pourtant, hier soir, en sortant de la Walkyrie pour me rendre au café Rey, j’ai prudemment regardé autour de moi pour éviter de retomber sur la wagnérienne folle à cheveux rouges croisée dans le métro. Elle était quand même un peu inquiétante.




vendredi 2 juillet 2010

Nous trois ou les vacances de l’amour

« La fée dépérit si nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom commence alors à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne. »

Marcel Proust
Le Côté des Guermantes



« Vanakham ! »

« Pardon ? Oh, oui… Vanakham… Vanakham… »

« Vanakham » signifie « salutations » en tamoul, la langue de l’amour. Ce fût par ce mot et par une nuit sans lune que Paridil l’enfant maudit revint de vacances. Fort justement de passage dans sa ville natale, votre serviteur l’accueillit à la gare et dans son automobile. Des péripéties sentimentales, ternies et étrangement lointaines, que lui narrait un Paridil amoindri par cette mélancolie que procure parfois le retour, se détachait la ville qui s’avançait lentement sous forme de masses encore indifférenciées. Pâtés de maisons compacts découpés par les longues et brillantes lames de rues sous la pluie. À mesure que Paridil-l’homme-sans-vice me contait sans passion ses dernières semaines – placées, semblait-il, sous le signe maléfique du vide intérieur – à l’extérieur le pâté semblait se faire pâte, épaisse et visqueuse, engloutissant petit à petit la voiture et la maigre fratrie qu’elle contenait. L’orage était venu avec la pluie. Il redoublait sur Ratnapura (au nord de la Loire...) avec toute la rage que ne peut qu’inspirer la médiocrité de la ville. Alors que nous peinions visiblement et de plus en plus à nous mouvoir dans le mortier urbain – que les mots et le ton de Paridil contribuaient, semblait-il, à densifier encore – un feu tricolore nous immobilisa tout à fait.



« Ces deux-là au moins n’ont pas à s’en faire pour la météo ! » - dit soudain votre serviteur car il ne savait justement pas quoi dire et venait d’aviser la couverture de Nous deux présentant Charles Windsor, prince de Galles, et Camilla Parker Bowles, son épouse, en vacances au bord de la mer.

« Oh… Eux… Je trouve, moi, que c’est une belle histoire… » – ajouta Paridil sur le ton de qui à roulé carrosse.

« Pardon ? »

« Oui. Toutes ces histoires de célébrités ne m’intéressent guère tu le sais, mais cet homme qui a attendu toute une vie pour pouvoir épouser celle qu’il aime, je reconnais que c’est une belle histoire… »

« Eh bien dis-moi, mais c’est une véritable fête de l’esprit ici ce soir ! »

« Tu es cynique… »

« Attendre toute une vie ne me fascine en aucun manière, vois-tu… Je sais bien pourtant qu’avec les progrès de la religion, l’espérance de vie éternelle a tendance à s’allonger mais, effectivement, quelque chose comme mon cynisme m’empêche de me réjouir tout à fait de cette nouvelle. »

« Mais Charles a eu raison d’attendre ! À force d’obstination, il… »

« Disons que les gens qui veulent toujours être gagnants m’épuisent un peu. Ce sont ceux qui s’apitoient le plus sur leur sort et causent le malheur partout… »

« C’est pour moi que tu dis ça ? »

« … »



La bourbe nous avait, à ce point de la conversation, tout à fait recouvert. Quant à la résolution de l’histoire d’amour impossible entre Paridil, ragaillardi par le noble exemple de la royauté et de fait en tous points semblable à l’ultime colonne d’un temple en ruines, et Mâdharasi la reine des femmes, roturière mais flamboyante comme un chaudron de cuivre, votre serviteur avait placé son espoir dans l’usure. Il était bien clair à présent que votre serviteur s’était trompé sur toute la ligne ! De là jusque là, environ. C'est-à-dire du moment où il avait pris connaissance des dispositions sentimentales complexes de son ainé Paridil et conscience du profond bourbier où lesdites dispositions plongeaient inexorablement le frère épris jusqu’au cou.

Le terme de bourbier – nous confie le Robert historique de la langue française – apparait en même temps que bourbe sous la forme de borbier en 1223 avec la valeur figurée d’ « affaire », de « situation difficile », de « lieu impur ». Il désigne concrètement un endroit creux plein de bourbe. La bourbe, elle, est d’origine inconnue. Paridil, cela ne faisait plus aucun doute bien que le Robert historique de la langue française n’en fît pas mention, travaillait d’arrache cœur à la découverte de cette origine.



« Alors ces vacances ? » – on l’aura compris, votre serviteur était en verve ce soir-là !

« Pas mal… »

« Comment ça : pas mal ? »

« Pas mal. »

« C’est tout ? »

« Non, j’ai fait des photos aussi. »

« Oh… »



Quelques instants plus tard, Paridil et son cadet circonspect s’installèrent dans le vaste salon vide de l’aîné des Bakshi, sur son large canapé froid, devant le grand téléviseur indifférent sur lequel allait défiler, les unes après les autres, ces heures de grande aventure pédestre qu’avait traversé un Paridil fort d’un passé glorieux en la matière mais faible d’un présent tout entier dévolu à l’adoration d’une femme et d’une seule : Mâdharasi ! Et Paridil l’adorait à ce point sa reine des femmes, qu’il avait décidé cet été là de l’adorer partout où les pas de la déesse la conduirait. Il serait « l’ombre de sa main, l’ombre de son ombre, l’ombre de son chien » comme le dit si plaisamment un fameux poème Sri Lankais. Ainsi les photos montraient-elles l’ombre de Paridil sur les croix du cimetière américain d’Omaha Beach, au vilain milieu duquel posaient Mâdharasi et Pritish son époux. Votre serviteur voyait ainsi pour la première fois l’image d’une Mâdharasi jusqu’ici bien abstraite au travers du regard mécanique, déformant de Paridil, des yeux même de l’amour. Le triste objectif de Paridil n’était-il donc plus que de prendre acte d’un bonheur qui ne serait jamais le sien ?



« Dis-moi donc Paridil car tu dois savoir cela : Mâdharasi a-t-elle toujours été l’épouse comblée de Pritish ? »

« Que veux-tu dire ? »

« Et bien des mortels l’ont-ils approchés ? Des mortels l’ont-ils… »

« Des mortels ? De simples mortels veux-tu dire ? »

« Précisément. C’est bien là ce que ma parole cherche à exprimer. »

« Grands Dieux non ! Seul Pritish… »

« Oh… Je vois. C’est donc lui qui a inculqué à Mâdharasi les premiers principes de la vie matrimoniale ? »

« Que tu es trivial ! C’est tout ce que t’inspires l’image-même du bonheur ? »

« Je te le concède, en effet, Paridil mon grand. »

« Que regardes-tu là ? »

« Pour tout dire un tas d’emmerdes. »



Les photos déroulaient des lieux insolites et chatoyants mais un scénario unique : Mâdharasi et Pritish s’aimaient d’un amour irréversible et Paridil était le témoin muet, le chroniqueur fidèle de cette vision. Revenue d’entre les morts, son ombre portée sur l’amour découvrait le visage empourprée de Mâdharasi – femme au jardin improvisée – souriant à Pritish sur le pont japonais de Claude Monet à Giverny. Puis vint la visite de la cathédrale de Chartres : portrait de Mâdharasi en Madone ! De temps en temps, Paridil avait apparemment tenté timidement de faire front et prétendait encore à figurer sur certains clichés. Les yeux de votre serviteur s’écarquillèrent soudain sur le bien curieux spectacle que donnait l’étrange attelage composé de Mâdharasi, de Pritish et de l’indécrottable Paridil. Tous trois s’enfonçaient, bonhommes et dans une condition voisine de la nudité tant l’été donnait sa pleine mesure sur la plage surpeuplée, dans cette boue si particulière qu’on trouve au pied du Mont Saint-Michel.

« Les dépôts sédimentaires de la baie du Mont Saint-Michel sont d'une grande finesse. Ils constituent des argiles très riches en oligo-éléments bénéfiques à l'organisme et soulagent les douleurs articulaires. Le savais-tu seulement, Hrundi, mon tout petit ? La boue marine est récoltée par un bateau muni d'une drague spécifique au large des îles Chausey, à 15 km de Granville, au cœur de la baie du Mont Saint-Michel. C'est une pâte épaisse, de couleur gris foncé, avec un pH compris entre 7 et 8… »

La voix de Paridil parvenait aux oreilles de votre serviteur mais les mots qu’elle véhiculait n’avaient plus pour lui aucun sens. Seule l’image de Paridil tenant un ballon rouge au bout d’une ficelle, de la boue jusqu’aux genoux, le visage inexpressif et les yeux plantés dans l’œil mort de l’appareil photo semblait produire du sens. Mais lequel ? Le cœur lourd de Paridil, grand enfant refusant l’abandon, le faisait s’abîmer à vive allure entre une Mâdharasi et un Pritish que leurs cœurs légers défendaient d’un engloutissement aussi rapide.



« Mais enfin Paridil, n’est-ce pas là chose répugnante que ce flot de boue ? »

« Ce n’est qu’un peu d’argile, Hrundi mon petit. Ce n’est qu’un peu d’une de ces matières étonnamment ductiles à laquelle tout un chacun peut donner la forme qu’il désire… »

« Certes. Mais, Paridil mon grand, quid de l’amour propre dans cet océan fangeux ? »

« … »

« Tu ne peux nier que sur cette photo le roi ne parait pas être ton cousin ! »

« … »

« Qu’importe. Après tout l’amour propre et l’amour ne vont pas ensemble. D’ailleurs s’il en est un que l’on nomme propre c’est pour le distinguer de l’autre qui l’est rarement… »

« Tu es vraiment cynique ? Disons que… Mâdharasi… souffle sur moi le chaud et le froid au fil des jours et au gré de ses humeurs, comprends-tu ? »

« Mal. »

« Et bien disons que certains jours, certaines fois, elle est avec moi différente d’avec tout autre. Si d’aventure elle n’est pas bien dans sa peau, elle peut se montrer dure et froide à mon égard… Et pour moi c’est insupportable. »

« L’as-tu questionné à ce propos ? »

« Oui. »

« Et que t’as-t-elle répondu, Sacrebleu ? »

« Mâdharasi a trois façons de répondre à cette pénible question. Ou bien elle me dit que je me trompe, que je fabule entièrement son attitude et la cruauté qui l’accompagne… Ou bien elle me dit qu’elle ne s’en rend pas compte et alors il arrive que pour quelques jours elle se montre agréable et délicate à mon égard, ce qu’elle ne manque jamais d’être avec tout autre que moi… »

« Hum… Et quelle est la troisième possibilité ? »

« La troisième possibilité ? Et bien il se peut qu’elle me réponde… qu’elle est une mauvaise personne… »

« Une mauvaise personne ? Nous voilà beaux ! Que peut bien signifier cet aveu ? Était-elle marquée sur cette plage du chiffre infâme de la Bête sur quelque partie de son anatomie ? »

« Je… Je n’ai jamais cherché à en savoir plus. »

« Mais pourquoi ? C’était là l’occasion servie sur canapé d’en savoir plus sur elle, de t’approcher au plus près, de… Ne me confiais-tu pas récemment que tu n'avais qu'un souhait, celui d'être ami avec Mâdharasi ? »

« Je ne l’ai pas fait c’est tout ! Je n’en avais pas envie… »

« Mais pourquoi partir en vacances avec elle si tu ne veux pas la connaître davantage ? À ce compte-là tu ne fais que les accompagner, elle et Pritish, dans toutes sortes de lune de miel à répétition ! »

« Que veux-tu, loin d’elle je suis malheureux. Alors lorsqu’ils m’ont proposé le circuit « Normandie éternelle » ça m’a paru une bonne idée… »

« Comme de demander à Lucrèce Borgia de te préparer un cocktail ! Ne devraient-ils pas t’éviter comme la peste ! Après tout, tu n’es pour eux qu’un tas de problèmes potentiels ! Pourquoi diable t’ont-ils proposé semblable pèlerinage ? »

« Je l’ignore. Peut-être parce que je suis leur ami ? Peut-être que je ne sers qu’à souder encore davantage qu’il ne l’est déjà leur couple merveilleux ? Et quand bien même, je serais fier d’avoir apporté ma pierre à l'édifice vertigineux de leur bonheur ! Que cherches-tu à démontrer à la fin ? Pourquoi veux-tu toujours tout trainer dans la boue ? Que veux-tu au fond ? Établir la vérité ? M’ouvrir les yeux après que Mâdharasi m’ait ouvert le cœur ? Écoute, Hrundi mon petit : il y a ce que les gens ont envie d’entendre, ce qu’ils ont envie de croire et puis seulement ensuite, parfois, pour ceux que ça intéresse, il y a un peu de vérité. Moi ça ne m’intéresse pas. »

« … »

« … »

« Tu devrais lire Proust… Non ? »

« Proust c’est celui qui écrit petit ? Je n’ai pas le temps… »

« … »

« … »

« Comment as-tu trouvé Giverny ? »

« Magnifique. »