vendredi 28 mai 2010

Encore une folle…

La toujours pimpante Cécilouchka n’en finit pas de rencontrer des gens fous à lier. Et la démente dont nous allons étudier le cas aujourd’hui, mes petits agneaux, je peux vous dire qu’elle n’est pas piquée des hannetons, comme disait ma grand mère. Cette démente, nous l’appellerons ici Claudia afin de préserver sa dignité, qui a bien besoin de l’être, croyez-moi.

Des gens comme Claudia, vous savez de quel genre de personne il s’agit, mais vous ne pensez pas vraiment qu’ils existent. Certes, vous en avez vu dans des films, vous connaissez quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît bien quelqu’un qui en a rencontré un il y a longtemps, mais vous n’en avez jamais rencontré vous-mêmes… Cecilouchka, si. C’est son lot quotidien, à elle, les déments. Claudia, donc, fait partie de cette catégorie de gens qui ont des animaux de compagnie invraisemblables… Claudia, chez elle, dans son appartement parisien, elle a un boa. Oui, un boa. Le serpent. L’horreur.

Inutile de préciser que Claudia n’a pas de mari et que ses amis, si toutefois elle en a (mes informations à ce sujet sont incomplètes) refusent catégoriquement de mettre les pieds chez elle. Et ils ont bien raison, à mon avis. Non pas que je m’y connaisse en boas, hein, je ne vais pas vous mentir là-dessus. L’ensemble de mes connaissances sur les boas proviennent de Tintin au Congo (j’ai des lettres). Mais enfin, tout le monde sait que le boa, c’est une saloperie.

Et donc notre Claudia vit avec son boa. Et non seulement elle vit avec, mais en plus elle dort avec ! Dans son lit ! Le boa dans le lit, la nuit, avec elle et, selon ses propres termes, "lové" contre elle. Elle est pas nette, Claudia, quand même : pas de mari, un boa "lové" contre elle la nuit… enfin bref. Passons.

Et là, moi je me suis dit : comment elle le nourrit, son boa, Claudia, hein ? Parce que non seulement, c’est carnivore, un boa, mais en plus, ça mange des animaux vivants. Comment elle fait ? Eh bien elle va dans une animalerie, achète des souris, et les jette vivantes en pâture à son monstre. À quelle fréquence ? Combien de souris par jour ? Doit-elle régulièrement changer d’animalerie pour ne pas éveiller les soupçons du vendeur ? On se perd en conjectures… Cette femme est folle, vous dis-je.

Mais les meilleures choses ont une fin. Un beau jour, le boa est tombé malade. Il ne réagissait plus, chipotait ses souris vivantes, puis cessa complètement de manger. Claudia s’est donc rendu chez un vétérinaire (en métro ? taxi ? avec le boa dans un sac ? dans un tube ? Folle à lier je vous dis…), lui a exposé le problème et bon, le vétérinaire n’avait pas trop d’idées à ce sujet. Elle est allé en voir un deuxième : pareil, pas trop d’idées. Comprenons-le aussi, ce pauvre vétérinaire. Ce n’est pas parce qu’on fait des études de vétérinaire qu’on sait tout sur tous les animaux de la création. Lui, dans son cabinet parisien, il soigne des caniches hystériques et des chats obèses, alors les boas… Mais Claudia ne s’est pas laissé démonter et elle a fini par mettre la main sur un vétérinaire qui s’y connaît en boa. Comment l’a-t-elle trouvé ? Ne me le demandez pas. Elle l’a trouvé, c’est tout.

Elle explique donc son cas au vétérinaire qui s’y connaît en boa : tout mou, plus faim, chipote ses souris etc. Au départ, le vétérinaire qui s’y connaît en boa n’a pas trop d’idée non plus (c’était bien la peine), mais il enquête : « …et il ne fait rien d’inhabituel depuis quelques temps, votre boa ? Pas de comportement bizarre ? ». Pas vraiment. Quoique… Quoique… Attendez, si, maintenant qu’elle y réfléchit, Claudia finit par dire que son boa, au lieu de se lover, dans le lit, contre elle (beurk), depuis quelques temps, il se tient tout droit, tout raide.

Et là écoutez moi avec attention et souvenez vous de mes paroles. Elles pourront vous sauver la vie, un jour, si vous vous retrouvez dans la jungle (Dieu vous en garde) ou si vous vous retrouvez à vivre avec une folle qui possède un boa (Dieu vous en garde plus encore).

À la description du comportement inhabituel du boa, le vétérinaire a blêmi et lui a dit qu’il fallait le tuer immédiatement et sans hésiter. Oui, là, maintenant, on le bute. Et l’explication est la suivante : le boa, lui, les souris, ça va cinq minutes. Ça nourrit pas son boa, des souris. Il lui faut un animal de plus grande taille. Et dans l’appartement de Claudia, comme animal de grande taille, à part le boa lui-même, il n’y a que Claudia. Le boa avait donc entrepris, en s’étendant de tout son long le long de Claudia, de prendre des mesures pour voir si ça rentrait ! Et, heureusement pour Claudia, le boa est nul en maths : il lui fallait plusieurs jours pour faire le calcul, ce qui a laissé à Claudia le temps de comprendre le terrible complot qui se tramait contre elle dans son propre lit…

Ça fait rêver, ça, hein ?

samedi 8 mai 2010

Les voyages, c’est nul


La pimpante Ceciliouchka a une vie fascinante, notamment parce qu’elle a perpétuellement affaire à des gens étranges. Ainsi, récemment, elle se trouvait dans la situation, peu courante pour nous autres gens normaux, de manger du requin avec une enseignante belge, que nous appellerons ici Marieke, et un pêcheur cap-verdien, que nous appellerons ici Ermelindo. Ceciliouchka et Marieke étaient ravies de manger du requin. Ermelindo, en revanche, était un peu réticent, car le requin est un problème pour les pêcheurs cap-verdiens. Ils exercent en effet leur profession selon une technique ancestrale — en apnée et en slip avec un harpon — qui offre peu de protection. Ermelindo était donc légèrement susceptible sur tout ce qui touche les requins.

Nous ne nous étendrons d’ailleurs pas sur les circonstances qui ont amené Ceciliouchka, Marieke et Ermelindo à manger ensemble du requin. Ce qui nous occupe ici, c’est la discussion qu’ils ont eue à cette occasion. Une discussion sur les requins. Ceciliouchka n’avait pas grand chose à dire sur les requins : malgré ses nombreux voyages et séjours dans des pays inquiétants, elle n’y avait jamais été confrontée. Marieke, en revanche, si. Enragée comme toutes les femmes occidentales actuelles à toujours vouloir partir en vacances dans des pays grotesques où l’on a le moins de chances possibles de trouver du côte du Rhône, une connexion internet et un musée avec des tableaux de Rembrandt, Marieke se trouvait un jour avec son infortuné compagnon privé des plaisirs élémentaires de l’homme de goût dans quelque île exotique improbable.

Quelle île exotique improbable ? Nous ne le savons. Réunion ? Martinique ? Maurice ? Peu importe. Il s’agissait en tout cas d’une île où, acculé par l’ennui, on en vient à demander à un peón que non habla de vous emmener dans sa barcasse pour aller pêcher. Marieke et son homme partirent donc un beau matin avec leur peón et ils ne furent pas déçus : après une heure et demie de navigation et quelques minutes de pêche, ils avaient déjà attrapé des poissons aussi gros qu’eux. Moi, j’ai un principe : un endroit où les poissons que l’on pêche sont aussi gros que vous est un endroit dont il faut partir le plus vite possible. La sagesse de ce principe repose sur le fait cent fois observé par les explorateurs que dans un lieu où les poissons sont aussi gros que vous, les prédateurs marins sont aussi gros que votre bateau. Et de fait, Marieke, son homme et son peón virent bientôt s’approcher un requin de la taille de leur barcasse.

Le peón ne manifesta aucun signe extérieur de terreur panique mais déclara que bon, ils avaient bien assez péché de poissons aussi gros qu’eux pour la journée et qu’on pouvait aussi bien rentrer au port, hein, parce que bon qu’est-ce que vous en pensez oui alors bon donc on rentre. Tiens c’est rigolo, Marieke, le requin nous suit. Et il était quand même franchement gros, ce requin. On a tous vu des documentaires animaliers qui expliquent que Les Dents de la mer, c’est des conneries, que les requins, en fait, il y a très peu de races qui sont dangereuses et que même celles-là, finalement, si on ne les embête pas, on n’a rien à craindre. Mais je vous le dit, c’est pour ça qu’il ne faut pas aller en vacances dans des îles exotiques improbables : comment fait-on, finalement, pour embêter un requin ? Et donc comment fait-on pour ne pas en embêter un énorme qui suit obstinément votre barcasse alors qu’il vous reste encore une heure et demie de navigation avant d’arriver au port ?

C’est dans ces moments-là qu’on a des idées idiotes. Marieke, qui voulait en avoir le cœur net, s’est dit qu’il fallait quand même essayer de déterminer les raisons pour lesquelles ce putain de requin s’obstinait à les suivre. Plus précisément, je le formule ici clairement mais Marieke ne pouvait pas se résoudre à se le dire en des termes aussi crus : ce requin avait-il l’intention de renverser leur barcasse et de les dévorer vivants ? Pour tester l’appétit de la bête, Marieke découpa donc un morceau gros comme ma cuisse d’un des poissons gros comme elle et l’agita en direction du requin (ces belges sont fous). Le requin, figurez-vous, n’en voulut pas. Les trois passagers, rassurés, en déduisirent que le requin n’avait pas faim et qu’il les suivait pour de nébuleuses raisons de requin autres que la faim. Et ils purent effectivement rentrer tranquillement au port le cœur léger en riant bien de leurs inquiétudes. Limite s’ils ne se seraient pas baignés, ces cons : on les voit, les types, dans les documentaires animaliers, qui se baignent parmi les requin, après tout. Mais bon, on ne va pas exagérer non plus.

Sympa, ces requins, finalement, dit Marieke à Ceciliouchka et à Ermelindo en mâchonnant des années plus tard. Pas de quoi de faire tout un foin, finalement. Hein, finalement ? Ah mais alors là, détrompe-toi, lui dit Ermelindo. Détrompe-toi. Le requin, c’est une saloperie, dit-il en entrouvrant sa chemise puis en montrant à son épaule une cicatrice évoquant plus une ancienne coupure faite avec un instrument très coupant que l’idée que l’on se fait d’une morsure de requin. Détrompe-toi. Le requin est non seulement très dangereux, mais en plus, il est très intelligent. C’est ce qui le rend plus inquiétant, dans l’imaginaire des gens, que, par exemple, l’huître pourrie. Une huître pourrie, c’est dangereux, mais ça n’est pas très intelligent. Le requin si.

Et là, nimbé de l’aura que lui conférait l’exhibition de sa cicatrice, il donna son analyse de l’aventure de Marieke. Le requin, malin comme il est, lorsqu’il voit qu’on lui agite devant le museau un morceau de viande gros comme ma cuisse (j’ai de grosses cuisses), il rigole bien. D’abord, pour lui, un morceau de viande gros comme ma cuisse, ça ne représente pas grand chose. Et pourtant, j’ai de grosses cuisses. Mais ça ne représente pas grand chose pour lui. Il ne se dérange pas pour si peu. Par contre, vu les circonstances, s’il voit un morceau de poissons coupé gros comme ma cuisse agité devant son nez, il en déduit que c’est un morceau coupé d’un poisson plus gros, et que ce morceau a été coupé par des gens aussi gros que le poisson qui sont comme des cons sur une barcasse aussi grosse que lui même et que donc, il lui suffit à lui requin, de ne pas manger le morceau qui de toute façon ne nourrit pas son homme, qui ne nourrit pas son requin, de toute façon et d’attendre que ces couillons-là, rassurés, laissent mollement pendre un bras dans l’eau ou encore que comble de la couillonnerie ils se baignent pour que crac, sang, cris, carnage, barque en morceaux etc. vous avec vu Les Dents de la mer.

À ce moment-là, le visage de Marieke était à peu près de la couleur de son assiette. Elle a donc changé de sujet et s’est tournée vers son voisin de gauche, un coffreur-bancheur portugais aux sympathies d’extrême-droite du nom d’Alfonso, avec qui elle s’est mise à parler politique pour se changer un peu les idées. La pimpante Ceciliouchka a une vie fascinante.

vendredi 7 mai 2010

Mais dans quel monde vivons-nous ?

Au téléphone :

Humain : C’est que ça lui fait un an, maintenant. C’est son premier anniversaire.
Moi : C’est fou comme le temps passe vite.
Humain : Ouais.
Moi : Au fait, qu’est-ce que je peux lui offrir, comme cadeau, pour ses un an ?
Humain : On avait pensé à du parfum. Du parfum pour bébé.
Moi : Du quoi ?
Humain : Du parfum pour bébé.
Moi : Du quoi ?
Humain : Du parfum pour bébé.
Moi : Du parfum pour bébé ?
Humain : Oui.
Moi : Du parfum pour les bébés ?
Humain : Oui.
Moi : Ça existe ?
Humain : Ben oui.
Moi :
Sérieux ?
Humain : Ben oui.
Moi : Et vous voulez que je lui achète ça ?
Humain : Ben oui, pourquoi pas ?
Moi : Mais on trouve ça où ?
Humain : En pharmacie.
Moi : Bon ben d’accord.


À la pharmacie :

Moi : Bonjour Madame.
Pharmacienne : Bonjour Monsieur. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?
Moi : Alors écoutez, c’est un peu particulier, un peu gênant. J’ai besoin de quelque chose… ce n’est pas pour moi, hein, c’est une course que je fais pour quelqu’un, vous voyez…
Pharmacienne : Moui ?
Moi : C’est un peu délicat, comment dire, je ne sais pas si ça existe vraiment, et je ne sais pas si vous avez ça, dans une pharmacie.
Pharmacienne : Moui ?
Moi : Je ne sais pas exactement si ça s’appelle comme ça, en fait, mais enfin bref voilà, je cherche… il me faudrait… enfin est-ce que vous avez du parfum pour bébé.
Pharmacienne (rassurée) : Ah mais oui, bien sûr ! Pas de problème, c’est très courant. Voici. C’est 16 euros.
Moi :



jeudi 6 mai 2010

Double impact

C’étaient des temps obscurs. Il faut dire que c’était ce moment de l’année où la lumière diminue et que Katarina Salsa et moi vivions à Brives-Charensac. Les jours ennuyeux et jaunes de l’automne s’annonçaient en grandes pompes au-dehors. Nous habitions un vaste appartement défraîchi qui surplombait la Loire, à l’orée de cette édifiante préfecture qu’est le Puy-en-Velay. Qui n’a jamais vu le dernier rai de soleil du monde trouer tant bien que mal le ciel épais et bas des alentours du Puy, pour venir sans plus d’espoir s’étirer sur l’austère forteresse de Polignac, ne saura jamais vraiment ce qu’est la fin, et pas seulement de l’été. L’automne est en Haute-Loire un album de photographies usées qu’il nous faut bien feuilleter après le repas dominical typique chez la vieille tante qui pique. Et chaque aube, nouvelle partout ailleurs et par définition mais prématurément vieille à Brives-Charensac et par principe, révèle son lot de chromos sans cesse plus pesants : étendue de toits qui apparaissent chaque jours plus noirs et rouillés sous l’ondée ininterrompue, églises carbonisées aux flancs hérissés de chevrons humides et sombres, triste et gluant train-train des commerces somnolents… Par ailleurs, la Haute Loire, durant plusieurs années consécutives, est demeuré le département français le plus touché par l’alcoolisme. C'est-à-dire qu’en tant qu’habitant de ce département, vous aviez en ce temps-là plus de chance qu’ailleurs en France d’avoir parmi vos relations un alcoolique ou d’en être un vous-même.

Je m’en rendis compte un matin. Un lendemain matin pour être exact. L’un de ces lendemains matin de l’une de ces veilles où l’on a trop bu. Après tout, on vit à Brives-Charensac ! À Rome ne fait-on pas comme les Romains ? Et puis il ne peut pas y avoir que la télévision dans la vie. Ce serait trop sordide… Toujours est-il que c’est le cheveu gras et douloureux et la mine toute déballée que j’allais à petits pas sautillants sur le carrelage gelé répondre aux coups frénétiques face auxquels ma porte ne conservait qu’à grand peine sa dignité. C’était la voisine qui développait dès potron-minet et sur notre pallier commun une belle énergie. J’ignorais son nom à l’époque et à présent je l’ai oublié, mais elle me l’a dit ce jour-là. Du reste ce n’est pas la seule chose qu’elle m’ait dite dans le secret du chambranle. « Mon mari regrette de vous avoir traité d’enculé hier soir. Et il m’a dit de vous dire qu’il ne vous cassera pas la gueule. Ça aussi il regrette... » Comme souvent, la voisine était l’épouse du voisin. C’était une petite femme apeurée au visage blême qui supportait avec plus ou moins de réussite les vicissitudes de la vie maritale avec un alcoolique notoire. « Il devient fou parfois. Vous comprenez. Ce n’est pas de sa faute. Regardez comme il était mignon, petit garçon. Regardez ! » Elle me tendait une photographie usée comme il est de mise en automne et en Haute-Loire. Y figurait un enfant aux grands yeux veloutés derrière des lunettes à la mode des années 60 ou de Brives-Charensac. Sur l’instant, je peinais à reconnaître le mastodonte hagard sous ses épais sourcils qu’il m’arrivait de croiser, en rentrant le ventre, dans l’escalier. Je mis cette incapacité sur le compte de l’alcool. Était-ce celui que le voisin buvait ou celui que j’avais moi-même ingurgité ? Peu importe. Il était temps de m’enquérir d’un sujet plus brûlant qu’un digestif local. « Comment ça, un enculé ? Pourquoi ça, me casser la gueule ? » Elle balbutiait. Un arrangement liait le voisin son époux au précédent occupant de mon appartement, ce dernier laissant gracieusement au premier l’usage de sa cave. Par je ne sais quel facétie de l’esprit, il était venu à celui de mon voisin l’idée, aussi sotte que grenue, que je pourrais, du haut de mes soixante dix kilos, rompre l’accord juste et bon passé par mon prédécesseur avec ses cent dix kilos. Je rassurais ma visiteuse sur mes intentions. « Ah mais ça n’est pour cela que je suis venu voir ce matin ! » Mes traits se figèrent d’inquiétude. « Il me bat vous savez ! » C’était franchement ce que je redoutais d’entendre. Sur l’instant je regrettais d’avoir ouvert. J’aurai préféré ne jamais savoir. Je suis comme ça, dépourvu de courage physique. « Si vous entendez des cris, un soir, appelez la police je vous en supplie ! Je ne serai peut-être pas en mesure de le faire… »

Des semaines durant, Katarina Salsa et moi, vécûmes dans une angoisse que nous aurions préférée sourde ! Mais ce fût bel et bien l’oreille collée au mur que nous passâmes la plupart de nos soirées, nous interrompant brutalement dans nos diverses occupations à la faveur du moindre bruit suspect en provenance de l’appartement adjacent. Lorsqu’il m’arrivait de croiser la voisine, nous échangions, gênés, un sourire vaguement complice. Lorsqu’il m’arrivait de croiser le voisin, je rentrais le ventre après m’être plaqué au mur de la cage d’escalier et c’est avec mes chaussures que le regard complice s’échangeait.

Les jours se succédèrent entre angoisse et monotonie. Chacun d’eux, sitôt démailloté des fumées brunes du matin, basculait dans des après-midi sépias d’une effarante platitude. Je me souviens l’avoir rencontré, elle, à la parapharmacie du Puy, alors qu’un parapharmacien, du Puy également, lui exposait avec brio sa vision du monde. « Moi, je veux bien vous expliquer pour la crème, mais enfin il faudrait que votre mari arrête de vous frapper… C’est sûr, c’est une crème qui raffermit les tissus, qui nettoie les pores, tout ce qu’on voudra, mais si vous continuez de prendre des coups ça ne sert à rien d’en acheter, c’est quand même des produits chers… » Le rouge au front j’avais quitté les lieux sans me faire connaître. Ainsi donc avais-je failli à ma mission. Le monstre avait récidivé ! Je savais que plus de 150 femmes étaient déjà mortes cette année-là sous les coups de leurs compagnons enragés. Mais combien de voisins courageux avaient eux aussi péris dans les flammes d’incendies conjugaux qui ne les regardaient en aucune manière, qu’ils avaient été bien en peine d’éteindre, qui les avaient consumé jusqu’aux chaussettes sans autre forme de procès ? Combien ? La peur de rentrer chez moi finit par s’emparer de tout mon être. J’errai ainsi au sortir du travail, le long des maisons muettes aux façades vides et aveugles, par les ruelles étroites qui offrent à qui le veut d’infinies variations dans ses itinéraires. Dans le labyrinthe ponot, j’allai sans autre but que de faire durer le temps, de rues anonymes en places inattendues, toutes pavées d’indéchiffrables intentions. Je pris de la sorte l’habitude de ne regagner mon logis qu’au bout de plusieurs heures, après d’étranges et tortueuses aventures qu’il m’arrivait ensuite de me rappeler avec remords, à l’aube grise qui me voyait sur le pallier, dans l’escalier, commencer une nouvelle journée à pas feutrés. Car longtemps ce fût bien telle une ombre que je me glissais au-dedans, au-dehors, la nuit venue, la nuit enfuie, évitant de faire trop de bruit, de signaler ma simple présence par quoi que ce fût d’autre qu’une respiration fébrile.

Ce fût encore le temps où je me découvris des trésors de veulerie. Et c’est lesté de tout leur poids qu’il me fallut un soir répondre à la détresse d’un appel déchirant. On frappait de nouveau à ma porte. Lourdement mais sans violence excessive. Katarina Salsa m’avait laissé un mot – « Je rentrerai tard, ne t’inquiètes pas »– j’étais donc seul, isolé du troupeau, une victime facile. Quoi qu’il en fût, j’ouvris ma porte, trop lâche pour assumer la fameuse « non assistance à personne en danger ». Qu’elle ne fût pas ma stupeur de découvrir mon voisin visiblement ému, là, dans l’encadrement de ma porte d’entrée, en lieu et place de ce que j’imaginais être son épouse. « Il faut m’aider – me dit-il. J’ai un gros problème à l’appartement. » La terreur fît de moi l’infortuné jouet du Golem affecté qui m’entraînait déjà à sa suite. L’espace d’un instant je nous imaginais transportant le cadavre de sa femme, sous la lune étincelante, jusque sous le pont voisin, là où, probablement, le scélérat avait déjà fait disparaître bien d’autres de ses victimes. Mais déjà nous étions dans son antre et du doigt il m’indiquait le téléviseur. Dubitatif, je me risquais à faire quelques pas de moi-même pour examiner de plus près l’engin fauteur de trouble. Sur le téléviseur, gisait le DVD de Double Impact, l’un des innombrables films où le Maciste Belge, l’Hercule Bruxellois, l’homme fort du plat pays, Jean-Claude Camille François Van Vaerenbergh alias Jean-Claude Van Damme interprète des jumeaux. « Quel est le problème ? » demandais-je hésitant. « J’ai acheté un lecteur DVD. J’ai acheté le film au tabac en bas. Ça ne marche pas. Je voudrais voir le film. Je vous ai vu des fois avec des DVD. Aidez-moi… » Sa voix pourtant monocorde s’étranglait dans sa gorge. Imaginant aisément que sous une simple pression des ses doigts, la mienne pourrait rapidement faire de même, je me précipitais à l’arrière du téléviseur. Rien n’était branché. Aucun câble ne reliait les deux appareils. La résolution du problème était désarmante de facilité. À peine chassé de mon esprit l’idée que j’avais enfin rencontré LA personne pour laquelle sont rédigés les aberrants modes d’emplois qu’on ne prend jamais la peine de lire, il me vint l’idée de gagner sournoisement l’estime de mon tortionnaire potentiel en exagérant un tantinet le caractère délicat de mon intervention. « Hou ! Ça ne m’a pas l’air simple – fis-je, l’air embarrassé – il me faut mes outils ! » Je revins dans la minute avec un minuscule tournevis. Le seul qu’il m’est jamais été donné de posséder. Puis je fourrageais quelques instants derrière le téléviseur, à l’abri du regard anxieux de mon hôte. « Là, je crois que c’est bon ! » – fis-encore en branchant la prise péritel sur l’un et l’autre des deux appareils destinés l’un à l’autre comme la vache au taureau. Les traits de mon voisin s’adoucirent subitement. Je crus presque reconnaître l’enfant rose comme une tranche de jambon de la photographie. Il me souriait encore lorsque sa femme entra.

« Tout va bien ? » s’enquit-elle. Je fis signe que oui. Un silence de mort s’installa. « C’est bien ce chat – fis-je en avisant un matou sur le tapis du salon – ça vous fait une présence… vivante ». La voisine me regardait avec une totale incompréhension. Le voisin, lui, me rétorqua : « Ben si c’est pour avoir des présences mortes j’en ai plein le frigo c’est sûr… » La panique me malaxait de nouveau la cage thoracique et tout le saint frusquin. « Bon, vous buvez quelque chose ? » me demanda mon hôte. « Non, je… alors un café » répondis-je à son regard lourd de sollicitation. Il ne parut pas comprendre ma réponse et sortit deux bouteilles de vin.

« Blanc sur rouge, rien ne bouge ! Rouge sur blanc, rien ne bouge ! » – clamait mon voisin à la cantonade. À peine quelques minutes plus tard, la soirée battait son plein. La cantonade, elle, suçotait mollement, son troisième verre de Cahors pour ce qui me concernait et se rongeait frénétiquement les ongles pour ce qui concernait la voisine. Le chat quand à lui, avait entrepris de m’escalader par la face sud et à la seule force de ses griffes. Je réprimais plusieurs cris de douleur pour ne pas me faire celui qui la ramène un peu trop. Pour tromper mon embarras, j’abordais un sujet qui m’est encore cher aujourd’hui, le septième art. « C’est un de ses meilleurs films, Double Impact… à Jean-Claude Van Damme. » « Ho, moi je ne suis pas difficile, vous savez. J’aime les gens. Par exemple j’aime tout ce qu’il fait, Van Damme. Et maintenant que le DVD marche, je vais tous me les acheter, ses films. » C’est a ce moment que je le vis, sur la table, devant moi. Comment ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ? L’énorme couteau à saucisson reposait sur une imposante planche de bois. J’eus un abominable pressentiment. Dans un bruit sec, l’un des ongles de la voisine se brisa net !

« - Connard !

- Sale pute !

- T’es gros !

- T’es moche !

- Enculé !

- Et pis t’as le cul pourri !

- Bitte molle, peine à jouir !

- Et la chatte aussi !

- Tu pues !

- Gros pédé ! »

Que s’était-il passé ? Je ne le savais pas exactement. Toujours est-il que le coup de poing partit si vite que je ne pu strictement rien faire. Le voisin partait déjà à la renverse ! La voisine accompagnait ce pas allègrement franchi dans la discussion en se jetant sur son mari pour le gifler de plus belle ! J’étais médusé. « Tu vas crever, putain de salopard ! » J’eus bien un doute à un moment mais je me ressaisis : non, je ne rêvais pas, j’étais bien là avec la voisine et le voisin, témoin de leur danse infernale, tout ce cirque était bien réel ! Pour moi, la violence appartenait au monde de la fiction, un monde partiellement régit par, disons, quelqu’un comme Jean-Claude Van Damme, un monde où la violence est synonyme de contrôle de la situation. Mais en réalité c’est exactement le contraire ! Là, la violence débarquait devant moi, braillante et débraillée, avec armes et bagages, fruit pourri d’un dysfonctionnement de l’univers ! J’étais suffisamment terrifié pour m’emparer du couteau sur la table. Profitant alors de la confusion, je le jetai dans la Loire par la fenêtre entrouverte ! L’empoignade, elle, allait bon train, ponctuée pour l’essentielle d’insultes à caractère sexuel. C’était un règlement de compte conjugal. Madame avait très nettement le dessus. Les belligérants se roulaient à présent sur le tapis en se tirant vigoureusement les cheveux. Que n’étais-je resté chez moi, vautré sur mon canapé, abêti devant ma télévision. Je fermais les yeux. Lorsque je les rouvris, la voisine s’était emparé d’un énorme cendrier en cristal d’arc authentique dans le but avoué de nuire davantage à la santé de son mari, voire d’attenter à son existence avec tous les moyens que le quotidien mettait à sa disposition. Sans un mot je me dirigeai alors vers la porte. Il faut bien dire que le pas feutré, je le maîtrisais plutôt bien depuis quelques semaines… Une fois dans mon appartement, j’allumai la télé et montait le son au maximum. J’ai bu comme un trou ce soir-là. Suffisamment pour décider dès le lendemain matin que je ne me rappelai plus rien des calamiteux évènements de la veille au soir.

Quelques temps plus tard, le voisin se décida à appeler la police. Il a dû lui en coûter… Et au bout du compte la voisine fût internée à l’hôpital Sainte Marie – au Puy, une femme violente est forcément folle : comme du temps où l’on savait rire on ne l’emprisonne pas, on l’interne, c’est une tradition millénaire. Car c’était elle qui battait son époux, faisant par là même entrer ce dernier dans le cercle très fermé des deux pour cent de français molestés par leurs furibondes et cruelles compagnes. Il n’avait jamais osé l’avouer à personne. Il faut dire que son beau frère était le brigadier en chef de la gendarmerie locale et que le reste de la maréchaussée constituait le gros de ses camarades de beuverie.

Après ça, il a vécut seul chez lui, le voisin. Le contrecoup fût terrible. Il était triste d’une tristesse sans retour. Alors il a picolé de plus belle, le voisin. Il a parfois fait du vilain, en bas, au carrefour, devant le tabac et même jusque sur le pont qui enjambe la Loire. Et puis il est aussi revenu frapper à ma porte. En slip et marcel : on avait – comme on dit – vécu des choses ensemble après tout, on était un peu intimes quand on y pensait. Dans sa petite tenue et même si ça n’était pas trop son fort, il avait l’air d’y penser, le voisin. Mais plus sûrement il s’ennuyait ferme. Conséquemment, il m’invita à venir regarder un film à l’occasion. Bloodsport, Karaté Tiger, Black Eagle, Kickboxer, Cyborg, et bien sûr Double Impact, j’en passe mais rarement des meilleurs. « Alex, ne fait pas ça, c'est ton frère! - Pourquoi, parce qu'il me ressemble ? Je vais changer ça tout de suite. » Pendant que Jean-Claude parlait à Van Damme, son jumeau, il m’est arrivé de me tourner vers le voisin, dans l’obscurité, et de me demander de quoi demain serait fait ? Mais à quoi bon, déjà hier on ne sait jamais, alors…


dimanche 2 mai 2010

La mort au tournant

Août. Un enchevêtrement touffu d’herbes folles et de chardons brûlait en crépitant dans le feu du plein midi. Derrière les haies, croûtes épaisses où l’exubérante ébriété de la végétation s’en donnait à cœur joie, se dressait à grand peine la zone commerciale de Mably – son gros Carrefour, son hideux Buffalo Grill, son effarant Norauto, son Flunch risible, son abominable Gemo et sa lamentable Halle aux chaussures – comme écrasée sous les coups répétés d’un soleil de plomb. Si peu d’autos sur les parkings. L’idée même d’ajouter de la chaleur à la chaleur en allumant son moteur avait dû rebuter tous les gourmets du dimanche. L’humanité se terrait, grotesque et aplatie sous la botte brûlante d’une force cosmique et indéniablement supérieure. La sieste dominicale des jardins ouvriers non loin de là bourdonnait du vacarme des mouches. Les grillons, décidés à ne pas être en reste, s’égosillaient sous le feu de l’été le plus chaud que la France ait connu depuis la grande sécheresse de 76. L’air, épais, asphyxiant, parfois comme agité d’invisibles insectes poussant le voyageur au soubresaut, invitait à la folie. Le pays découvrait que l’été avait cette année 2003 décidé de fêter sa grande orgie. Canicule.

Bien qu’ayant la route pour moi seul, j’étais en retard. Racorni dans ma voiture, ne sachant s’il valait mieux remonter ou redescendre les vitres des portières pour la énième fois, j’allais déjeuner chez ma mère, les pores suant de toutes mes eaux, jusqu’aux moins avouables. J’avais pratiquement parcouru les quelques cent trente kilomètres du trajet, lorsqu’il me fallut bien m’engager dans le rond-point qui enjambe la quatre voies venant de Saint Étienne. J’avais longuement hésité à passer par là. Ce rond-point – le rond-point de la mort comme l’appellent les natifs – est connu pour son extrême dangerosité. Un infortuné cycliste y ayant trouvé la mort, il y a de ça 20 ans, parfaitement écrasé par un frivole camion de livraison Carrefour, chaque enfant de Mably est élevé depuis lors dans la crainte de ce lieu et redoute le jour où, permis de conduire en poche, il lui faudra peut-être emprunter la piste maudite. J’en étais là ! Durant de nombreuses années j’avais su, usant de toutes les ruses, échapper à l’écueil mortel. Ce jour-là, pourtant, j’étais fait, car ce satané cercle de béton n’était rien d’autre que le seul raccourci viable pour arriver à l’heure chez ma mère ! Mon choix était donc le suivant : risquer ma vie ou être définitivement en retard. Mon choix n’en était pas réellement un. Il faut avoir des priorités dans la vie. Aussi m’engageais-je…

Les mains serrées sur le volant gluant, les fesses occupées à faire de même sur le siège moite, je roulais au pas, l’oreille aux aguets, les yeux irrités par la sueur acide s’écoulant en grosses gouttes molles de mon front mais patrouillant pourtant inlassablement dans mon champ de vision, attirés par le moindre mouvement. Il me semblait qu’un ballet de cyclistes trompe-la-mort et de camion fous aux couleurs bigarrées se répétait dans la coulisse de chacune des cinq voies que centralisait le cercle de l’enfer. Soudain, dans un coin de mon rétroviseur, quelque chose fit irruption ! Comme une silhouette. Un être étrange. Déplacé. J’avais eu, l’espace d’un instant, le fugace sentiment que procure parfois la première vision d’un collage surréaliste. Bravant tous les interdits, n’écoutant que mon courage, je négligeais la sortie menant à la sécurité et à la lotte à l’Armoricaine maternelle pour m’employer à refaire le tour méphitique dans un irrépressible désir de cœur net. Qu’avais-je vu, bon sang ! Je n’avais que trop peur de le savoir. Si mes soupçons se confirmaient, je ne pouvais rester sans agir ! Il était de mon devoir de… Elle était bien là ! Jeune idiote, par delà, l’ignoble sculpture en hommage à la victoire de l’équipe de France de football lors du Mondial 98 qui défilait sous mes yeux, au fil de la route et sous toutes ses coutures informes, représentant les onze joueurs en extase au pied du trophée. Elle m’apparut tout d’abord entre Barthez et Henry de loin en loin, elle passa ensuite, immobile, entre chacun des héros nationaux, seule femme d’un groupe pour l’essentiel masculin, on ne peut le nier. Statique, elle aussi, elle tournait toutefois résolument le dos à la vanité et au chauvinisme érigé en monument. Elle était en fait de l’autre côté. De la route, de la balustrade et peut-être même de la vie. Elle se tenait debout, face au vide, fixant la quatre voies au-dessous, les yeux perdues dans une masse folâtre de cheveux roux. « Non, tu ne cauchemardes pas – me disais-je en moi-même ou ais-je parlé dans mon éveil soudain ? – oui, c’est bien une tentative de suicide que déroule devant toi ce lieu ensorcelé ! Pourtant ta mère t’avais prévenu ! Tu ne l’as pas écouté et te voilà bien attrapé ! » J’en étais à mon troisième tour complet de rond-point, lorsque le héros qui sommeille en chacun de nous mais qui, en moi, ronflait au-delà de toute mesure, décida qu’il fallait que quelqu’un fasse quelque chose ! Aussi arrêtais-je mon cirque et ma voiture sans même couper le moteur ou serrer le frein à main, me défit brutalement de ma ceinture dans un geste sec et bondit hors du véhicule en lâchant un incertain : « Mademoiselle… Bonj…? » Hélas, la malédiction du rond point de la mort redoubla subitement. Je pliais sous les coups. Je n’avais pas pris garde, dans mon élan héroïque, à ce pied gauche qui s’était inopportunément glissé dans une circonvolution de ma ceinture de sécurité. Par ailleurs et dans ce même élan j’avais claqué ma portière – comme pour m’encourager sur la voie incertaine de la bravoure occasionnelle ! – sur la boucle même de ladite ceinture qui, loin d’être à cours de diableries, refermait sur moi un piège des plus efficaces. L’équilibre perdu, ma joue vint aussitôt frapper le goudron chaud et suintant. En moins de temps qu’il ne faut pour se jeter d’un rond point enjambant une quatre voies, j’étais attaché à plat ventre et par la cheville gauche, si gauche, à ma propre voiture, dont la portière s’était absolument bloquée en écrasant la boucle de la ceinture de sécurité contre l’encadrement de côté conducteur… Il aurait suffit qu’une vitesse soit passée pour que le véhicule démoniaque me traîne et m’emporte au diable-vauvert ! Un silence de mort me saisi alors. À défaut de mon entrave c’est ce dernier que je décidai prestement de briser : « Mademoiselle !? Ne bougez pas ! Ne faites rien ! Je suis là, j’arrive… enfin, laissez moi une minute et j’arrive, je vous le promets… » Tirant comme un beau diable sur la boucle de plastique qui m’enserrait le pied, là, au beau milieu de la route, je tentais l’impossible, empêtré que j’étais dans une danse dont le pas unique consistait à frotter tout mon corps sur l’asphalte. M’assaillaient là d’affreuses visons : un camion de livraison hystérique surgissant de nulle part et me réduisant en bouillie pour le plus grand plaisir d’un peloton entier de coureurs cyclistes encore dissimulé dans quelque bosquet n’attendant qu’un crissement de pneu, qu’un craquement d’os pour bondir et ovationner, l’équipe de France au grand complet faisant la holà sur mon cadavre encore chaud – comment pourrait-il être froid aujourd’hui ? –, Zidane, l’homme providentiel, le chantre de la victoire, m’encourageant à me défaire de mes liens… Et puis, le temps, le temps empoisonné, de la jeune fille rousse à deux pas de moi mais peut-être à un seul de la mort, un temps compté horriblement réel qui se déversait à plein boisseaux depuis le chronomètre de l’arbitre factice qui me tournait le dos, méprisant mon jeu à l’italienne. Mi-temps ! Arrêt de jeu ! Faute ! Que dire ? « Eh ! Je m’appelle Hrundi ! Et vous ? » – fût la seul exclamation qui me vint à l’esprit pour tromper à la fois mon embarras et mon angoisse ! Je devinais les expressions navrées de toute l’équipe de France. Je me sentis soudain con comme la lune ! Des corbeaux déchirèrent le ciel de leurs noires silhouettes. Augures de merde ! Le monde sembla alors se rétrécir bien vite autour du nœud coulant qui me tenait la jambe tandis que je tentais, malhabile et grotesque, de tenir celle de la jeune fille qui ferraillait de l’autre côté du véhicule avec sa pulsion morbide. Je m’imaginais fugacement, découvert au bout de plusieurs heures par quelque automobiliste égaré, attaché à ma voiture, déshydraté, pelé de toute part, le visage en partie dévoré par les corbeaux, avec à quelques mètres au-dessous de moi, le cadavre brisé d’une jeune fille. La panique fît ainsi place à l’hystérie ! Oui, il était grand temps d’être hystérique ! « Mademoiselle ! Vous m’entendez ? Je… Je crois bien que j’ai besoin d’aide… Au secours ! » Immense cloporte gigotant sur le sol bouillant, la joue saignante bientôt à point, je tentais d’apercevoir un mouvement quelconque de l’autre côté du véhicule… « J’ai mal ! Je me suis tordu la cheville et… » « Je m’appelle Emma. » Elle était apparu derrière moi. Je lui offrais, pour fêter enfin notre rencontre, le misérable spectacle d’une créature se débattant entre le néant et la mort, gros scarabée déchu. Lentement elle s’approcha et ensemble nous me détachâmes. Du coin de l’œil, je crûs, un bref instant, saisir la prémisse d’un sourire sur son beau visage opalin.

Elle me regardait m’agiter les yeux écarquillés. Je tournais en maugréant autour de la voiture. C’est généralement là le ton de la conversation avec soi-même de qui a laissé les clefs à l’intérieur de l’habitacle. Comme la lune ! – disais-je précédemment, et jamais une éclipse ! Par bonheur, Mademoiselle Emma avait dans un sac un peu de fil de fer que nous glissâmes par l’entrebâillement de la vitre. Ce fût par cette astucieuse entremise que nous pûmes ouvrir la portière passager. Je lui proposais de la raccompagner chez elle. Elle accepta. Nous ne prononçâmes pas un mot durant le court trajet. Au moment de quitter le véhicule cependant, elle s’immobilisa et me regarda avec un mélange d’incompréhension et d’inquiétude. Avec le temps, j’ai probablement ajouté un peu d’affection aux ingrédients de base de ce regard-là qui me fit baisser le mien. Nous nous dîmes au revoir comme on se souhaite bonne chance « Promettez-moi de faire attention – me dit-elle – Prenez soin de vous » Je promis, penaud, et repris ma route en songeant à ses yeux gris où couvait une braise lointaine, tamisée par la tristesse.

Je fis un vaste détour, ce jour-là, pour gagner, enfin, la maison de l’enfance. Partout, les bicoques du quartier sombraient dans une verdure de plus en plus jaunies. J’évoluais probablement dans une ancienne photographie où le temps qui passe et celui qu’il fait n’était plus qu’un seul et même phénomène. Je passais le reste du trajet à rêver en marge du temps. L’été, dans son incontinence de voisins débraillés et abattus, immobiles dans les moindres recoins ombrageux, baignait le monde d’une épaisse nonchalance. La chaleur obligeait tout un chacun à ne se consacrer qu’à l’essentiel. Et c’est dépouillé de mon héroïsme de hasard que j’arrivais, tout mouillé de chaud, très en retard mais de belle humeur, à destination.

samedi 1 mai 2010

Midi à quatorze heures

À Slavoj Zizek. À la distillerie Bielle. Tous deux enivrants.


J’ai revu Short cuts hier. Avec une amie qui m’en disait et depuis longtemps le plus grand bien. C’est un film que Robert Altman à réalisé en 1994 et qui conte les aléas et vicissitudes de la vie quotidienne d’une poignée d’habitants de Los Angeles au début des années 90. Le film est l’adaptation virtuose de plusieurs courtes nouvelles de l’écrivain américain Raymond Carver. Short cuts est ce que l’on nomme usuellement un film-chorale, un film où le récit traite les personnages sans distinction hiérarchique, une sorte de genre dont Robert Altman s’était fait une spécialité et dont le représentant le plus typique en France serait, disons-le, lâchons son nom, Claude Lelouch…

Mon amie m’avait présenté le film comme une œuvre dure, cynique, décrivant sans fioriture les aliénations de la middle-class américaine au cœur d’une grande cité. Pour tout dire, cette amie défendait l’idée que le film d’Altman était d’une noirceur sans concession aucune. Je n’en gardais pas ce souvenir-là. Mais, ne pouvant pas m’expliquer sur ce point, je proposais donc à l’amie ivre d’exégèse sociologique de revoir le film. « T’as quelque chose à boire ? Je meurs de soif ! » Après nous être équipé d’une bouteille de rhum agricole Bielle, issue de Marie galante, mise en bouteille à la distillerie, à l’appellation d’origine « Guadeloupe » et savamment dosée à 59 degrés, nous avons alors assisté à de nombreux évènements. Soient les démêlés d’un pâtissier vindicatif avec les parents anéantis d’un enfant tué accidentellement par un chauffeur de limousine ayant des haut et des bas dans son couple alors même que le grand-père indigne de la petite victime refait surface après une longue absence, le tout pendant que des pêcheurs prennent en photo le cadavre d’une jeune femme découvert dans une rivière sans pour autant interrompre leur passe-temps et qui finissent par échanger involontairement leurs clichés avec ceux d’un jeune technicien en effets spéciaux qui grime continuellement sa copine en cadavre, générant au passage un quiproquo muet, alors qu’un mari éconduit détruit consciencieusement l’appartement de son ex-femme à la tronçonneuse au moment où un policier machiste obsédé par l’idée d’être trompé par sa femme… Mais brisons-là. Le principe du film-chorale est posé. « Allez, encore un verre et on ferme la boutique… » Dès la fin du générique, le débat repris de plus belle. Il n’était toujours pas question de discuter des indéniables aspects sociologiques du film. Superficiellement, la noirceur du constat était évidente. Mais il m’était à présent possible de formuler plus clairement mon souvenir d’un film à mon sens fondamentalement optimiste. En effet, la structure même du récit permet de nombreuses jonctions entre les différentes lignes, a priori parallèles, que tracent les destinés tragi-comiques des protagonistes. Cette simple possibilité d’une interaction – et ce quels qu’en soient les effets – entre des vies qui ne sont pas destinées à se croiser, le tout au cœur de la fameuse grande ville déshumanisante, me parait tenir fondamentalement d’une vision optimiste du monde, et ce en dépit d’une indéniable lucidité du regard d’Altman sur un ensemble d’anecdotes souvent peu reluisantes. Cette structure est la base même de Short cuts, les possibles qu’elle crée sont la raison d’être du film. L’analyse sociologique de l’aliénation pour opérante qu’elle soit est déjà de l’ordre d’une interprétation un peu sophistiquée. Peut-être gagnerions-nous à avoir une vision plus basique de nombre de films. Ne serait-ce que pour déjouer le piège hypnotique du « sujet » d’un film. « Il est bon ! Le rhum quand même… » L’analyse psychanalytique de Psycho d’Alfred Hitchcock n’est, par exemple, pas très passionnante. À la lumière de Freud ou de Lacan, le film apparaît bien balourd. Le dernier quart d’heure, entièrement explicatif, semble d’une maladresse et d’une simplification particulièrement gênantes. Le sympathique psychiatre détaillant comme un mode d’emploi les tenants et aboutissants du comportement meurtrier de Norman Bates et la voix intérieure dudit meurtrier confirmant sa schizophrénie galopante paraissent en effet péniblement didactique. Si l’on prend pourtant cette dernière séquence au pied de la lettre, il en va tout autrement. Littéralement, Hitchcock montre deux types de discours, clairement séparés, qui gouvernent le monde de sa fiction : celui du jargon psychologique incarné par le médecin bonhomme et celui, autistique, du patient qui s’ignore. C’est bel et bien à une vision extrêmement noire de la société et de ses maigres possibles pour l’individu que nous convie le cinéaste, à une vision qui n’est alors pas si éloignée que cela de celle d’un Michel Foucault par exemple. « Ah, cette vie… Tiens, resserres-moi ! »

Après avoir vidé la bouteille susmentionnée au deux tiers, et longuement mégoté autour d’un cendrier, mon amie et moi, nous sommes lentement enfoncés dans une sorte de léthargie créole. Nous lâchions encore par-ci par-là quelques mots – « cinéma », « putain », « midi à quatorze heures » – et soupirions péniblement entre deux renvois. « On est bien, là ? Non ? »