samedi 8 mai 2010

Les voyages, c’est nul


La pimpante Ceciliouchka a une vie fascinante, notamment parce qu’elle a perpétuellement affaire à des gens étranges. Ainsi, récemment, elle se trouvait dans la situation, peu courante pour nous autres gens normaux, de manger du requin avec une enseignante belge, que nous appellerons ici Marieke, et un pêcheur cap-verdien, que nous appellerons ici Ermelindo. Ceciliouchka et Marieke étaient ravies de manger du requin. Ermelindo, en revanche, était un peu réticent, car le requin est un problème pour les pêcheurs cap-verdiens. Ils exercent en effet leur profession selon une technique ancestrale — en apnée et en slip avec un harpon — qui offre peu de protection. Ermelindo était donc légèrement susceptible sur tout ce qui touche les requins.

Nous ne nous étendrons d’ailleurs pas sur les circonstances qui ont amené Ceciliouchka, Marieke et Ermelindo à manger ensemble du requin. Ce qui nous occupe ici, c’est la discussion qu’ils ont eue à cette occasion. Une discussion sur les requins. Ceciliouchka n’avait pas grand chose à dire sur les requins : malgré ses nombreux voyages et séjours dans des pays inquiétants, elle n’y avait jamais été confrontée. Marieke, en revanche, si. Enragée comme toutes les femmes occidentales actuelles à toujours vouloir partir en vacances dans des pays grotesques où l’on a le moins de chances possibles de trouver du côte du Rhône, une connexion internet et un musée avec des tableaux de Rembrandt, Marieke se trouvait un jour avec son infortuné compagnon privé des plaisirs élémentaires de l’homme de goût dans quelque île exotique improbable.

Quelle île exotique improbable ? Nous ne le savons. Réunion ? Martinique ? Maurice ? Peu importe. Il s’agissait en tout cas d’une île où, acculé par l’ennui, on en vient à demander à un peón que non habla de vous emmener dans sa barcasse pour aller pêcher. Marieke et son homme partirent donc un beau matin avec leur peón et ils ne furent pas déçus : après une heure et demie de navigation et quelques minutes de pêche, ils avaient déjà attrapé des poissons aussi gros qu’eux. Moi, j’ai un principe : un endroit où les poissons que l’on pêche sont aussi gros que vous est un endroit dont il faut partir le plus vite possible. La sagesse de ce principe repose sur le fait cent fois observé par les explorateurs que dans un lieu où les poissons sont aussi gros que vous, les prédateurs marins sont aussi gros que votre bateau. Et de fait, Marieke, son homme et son peón virent bientôt s’approcher un requin de la taille de leur barcasse.

Le peón ne manifesta aucun signe extérieur de terreur panique mais déclara que bon, ils avaient bien assez péché de poissons aussi gros qu’eux pour la journée et qu’on pouvait aussi bien rentrer au port, hein, parce que bon qu’est-ce que vous en pensez oui alors bon donc on rentre. Tiens c’est rigolo, Marieke, le requin nous suit. Et il était quand même franchement gros, ce requin. On a tous vu des documentaires animaliers qui expliquent que Les Dents de la mer, c’est des conneries, que les requins, en fait, il y a très peu de races qui sont dangereuses et que même celles-là, finalement, si on ne les embête pas, on n’a rien à craindre. Mais je vous le dit, c’est pour ça qu’il ne faut pas aller en vacances dans des îles exotiques improbables : comment fait-on, finalement, pour embêter un requin ? Et donc comment fait-on pour ne pas en embêter un énorme qui suit obstinément votre barcasse alors qu’il vous reste encore une heure et demie de navigation avant d’arriver au port ?

C’est dans ces moments-là qu’on a des idées idiotes. Marieke, qui voulait en avoir le cœur net, s’est dit qu’il fallait quand même essayer de déterminer les raisons pour lesquelles ce putain de requin s’obstinait à les suivre. Plus précisément, je le formule ici clairement mais Marieke ne pouvait pas se résoudre à se le dire en des termes aussi crus : ce requin avait-il l’intention de renverser leur barcasse et de les dévorer vivants ? Pour tester l’appétit de la bête, Marieke découpa donc un morceau gros comme ma cuisse d’un des poissons gros comme elle et l’agita en direction du requin (ces belges sont fous). Le requin, figurez-vous, n’en voulut pas. Les trois passagers, rassurés, en déduisirent que le requin n’avait pas faim et qu’il les suivait pour de nébuleuses raisons de requin autres que la faim. Et ils purent effectivement rentrer tranquillement au port le cœur léger en riant bien de leurs inquiétudes. Limite s’ils ne se seraient pas baignés, ces cons : on les voit, les types, dans les documentaires animaliers, qui se baignent parmi les requin, après tout. Mais bon, on ne va pas exagérer non plus.

Sympa, ces requins, finalement, dit Marieke à Ceciliouchka et à Ermelindo en mâchonnant des années plus tard. Pas de quoi de faire tout un foin, finalement. Hein, finalement ? Ah mais alors là, détrompe-toi, lui dit Ermelindo. Détrompe-toi. Le requin, c’est une saloperie, dit-il en entrouvrant sa chemise puis en montrant à son épaule une cicatrice évoquant plus une ancienne coupure faite avec un instrument très coupant que l’idée que l’on se fait d’une morsure de requin. Détrompe-toi. Le requin est non seulement très dangereux, mais en plus, il est très intelligent. C’est ce qui le rend plus inquiétant, dans l’imaginaire des gens, que, par exemple, l’huître pourrie. Une huître pourrie, c’est dangereux, mais ça n’est pas très intelligent. Le requin si.

Et là, nimbé de l’aura que lui conférait l’exhibition de sa cicatrice, il donna son analyse de l’aventure de Marieke. Le requin, malin comme il est, lorsqu’il voit qu’on lui agite devant le museau un morceau de viande gros comme ma cuisse (j’ai de grosses cuisses), il rigole bien. D’abord, pour lui, un morceau de viande gros comme ma cuisse, ça ne représente pas grand chose. Et pourtant, j’ai de grosses cuisses. Mais ça ne représente pas grand chose pour lui. Il ne se dérange pas pour si peu. Par contre, vu les circonstances, s’il voit un morceau de poissons coupé gros comme ma cuisse agité devant son nez, il en déduit que c’est un morceau coupé d’un poisson plus gros, et que ce morceau a été coupé par des gens aussi gros que le poisson qui sont comme des cons sur une barcasse aussi grosse que lui même et que donc, il lui suffit à lui requin, de ne pas manger le morceau qui de toute façon ne nourrit pas son homme, qui ne nourrit pas son requin, de toute façon et d’attendre que ces couillons-là, rassurés, laissent mollement pendre un bras dans l’eau ou encore que comble de la couillonnerie ils se baignent pour que crac, sang, cris, carnage, barque en morceaux etc. vous avec vu Les Dents de la mer.

À ce moment-là, le visage de Marieke était à peu près de la couleur de son assiette. Elle a donc changé de sujet et s’est tournée vers son voisin de gauche, un coffreur-bancheur portugais aux sympathies d’extrême-droite du nom d’Alfonso, avec qui elle s’est mise à parler politique pour se changer un peu les idées. La pimpante Ceciliouchka a une vie fascinante.

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