jeudi 6 mai 2010

Double impact

C’étaient des temps obscurs. Il faut dire que c’était ce moment de l’année où la lumière diminue et que Katarina Salsa et moi vivions à Brives-Charensac. Les jours ennuyeux et jaunes de l’automne s’annonçaient en grandes pompes au-dehors. Nous habitions un vaste appartement défraîchi qui surplombait la Loire, à l’orée de cette édifiante préfecture qu’est le Puy-en-Velay. Qui n’a jamais vu le dernier rai de soleil du monde trouer tant bien que mal le ciel épais et bas des alentours du Puy, pour venir sans plus d’espoir s’étirer sur l’austère forteresse de Polignac, ne saura jamais vraiment ce qu’est la fin, et pas seulement de l’été. L’automne est en Haute-Loire un album de photographies usées qu’il nous faut bien feuilleter après le repas dominical typique chez la vieille tante qui pique. Et chaque aube, nouvelle partout ailleurs et par définition mais prématurément vieille à Brives-Charensac et par principe, révèle son lot de chromos sans cesse plus pesants : étendue de toits qui apparaissent chaque jours plus noirs et rouillés sous l’ondée ininterrompue, églises carbonisées aux flancs hérissés de chevrons humides et sombres, triste et gluant train-train des commerces somnolents… Par ailleurs, la Haute Loire, durant plusieurs années consécutives, est demeuré le département français le plus touché par l’alcoolisme. C'est-à-dire qu’en tant qu’habitant de ce département, vous aviez en ce temps-là plus de chance qu’ailleurs en France d’avoir parmi vos relations un alcoolique ou d’en être un vous-même.

Je m’en rendis compte un matin. Un lendemain matin pour être exact. L’un de ces lendemains matin de l’une de ces veilles où l’on a trop bu. Après tout, on vit à Brives-Charensac ! À Rome ne fait-on pas comme les Romains ? Et puis il ne peut pas y avoir que la télévision dans la vie. Ce serait trop sordide… Toujours est-il que c’est le cheveu gras et douloureux et la mine toute déballée que j’allais à petits pas sautillants sur le carrelage gelé répondre aux coups frénétiques face auxquels ma porte ne conservait qu’à grand peine sa dignité. C’était la voisine qui développait dès potron-minet et sur notre pallier commun une belle énergie. J’ignorais son nom à l’époque et à présent je l’ai oublié, mais elle me l’a dit ce jour-là. Du reste ce n’est pas la seule chose qu’elle m’ait dite dans le secret du chambranle. « Mon mari regrette de vous avoir traité d’enculé hier soir. Et il m’a dit de vous dire qu’il ne vous cassera pas la gueule. Ça aussi il regrette... » Comme souvent, la voisine était l’épouse du voisin. C’était une petite femme apeurée au visage blême qui supportait avec plus ou moins de réussite les vicissitudes de la vie maritale avec un alcoolique notoire. « Il devient fou parfois. Vous comprenez. Ce n’est pas de sa faute. Regardez comme il était mignon, petit garçon. Regardez ! » Elle me tendait une photographie usée comme il est de mise en automne et en Haute-Loire. Y figurait un enfant aux grands yeux veloutés derrière des lunettes à la mode des années 60 ou de Brives-Charensac. Sur l’instant, je peinais à reconnaître le mastodonte hagard sous ses épais sourcils qu’il m’arrivait de croiser, en rentrant le ventre, dans l’escalier. Je mis cette incapacité sur le compte de l’alcool. Était-ce celui que le voisin buvait ou celui que j’avais moi-même ingurgité ? Peu importe. Il était temps de m’enquérir d’un sujet plus brûlant qu’un digestif local. « Comment ça, un enculé ? Pourquoi ça, me casser la gueule ? » Elle balbutiait. Un arrangement liait le voisin son époux au précédent occupant de mon appartement, ce dernier laissant gracieusement au premier l’usage de sa cave. Par je ne sais quel facétie de l’esprit, il était venu à celui de mon voisin l’idée, aussi sotte que grenue, que je pourrais, du haut de mes soixante dix kilos, rompre l’accord juste et bon passé par mon prédécesseur avec ses cent dix kilos. Je rassurais ma visiteuse sur mes intentions. « Ah mais ça n’est pour cela que je suis venu voir ce matin ! » Mes traits se figèrent d’inquiétude. « Il me bat vous savez ! » C’était franchement ce que je redoutais d’entendre. Sur l’instant je regrettais d’avoir ouvert. J’aurai préféré ne jamais savoir. Je suis comme ça, dépourvu de courage physique. « Si vous entendez des cris, un soir, appelez la police je vous en supplie ! Je ne serai peut-être pas en mesure de le faire… »

Des semaines durant, Katarina Salsa et moi, vécûmes dans une angoisse que nous aurions préférée sourde ! Mais ce fût bel et bien l’oreille collée au mur que nous passâmes la plupart de nos soirées, nous interrompant brutalement dans nos diverses occupations à la faveur du moindre bruit suspect en provenance de l’appartement adjacent. Lorsqu’il m’arrivait de croiser la voisine, nous échangions, gênés, un sourire vaguement complice. Lorsqu’il m’arrivait de croiser le voisin, je rentrais le ventre après m’être plaqué au mur de la cage d’escalier et c’est avec mes chaussures que le regard complice s’échangeait.

Les jours se succédèrent entre angoisse et monotonie. Chacun d’eux, sitôt démailloté des fumées brunes du matin, basculait dans des après-midi sépias d’une effarante platitude. Je me souviens l’avoir rencontré, elle, à la parapharmacie du Puy, alors qu’un parapharmacien, du Puy également, lui exposait avec brio sa vision du monde. « Moi, je veux bien vous expliquer pour la crème, mais enfin il faudrait que votre mari arrête de vous frapper… C’est sûr, c’est une crème qui raffermit les tissus, qui nettoie les pores, tout ce qu’on voudra, mais si vous continuez de prendre des coups ça ne sert à rien d’en acheter, c’est quand même des produits chers… » Le rouge au front j’avais quitté les lieux sans me faire connaître. Ainsi donc avais-je failli à ma mission. Le monstre avait récidivé ! Je savais que plus de 150 femmes étaient déjà mortes cette année-là sous les coups de leurs compagnons enragés. Mais combien de voisins courageux avaient eux aussi péris dans les flammes d’incendies conjugaux qui ne les regardaient en aucune manière, qu’ils avaient été bien en peine d’éteindre, qui les avaient consumé jusqu’aux chaussettes sans autre forme de procès ? Combien ? La peur de rentrer chez moi finit par s’emparer de tout mon être. J’errai ainsi au sortir du travail, le long des maisons muettes aux façades vides et aveugles, par les ruelles étroites qui offrent à qui le veut d’infinies variations dans ses itinéraires. Dans le labyrinthe ponot, j’allai sans autre but que de faire durer le temps, de rues anonymes en places inattendues, toutes pavées d’indéchiffrables intentions. Je pris de la sorte l’habitude de ne regagner mon logis qu’au bout de plusieurs heures, après d’étranges et tortueuses aventures qu’il m’arrivait ensuite de me rappeler avec remords, à l’aube grise qui me voyait sur le pallier, dans l’escalier, commencer une nouvelle journée à pas feutrés. Car longtemps ce fût bien telle une ombre que je me glissais au-dedans, au-dehors, la nuit venue, la nuit enfuie, évitant de faire trop de bruit, de signaler ma simple présence par quoi que ce fût d’autre qu’une respiration fébrile.

Ce fût encore le temps où je me découvris des trésors de veulerie. Et c’est lesté de tout leur poids qu’il me fallut un soir répondre à la détresse d’un appel déchirant. On frappait de nouveau à ma porte. Lourdement mais sans violence excessive. Katarina Salsa m’avait laissé un mot – « Je rentrerai tard, ne t’inquiètes pas »– j’étais donc seul, isolé du troupeau, une victime facile. Quoi qu’il en fût, j’ouvris ma porte, trop lâche pour assumer la fameuse « non assistance à personne en danger ». Qu’elle ne fût pas ma stupeur de découvrir mon voisin visiblement ému, là, dans l’encadrement de ma porte d’entrée, en lieu et place de ce que j’imaginais être son épouse. « Il faut m’aider – me dit-il. J’ai un gros problème à l’appartement. » La terreur fît de moi l’infortuné jouet du Golem affecté qui m’entraînait déjà à sa suite. L’espace d’un instant je nous imaginais transportant le cadavre de sa femme, sous la lune étincelante, jusque sous le pont voisin, là où, probablement, le scélérat avait déjà fait disparaître bien d’autres de ses victimes. Mais déjà nous étions dans son antre et du doigt il m’indiquait le téléviseur. Dubitatif, je me risquais à faire quelques pas de moi-même pour examiner de plus près l’engin fauteur de trouble. Sur le téléviseur, gisait le DVD de Double Impact, l’un des innombrables films où le Maciste Belge, l’Hercule Bruxellois, l’homme fort du plat pays, Jean-Claude Camille François Van Vaerenbergh alias Jean-Claude Van Damme interprète des jumeaux. « Quel est le problème ? » demandais-je hésitant. « J’ai acheté un lecteur DVD. J’ai acheté le film au tabac en bas. Ça ne marche pas. Je voudrais voir le film. Je vous ai vu des fois avec des DVD. Aidez-moi… » Sa voix pourtant monocorde s’étranglait dans sa gorge. Imaginant aisément que sous une simple pression des ses doigts, la mienne pourrait rapidement faire de même, je me précipitais à l’arrière du téléviseur. Rien n’était branché. Aucun câble ne reliait les deux appareils. La résolution du problème était désarmante de facilité. À peine chassé de mon esprit l’idée que j’avais enfin rencontré LA personne pour laquelle sont rédigés les aberrants modes d’emplois qu’on ne prend jamais la peine de lire, il me vint l’idée de gagner sournoisement l’estime de mon tortionnaire potentiel en exagérant un tantinet le caractère délicat de mon intervention. « Hou ! Ça ne m’a pas l’air simple – fis-je, l’air embarrassé – il me faut mes outils ! » Je revins dans la minute avec un minuscule tournevis. Le seul qu’il m’est jamais été donné de posséder. Puis je fourrageais quelques instants derrière le téléviseur, à l’abri du regard anxieux de mon hôte. « Là, je crois que c’est bon ! » – fis-encore en branchant la prise péritel sur l’un et l’autre des deux appareils destinés l’un à l’autre comme la vache au taureau. Les traits de mon voisin s’adoucirent subitement. Je crus presque reconnaître l’enfant rose comme une tranche de jambon de la photographie. Il me souriait encore lorsque sa femme entra.

« Tout va bien ? » s’enquit-elle. Je fis signe que oui. Un silence de mort s’installa. « C’est bien ce chat – fis-je en avisant un matou sur le tapis du salon – ça vous fait une présence… vivante ». La voisine me regardait avec une totale incompréhension. Le voisin, lui, me rétorqua : « Ben si c’est pour avoir des présences mortes j’en ai plein le frigo c’est sûr… » La panique me malaxait de nouveau la cage thoracique et tout le saint frusquin. « Bon, vous buvez quelque chose ? » me demanda mon hôte. « Non, je… alors un café » répondis-je à son regard lourd de sollicitation. Il ne parut pas comprendre ma réponse et sortit deux bouteilles de vin.

« Blanc sur rouge, rien ne bouge ! Rouge sur blanc, rien ne bouge ! » – clamait mon voisin à la cantonade. À peine quelques minutes plus tard, la soirée battait son plein. La cantonade, elle, suçotait mollement, son troisième verre de Cahors pour ce qui me concernait et se rongeait frénétiquement les ongles pour ce qui concernait la voisine. Le chat quand à lui, avait entrepris de m’escalader par la face sud et à la seule force de ses griffes. Je réprimais plusieurs cris de douleur pour ne pas me faire celui qui la ramène un peu trop. Pour tromper mon embarras, j’abordais un sujet qui m’est encore cher aujourd’hui, le septième art. « C’est un de ses meilleurs films, Double Impact… à Jean-Claude Van Damme. » « Ho, moi je ne suis pas difficile, vous savez. J’aime les gens. Par exemple j’aime tout ce qu’il fait, Van Damme. Et maintenant que le DVD marche, je vais tous me les acheter, ses films. » C’est a ce moment que je le vis, sur la table, devant moi. Comment ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ? L’énorme couteau à saucisson reposait sur une imposante planche de bois. J’eus un abominable pressentiment. Dans un bruit sec, l’un des ongles de la voisine se brisa net !

« - Connard !

- Sale pute !

- T’es gros !

- T’es moche !

- Enculé !

- Et pis t’as le cul pourri !

- Bitte molle, peine à jouir !

- Et la chatte aussi !

- Tu pues !

- Gros pédé ! »

Que s’était-il passé ? Je ne le savais pas exactement. Toujours est-il que le coup de poing partit si vite que je ne pu strictement rien faire. Le voisin partait déjà à la renverse ! La voisine accompagnait ce pas allègrement franchi dans la discussion en se jetant sur son mari pour le gifler de plus belle ! J’étais médusé. « Tu vas crever, putain de salopard ! » J’eus bien un doute à un moment mais je me ressaisis : non, je ne rêvais pas, j’étais bien là avec la voisine et le voisin, témoin de leur danse infernale, tout ce cirque était bien réel ! Pour moi, la violence appartenait au monde de la fiction, un monde partiellement régit par, disons, quelqu’un comme Jean-Claude Van Damme, un monde où la violence est synonyme de contrôle de la situation. Mais en réalité c’est exactement le contraire ! Là, la violence débarquait devant moi, braillante et débraillée, avec armes et bagages, fruit pourri d’un dysfonctionnement de l’univers ! J’étais suffisamment terrifié pour m’emparer du couteau sur la table. Profitant alors de la confusion, je le jetai dans la Loire par la fenêtre entrouverte ! L’empoignade, elle, allait bon train, ponctuée pour l’essentielle d’insultes à caractère sexuel. C’était un règlement de compte conjugal. Madame avait très nettement le dessus. Les belligérants se roulaient à présent sur le tapis en se tirant vigoureusement les cheveux. Que n’étais-je resté chez moi, vautré sur mon canapé, abêti devant ma télévision. Je fermais les yeux. Lorsque je les rouvris, la voisine s’était emparé d’un énorme cendrier en cristal d’arc authentique dans le but avoué de nuire davantage à la santé de son mari, voire d’attenter à son existence avec tous les moyens que le quotidien mettait à sa disposition. Sans un mot je me dirigeai alors vers la porte. Il faut bien dire que le pas feutré, je le maîtrisais plutôt bien depuis quelques semaines… Une fois dans mon appartement, j’allumai la télé et montait le son au maximum. J’ai bu comme un trou ce soir-là. Suffisamment pour décider dès le lendemain matin que je ne me rappelai plus rien des calamiteux évènements de la veille au soir.

Quelques temps plus tard, le voisin se décida à appeler la police. Il a dû lui en coûter… Et au bout du compte la voisine fût internée à l’hôpital Sainte Marie – au Puy, une femme violente est forcément folle : comme du temps où l’on savait rire on ne l’emprisonne pas, on l’interne, c’est une tradition millénaire. Car c’était elle qui battait son époux, faisant par là même entrer ce dernier dans le cercle très fermé des deux pour cent de français molestés par leurs furibondes et cruelles compagnes. Il n’avait jamais osé l’avouer à personne. Il faut dire que son beau frère était le brigadier en chef de la gendarmerie locale et que le reste de la maréchaussée constituait le gros de ses camarades de beuverie.

Après ça, il a vécut seul chez lui, le voisin. Le contrecoup fût terrible. Il était triste d’une tristesse sans retour. Alors il a picolé de plus belle, le voisin. Il a parfois fait du vilain, en bas, au carrefour, devant le tabac et même jusque sur le pont qui enjambe la Loire. Et puis il est aussi revenu frapper à ma porte. En slip et marcel : on avait – comme on dit – vécu des choses ensemble après tout, on était un peu intimes quand on y pensait. Dans sa petite tenue et même si ça n’était pas trop son fort, il avait l’air d’y penser, le voisin. Mais plus sûrement il s’ennuyait ferme. Conséquemment, il m’invita à venir regarder un film à l’occasion. Bloodsport, Karaté Tiger, Black Eagle, Kickboxer, Cyborg, et bien sûr Double Impact, j’en passe mais rarement des meilleurs. « Alex, ne fait pas ça, c'est ton frère! - Pourquoi, parce qu'il me ressemble ? Je vais changer ça tout de suite. » Pendant que Jean-Claude parlait à Van Damme, son jumeau, il m’est arrivé de me tourner vers le voisin, dans l’obscurité, et de me demander de quoi demain serait fait ? Mais à quoi bon, déjà hier on ne sait jamais, alors…


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire