samedi 1 mai 2010

Midi à quatorze heures

À Slavoj Zizek. À la distillerie Bielle. Tous deux enivrants.


J’ai revu Short cuts hier. Avec une amie qui m’en disait et depuis longtemps le plus grand bien. C’est un film que Robert Altman à réalisé en 1994 et qui conte les aléas et vicissitudes de la vie quotidienne d’une poignée d’habitants de Los Angeles au début des années 90. Le film est l’adaptation virtuose de plusieurs courtes nouvelles de l’écrivain américain Raymond Carver. Short cuts est ce que l’on nomme usuellement un film-chorale, un film où le récit traite les personnages sans distinction hiérarchique, une sorte de genre dont Robert Altman s’était fait une spécialité et dont le représentant le plus typique en France serait, disons-le, lâchons son nom, Claude Lelouch…

Mon amie m’avait présenté le film comme une œuvre dure, cynique, décrivant sans fioriture les aliénations de la middle-class américaine au cœur d’une grande cité. Pour tout dire, cette amie défendait l’idée que le film d’Altman était d’une noirceur sans concession aucune. Je n’en gardais pas ce souvenir-là. Mais, ne pouvant pas m’expliquer sur ce point, je proposais donc à l’amie ivre d’exégèse sociologique de revoir le film. « T’as quelque chose à boire ? Je meurs de soif ! » Après nous être équipé d’une bouteille de rhum agricole Bielle, issue de Marie galante, mise en bouteille à la distillerie, à l’appellation d’origine « Guadeloupe » et savamment dosée à 59 degrés, nous avons alors assisté à de nombreux évènements. Soient les démêlés d’un pâtissier vindicatif avec les parents anéantis d’un enfant tué accidentellement par un chauffeur de limousine ayant des haut et des bas dans son couple alors même que le grand-père indigne de la petite victime refait surface après une longue absence, le tout pendant que des pêcheurs prennent en photo le cadavre d’une jeune femme découvert dans une rivière sans pour autant interrompre leur passe-temps et qui finissent par échanger involontairement leurs clichés avec ceux d’un jeune technicien en effets spéciaux qui grime continuellement sa copine en cadavre, générant au passage un quiproquo muet, alors qu’un mari éconduit détruit consciencieusement l’appartement de son ex-femme à la tronçonneuse au moment où un policier machiste obsédé par l’idée d’être trompé par sa femme… Mais brisons-là. Le principe du film-chorale est posé. « Allez, encore un verre et on ferme la boutique… » Dès la fin du générique, le débat repris de plus belle. Il n’était toujours pas question de discuter des indéniables aspects sociologiques du film. Superficiellement, la noirceur du constat était évidente. Mais il m’était à présent possible de formuler plus clairement mon souvenir d’un film à mon sens fondamentalement optimiste. En effet, la structure même du récit permet de nombreuses jonctions entre les différentes lignes, a priori parallèles, que tracent les destinés tragi-comiques des protagonistes. Cette simple possibilité d’une interaction – et ce quels qu’en soient les effets – entre des vies qui ne sont pas destinées à se croiser, le tout au cœur de la fameuse grande ville déshumanisante, me parait tenir fondamentalement d’une vision optimiste du monde, et ce en dépit d’une indéniable lucidité du regard d’Altman sur un ensemble d’anecdotes souvent peu reluisantes. Cette structure est la base même de Short cuts, les possibles qu’elle crée sont la raison d’être du film. L’analyse sociologique de l’aliénation pour opérante qu’elle soit est déjà de l’ordre d’une interprétation un peu sophistiquée. Peut-être gagnerions-nous à avoir une vision plus basique de nombre de films. Ne serait-ce que pour déjouer le piège hypnotique du « sujet » d’un film. « Il est bon ! Le rhum quand même… » L’analyse psychanalytique de Psycho d’Alfred Hitchcock n’est, par exemple, pas très passionnante. À la lumière de Freud ou de Lacan, le film apparaît bien balourd. Le dernier quart d’heure, entièrement explicatif, semble d’une maladresse et d’une simplification particulièrement gênantes. Le sympathique psychiatre détaillant comme un mode d’emploi les tenants et aboutissants du comportement meurtrier de Norman Bates et la voix intérieure dudit meurtrier confirmant sa schizophrénie galopante paraissent en effet péniblement didactique. Si l’on prend pourtant cette dernière séquence au pied de la lettre, il en va tout autrement. Littéralement, Hitchcock montre deux types de discours, clairement séparés, qui gouvernent le monde de sa fiction : celui du jargon psychologique incarné par le médecin bonhomme et celui, autistique, du patient qui s’ignore. C’est bel et bien à une vision extrêmement noire de la société et de ses maigres possibles pour l’individu que nous convie le cinéaste, à une vision qui n’est alors pas si éloignée que cela de celle d’un Michel Foucault par exemple. « Ah, cette vie… Tiens, resserres-moi ! »

Après avoir vidé la bouteille susmentionnée au deux tiers, et longuement mégoté autour d’un cendrier, mon amie et moi, nous sommes lentement enfoncés dans une sorte de léthargie créole. Nous lâchions encore par-ci par-là quelques mots – « cinéma », « putain », « midi à quatorze heures » – et soupirions péniblement entre deux renvois. « On est bien, là ? Non ? »


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