dimanche 7 novembre 2010

Vigilante story



Nul besoin d’avoir lu Proust pour savoir qu’il n’est de déception sans attente, ni d’attente sans imagination. Prenons un exemple au hasard : le cas de Paridil Bakshi alors qu’il rentre chez lui après une bien calamiteuse soirée country comme il rentre parfois de la chasse, c'est-à-dire fourbu, contrarié et bredouille. Paridil s’est aperçu, au terme de ladite soirée, que s’il ne désirait pas pousser plus avant quelque forme d’exploration charnelle que ce soit avec Granamabar, la luxuriante créature qui l’avait entrainé sur la piste au son d’une guitare hawaïenne mourante, il ne désirait pas davantage être repoussé une fois encore par un représentant du beau sexe, qu’elle qu’il soit. Or cela s’était produit. C’était pourtant un Paridil presque confiant qui suçait délicatement un lexomil et se laissait bercer entre les bras puissants de cette belle femme de l’Ouest qu’était Granamabar, par ailleurs effectivement vendéenne d’origine. L’esprit enfiévré par le rythme lancinant d’une slide-guitare lointaine et de plus en plus embrumé par les vapeurs de sangria, Paridil vagabondait en pensée par les plaines infinies de contrées sauvages, où il se voyait couler des jours enfin tranquilles, elle coupant du bois à grands coups de hache, lui reprisant d’éclatantes chemises à carreaux. Mais alors même que notre homme commençait à envisager l’hypothèse d’une Granamabar ne pouvant que perdre la tête, serrée qu’elle était également par des bras astucieux, alors donc que Paridil réalisait mollement qu’il attendait tout de même quelque chose de ce moment social, et que, de fait, son imagination allait bon train, une nouvelle déception le frappa avec virulence lorsque Granamabar le repoussa – était-elle télépathe ? – pour lui confesser tout de go son manque d’entrain quant à la possible continuation de cette soirée sur la base d’une intimité plus marquée.
Paridil était à nouveau tout écrabouillé sous la cruelle santiag de la vie. Paridil n’avait en outre, et depuis fort longtemps déjà, plus aucun espoir d’échapper à la déception. Il y a toutefois une grande différence entre le fait d’être déçu parce qu’on espérait un évènement qui ne se produit pas, et le fait d’être au contraire désappointé lorsque qu’arrive ce qu’on avait espéré. Sachant cela, Paridil aurait aimé, simplement, cette fois-ci, que lui soit permit de goûter à la seconde hypothèse.

Une seule pensée le réconfortait : la perspective de la soirée plus riante du lendemain qui le verrait après le turbin franchir le seuil de la demeure de Mâdharasi, au bras de la reine des femmes en personne, avec une bonne demi-douzaine d’autres collègues, tous conviés par Pritish, époux de la sublime et accessoirement dieu-de-l’amour, à venir regarder à la télévision ce qu’on nomme « le Derby » dans la région de Ratnapura. Deux équipes de onze joueurs aux maillots bigarrés s’affrontent sur une vaste pelouse durant une joute de quatre vingt dix minutes que remporte celle des deux équipes qui a le plus souvent glissé une balle de cuir entre deux poteaux défendus par l’équipe adverse. Au centre des impôts de Ratnapura, ce type de spectacle rencontre un vif succès et compte plus d’un amateur éclairé. Paridil étant notoirement de ceux-là.

Or ce même soir, à quelques kilomètres d’un Paridil tout vermoulu, Mâdharasi et Pritish rentraient également d’une soirée non moins dansante : « tango argentin à la salle des fêtes Guy Marchand ». Après s’être défait de leurs atours respectifs de reine des femmes et de dieu de l’amour en goguette, leurs esprits encore vacillants sous l’emprise durable du rythme syncopé que le continent sud-américain avait toute une soirée durant fait résonner à leurs oreilles, les époux, encore en proie à l’excitation bien connu que procure la danse de salon pratiquée avec adresse, décidèrent que la nuit était jeune et… qu’un petit moment avachis devant la télévision tombait sous le sens. Ce fût tout d’abord Pritish qui s’en aperçut, Mâdharasi ne hurla néanmoins qu’un court laps de temps après lui : s’ils avaient parfaitement réussi à poser sans manière leurs deux séants sur leur canapé, le faire devant leur téléviseur n’était plus du domaine du possible tant il leur apparut évident que celui-ci avait disparu ! Un frénétique examen du salon ainsi que des pièces voisines les amenant non sans une certaine rudesse à la douloureuse conclusion du cambriolage…

La nouvelle fit promptement le tour du centre des impôts de Ratnapura dès le lendemain à la première heure. Elle perdit en s’ébruitant de la sorte son statut de simple « nouvelle » pour accéder à celui d’ « affaire ». Et ce statut là ce n’est pas rien à Ratnapura, ce qui est bien peu dire. Et si c’est peu dire, ce n’est pas rien. Somme toute. Oui, une véritable « affaire » ne pouvait que constituer un statut plus qu’envié dans une ville aussi remarquablement tranquille que l’est la débonnaire sous-préfecture de la Loire !

Lorsqu’il prit connaissance des éléments les plus saillants de l’affaire, le sang de Paridil ne fit d’abord qu’un tour ! D’obscures et veules créatures avaient osés profaner la sainte demeure de la déesse ! Les formidables pleutres avaient œuvré à leur triste besogne à la faveur de l’obscurité d’une nuit sans lune comme de l’absence du couple béni ! Et là, tels d’infâmes cloportes, ils avaient fait main basse sur diverses verroteries, fruits des offrandes régulières que les simples mortels tel que Paridil disposaient en corolles sur des autels de fortune, étagères ou commodes, et en hommage au couple exemplaire qui les invitaient de temps en temps à partager qui un apéritif, qui un dîner, qui une soirée-télé. C’est alors que vint à l’esprit de Paridil la plus sinistre des conclusions : parmi les objets qui avaient été dérobé sans plus de chichi par les infâmes, figurait la télévision et le décodeur magique qui devaient le soir même permettre à Paridil de suivre le Derby dans les voluptueuses exhalaisons du parfum de Mâdharasi. Cette véritable fête des sens semblait tout à coup compromise. Mâdharasi le confirma à Paridil lorsque ce dernier vint lui présenter ses hommages du matin et l’assurer de tout son soutien dans l’épreuve qu’elle et son si suave époux traversaient avec tant de cette dignité que le tout Ratnapura leur enviait. S’ils avaient besoin d’un ami, Paridil était justement libre ce soir… Mais non, ce n’était pas la peine qu’il se dérange, le père de Pritish – serrurier de son état – venait pour constater l’étendue des dégâts et réparer ce qui pourrait l’être. Mais ça ne le dérangeait pas du tout, Paridil, au contraire, il aurait même été plus que ravi de rencontrer le beau-père de Mâdharasi, un homme d’une grande qualité sans nul doute, et qui devait, c’était certain, gagner à être connu, non ? Non, vraiment, il était très gentil Paridil – trop peut-être – et Mâdharasi souhaitait un peu d’intimité pour renouer les fils un rien effilochés de son quotidien. N’y aurait-il pas d’autres Derbys suggéra-t-elle ? Assurément, assurément acquiesça sans conviction un Paridil bien contrarié. Car qu’y-a-t-il de plus contrariant, de moins avoué – et de plus banal par ailleurs – que ces menus calculs qui consistent à miser sur les inclinaisons plus ou moins indécises, plus ou moins fermes, des uns et des autres pour nous avancer dans nos plans alambiqués, nos combinaisons secrètes, nos attentes immenses. Paridil avait misé gros sur cette soirée. Il avait dit « banco ! » car il en avait besoin pour se refaire une cerise qui commençait sérieusement à se gâter. Et voilà qu’un coup du sort déjouait ses plans, éventait ses combinaisons, décevait ses attentes une fois de plus, une fois de trop.

Qui étaient donc ces serpents qui avaient parachevé la désolante ruine de Paridil-l’homme-sans-vice mais non sans colère ! Cette dernière monta en lui comme le mercure dans un thermomètre égaré dans un haut-fourneau…



Paridil rentra à pieds chez lui ce soir là. Il était colère comme on le sait et avait par ailleurs tout le temps nécessaire à une bonne marche dont il espérait qu’elle parviendrait à le calmer un peu. Mais rien ne semblait y faire. C’était vrai, quoi : de nos jours les gens ne se respectaient plus les uns les autres. Se faire détrousser chez soi comme au coin d’un bois était inadmissible. Une fraction de seconde, Paridil se demanda si les bois avaient des coins, puis il soliloqua de plus belle ! S’il avait été là, face à ces voyous, ces fripouilles, cette engeance scélérate, il leur aurait montré de quel bois il se chauffait, Paridil ! La canaille aurait filé doux ! Quelqu’un devait se dresser face à la forfaiture dans laquelle glissait chaque jour un peu plus une société décadente qui ne savait plus protéger ses administrés ! Tout à ces pensées et alors qu’il s’apprêtait à tourner au coin de la rue de Ganesh, Paridil heurta ce que l’on nomme à Ratnapura « un jeune ». Celui-ci possédait en effet tous les signes extérieurs de son espèce : survêtement bigarré, baskets de marque donc de prix, capuche assortie et épaules savamment voutées afin de pouvoir y introduire une partie non négligeable du cou et de la tête. Le « jeune » s’excusa promptement.

« Wow, s’cuse-moi, m’sieur… Y’a pas d’mal ? »

Paridil, subitement confronté à l’ineffable énigme du réel, s’excusa lui aussi et de prime abord comme par réflexe, puis, alors que le « jeune » poursuivait son chemin, notre homme, tâtant sa veste, réalisa que son portefeuille avait disparu ! C’en était trop ! La ville, sa ville ne cèderait pas devant les abominables coups de boutoir du crime ! Paridil se retourna et s’époumona furieusement en commençant à courir et direction de la capuche et du survêtement :

« Eh ! Toi, là bas, reviens ici tout de suite ! »

Le « jeune » se figea une seconde et dévisagea un Paridil cramoisi par le courroux des justes avec une inquiétude non feinte. Puis il se décida à partir en flèche, enjamba un parapet et commença une course folle à travers le parking d’un supermarché tout proche. Paridil lui emboita le pas. C’était sa ville, il en connaissait les moindres recoins, ses longues journées de chasse lui avaient par ailleurs octroyé une excellente condition physique et un prodigieux goût de la traque : il ne lâcherait pas l’affaire ! Trop d’humiliation s’était accumulé en lui ces temps derniers, il fallait renverser la vapeur pour ne pas disparaitre dans ce vide qui le terrifiait et Paridil savait qu’il en avait là, maintenant, tout de suite, l’occasion inespérée. Le « jeune » accélérait sans cesse. Paridil se contentait de ne pas le perdre de vue, avançant avec une sage régularité, de celles qui font remporter les épreuves olympiques. Intérieurement, le champion du bien évaluait la délicatesse de la situation : que ferait-il une fois le « jeune » rattrapé ? Allait-il devoir faire face à la violence ? À une arme ? Peu lui importait car la pensée d’une entrée triomphale le lendemain matin au centre des impôts, la simple idée d’un regard admiratif posé délicatement sur lui par Mâdharasi, le transportait au point qu’il ne sentait plus la fatigue qui le gagnait pourtant une seconde plus tôt.

« Vas-tu t’arrêter à la fin ! » – hurla-il à sa proie qui sursauta et failli trébucher, ce qui renforça la confiance d’un Paridil à présent souverain.

À l’angle des rues Bhrama et Vishnu, Paridil accéléra, sa vue commençait à se brouiller sous le double effet du harassement et de la sueur : tout n’était autour de lui que vitres opaques par delà lesquelles scintillaient les lumières d’une ville qui s’apprêtait déjà à faire face une fois encore à la nuit tombante, tout n’était que ballets d’ombres mystérieuses et furibondes à leurs surfaces impavides. Il fallait en finir et dans un ultime effort, Paridil à la jambe encore leste, crocheta le pied de son compagnon de marathon. Le « jeune » s’écroula et Paridil fondit sur lui avant qu’il ne put se relever.

« Donne-moi ce portefeuille ! Et plus vite que ça ! »

Les yeux écarquillés, le « jeune » s’exécuta et jeta l’objet précieux au pied de son inébranlable poursuivant. Profitant alors de l’inattention provisoire de ce dernier, il s’enfuit sans demander son reste.

Paridil avait le sourire tout au long du chemin qui le ramenait chez lui. C’était en vainqueur qu’il croisait ce soir-là ses semblables. Il avait le port altier de qui ne s’en laisse pas compter. Ah, si Mâdharasi avait eu le discernement de voir en lui le dernier rempart face à la barbarie elle pourrait ce soir pleinement profiter des bienfaits d’un bon téléviseur ! Pour fêter sa victoire, Paridil alluma le sien ce soir-là. Il s’apprêtait à s’avachir comme il se doit devant l’écran tout en chorégraphiant en pensée sa triomphale arrivée au travail le lendemain matin, lorsque le téléphone sonna. C’était sa messagerie.

« Allô ? Monsieur Bakshi ? Ici John Adalarasu, je suis l’un des organisateurs de la soirée « Wild Wild West à Ratnapura », on s’est rencontré hier soir, vous vous rappelez ? Bref, dites-moi, je crois qu’on a retrouvé votre portefeuille ici… Je dis, je crois parce que comme il passé toute la nuit au fond du bol de sangria, il n’est pas parfaitement identifiable… Enfin, on est tous désolé pour cet incident ici. Vous pouvez me rappeler au… »

Paridil n’en croyait pas ses oreilles ! De ses doigts tremblants, il extrayait déjà le portefeuille gagné de haute lutte de son veston comme l’aurait fait un écureuil affamé avec le précieux contenu d’une coque de noix. Un portefeuille noir ! Le sien avait toujours été marron clair, sa couleur favorite de toute éternité ! Le ciel s’abattait sur Paridil ! Qu’avait-il fait, là ?! L’admirable souci de vérité qui anime tout redresseur de torts qui se respecte obligeait l’aîné des frères Bakshi à considérer la situation dans son ensemble : de quelques manières que l’on tourna le problème, et bien qu’ayant agit sous le coup de la colère, les activités vengeresses de l’estimable contrôleur des impôts n’en tombaient pas moins sous celui de la loi ! En un mot comme en cent, Paridil avait furieusement détroussé l’un de ses jeunes concitoyens et avait du même coup fumant fait une entrée remarquée au Panthéon pourtant restreint des fonctionnaires quadragénaires délinquants ratnapuriens !


jeudi 4 novembre 2010

Je tombe !


Mon frère Aaron voulait, une fois dans sa vie, sauter en parachute. Admettons. Il y a des gens comme ça. Mais comme mon frère Aaron n’est pas dans les forces spéciales (il est médecin), pour réaliser son rêve, il lui fallait se rendre à l’aérodrome local et se délester d’une somme rondelette au bénéfice du club de parachutisme du coin. Quant à moi, il me fallait l’accompagner. Ça se fait, n’est-ce pas ? En revanche, il n’était bien sûr pas question pour moi de sauter en parachute. Je ne rêve pas de sauter en parachute, moi. En fait, pour être franc, je rêve de ne jamais sauter en parachute. L’idée même de devoir me jeter dans le vide à des milliers de mètres d’altitude m’est profondément désagréable. Cela dit, si j’étais obligé de le faire, je le ferais, hein. Imaginons que je sois dans les forces spéciales, par exemple (je n’y suis pas non plus) et qu’on soit en mission, ou je ne sais quoi, et qu’il faille sauter en parachute, je le ferais. Je suis comme ça, vous voyez : je ne rechigne pas à faire les choses, quand il faut les faire. Mais là, comme ça, pour rien, sauter en parachute, non merci. En plus, ça coûte la peau des fesses, ces conneries.

Je me suis donc retrouvé par un beau samedi après-midi à rouler en direction d’un petit aérodrome de province pour accompagner mon frère dans l’accomplissement de sa lubie. Nous passons en arrivant devant un vieux Fouga Magister rouillé exposé sur le parking de l’aérodrome dans un but décoratif. Nous nous garons pour ensuite nous diriger vers les miteux locaux du club de parachutisme. Nous poussons la porte miteuse, traversons le hangar miteux pour arriver dans un petit bureau miteux tenu par une jeune femme blonde décolorée portant une tenue dont le caractère à la fois élégant et sexuellement provocateur tranche de manière saisissante avec l’environnement dans lequel nous nous trouvons. Une discussion se tient alors entre elle et mon frère sur les divers points à clarifier : âge (Trop cool, on a le même âge ! J’suis sûre qu’on était au lycée ensemble, hin hin hin, si ça se trouve on est sortis ensemble !), profession (Docteur ? J’adore ! Surtout les blouses blanches, ça m’excite ! J’ai couché avec un aide soignant une fois, hin hin hin !), pourquoi voulez-vous vous initier au parachutisme (Hin hin hin, moi aussi j’adore m’envoyer en l’air, hin hin hin !), nom de la personne à qui bénéficie l’assurance si vous décédez lors du saut (Si vous avez déjà une copine, j’mets son nom, mais moi j’m’appelle Sandrine, hin hin hin !) et autres détails administratifs.

Une fois ces choses réglées avec Sandrine, nous convenons que mon frère va sauter et que moi, contre versement d’un modeste supplément, je monterai dans l’avion à côté du pilote puisque, hein, comme de toute façon je suis là à m’emmerder, autant que je fasse un tour en avion. C’est toujours agréable, un tour en avion. Nous passons alors à l’initiation théorique de mon frère. Il y a plusieurs personnes à venir s’initier, ce jour-là et, conséquemment, plusieurs initiateurs.

Nous vivons comme l’on sait une époque où nous sommes tous surprotégés : protégés des accidents, des maladies, de tous les risques imaginables, cernés de gens qui ne peuvent pas faire 10 mètres en vélo sans mettre un casque, des genouillères, un gilet jaune fluo et un tutu rose, entourés de bonnes femmes qui ne peuvent pas prendre le métro sans se frotter peureusement les mains avec d’odorants gels antiseptiques tout en prenant des airs pincés de princesse byzantine traversant une léproserie… ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’y a probablement vraiment aucun risque à faire du parachute. Tout cela est, comme on dit, très « encadré ». Même dans un club miteux basé dans un hangar tout pourri d’un aérodrome de troisième zone situé au milieu des champs de luzerne. Aucun risque. Pour autant, je me penche quand même vers mon frère pour lui suggérer de choisir, parmi les instructeurs, celui qui a le teint le moins rougeaud. Choix qui s’avère difficile tant ils sont tous sur le même modèle, dans ce club : la bonne cinquantaine, trogne écarlate, pif en morille et un sympathique embonpoint moulé avec peine dans des combinaisons de saut qui avaient dû être fluo dans les années 80. Ça se faisait à l’époque.

L’instructeur dont mon frère écope finalement est donc un homme dont l’aspect m’inspirerait une totale confiance si je devais lui acheter du fromage de pays ou des saucisses au marché. Il s’agit pourtant ici de sauter en parachute, mais bon, on ne juge pas les gens à leur aspect, hein etc. Bref. L’initiation commence. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de l’affaire, disons brièvement qu’il s’agit de sangler l’initié contre l’initiateur, ce dernier portant et manipulant le parachute. Le rôle de l’initié se limite à ne pas bouger, à ne pas parler et à se délecter de ce qui lui arrive. Relativement simple. Mais comme nous sommes, comme je disais, à une époque de délire sécuritaire, cette initiation est fort longue et fort fastidieuse. Je regarde donc patiemment mon frère se livrer à divers attouchements avec son instructeur au physique de charcutier en retraite : prendre la position (Vas-y, serre-toi contre moi ! Hésite pas, hein : plaque toi contre mon ventre !), serrer les sangles (Mais plaque tes fesses contre mon ventre, j’te dis ! Vas-y ! Sois pas farouche !), répéter les mouvements qui seront accomplis lors du saut (Mets tes pieds sur mes pieds et monte sur mes genoux ! Sers-toi de mon corps ! Vas-y putain : sers-toi de mon corps comme d’une chose ! Allez !) et autres détails techniques.

Arrive finalement le moment d’embarquer. Nous nous dirigeons tous vers la porte du hangar quand un des rougeauds me regarde d’un air étonné et vaguement concupiscent :

« Ben et toi, qu’est-ce que tu fous là. »

« Oh moi, j’accompagne juste mon frère, là. »

« Et ton parachute, il est où ? »

« Ah oui, mais non, moi je ne saute pas, là ! J’accompagne juste. »

« Ah ! Un V.I. ! »

« Pardon ? »

« Vous êtes un V.I. ! »

« Vous croyez ? »

« Ouais ouais. Eh ! Robert ! J’ai un V.I., là. Apporte-moi le matos ! »


Le dénommé Robert, ancien charcutier également, apparemment, arrive bientôt et me tend un vieux sac à dos en toile défraîchie.


« Tiens, mets ça, le V.I. »

« Merci. C’est quoi ? »

« Ben c’est un parachute, tiens ! »

« Ah oui, mais non, je le disais à votre collègue là, je ne saute pas, j’accompagne juste… »

« Ouais ouais, mais faut mettre un parachute quand même, on sait jamais. Et puis c’est le règlement. »

« Ah ben alors, si c’est le règlement. Mais comment ça marche ? »

« C’est simple : si le pilote te dit d’abandonner l’appareil, tu te jettes dans le vide, tu comptes jusqu’à 10 et tu tires le truc rouge, là. »

« Ça, là ? »

« Non, ça c’est pour détacher le sac à d… pour détacher le parachute. Là, ce truc, là. »

« Ah voilà. D’accord. Donc attendez, je saute, j’attends 10 secondes et je tire sur le tr… »

« Ouais ouais ouais, bon allez, on embarque, là. »


J’enfile tant bien que mal mon « parachute » en me dirigeant vers la camionnette qui doit nous amener vers l’avion. La camionnette est un antique Renault Trafic beige clair sans portes, aux phares arrachés, avec de la paille sur le sol et dégageant une forte odeur de gasoil. Nous nous entassons tous à l’arrière pour un court voyage au cours duquel une brève discussion avec un de mes voisins m’apprend que l’acronyme « V.I. » signifie « Vol d’initiation ». Nous descendons bientôt pour nous trouver devant un avion. Donc on est bien d’accord : tout cela est sans le moindre risque. La société qui nous surprotège, les règlements, les conneries, le gel antiseptique etc. tout ça fait qu’on ne risque jamais rien nulle part. Jamais. Bien. Je n’ai rien dit pour la camionnette : ils ont une camionnette pourrie qui leur sert de promène-couillon entre le hangar pourri et l’avion. Très bien. Mais là, j’ai beau ne rien y connaître en avions, je sais quand même reconnaître un vieil avion tout pourri quand j’en vois un.

Tout pourri, dis-je, l’avion. J’aimerais mentionner ici le modèle et l’année, mais je n’ai malheureusement pas eu la présence d’esprit de demander à un des charcutiers. Il s’agissait d’un appareil tout en angles à l’opposé des courbes harmonieuses et aérodynamiques des avions modernes. Par avion moderne, j’entends ici ceux construits, mettons, après la guerre. La deuxième guerre, je veux dire. Mondiale, je veux dire. Bref, un bien vieil avion. Tout carré, constitué de nombreuses plaques de tôle maintenues ensembles par un nombre étonnant de rivets. Un peu comme si on avait rajouté des plaques de tôles et des rivets tout au long de la vie de l’appareil. Nous passons par la porte coulissante qui occupe la moitié du flanc de l’engin. On m’explique qu’il faut que je me fourre dans un coin pour ne pas gêner ceux qui vont sauter. Je m’exécute, mais comme l’habitacle est très petit par rapport à notre nombre, je finis par me retrouver blotti avec les genoux sous le menton, dos au tableau de bord, assis par terre au pieds du pilote.

Je le salue donc, le pilote. Il ne me répond pas. Contrairement aux parachutistes qui ressemblent à des charcutiers, le pilote ressemble à un pilote, ce qui, c’est bête, me rassure un peu : jeune, mince, blouson en cuir, air arrogant et de ces lunettes « pilote » que j’associe aux motards de la série télé Chips. Je lui demande courtoisement si le fait que mon dos masque la moitié des cadrans et des manettes du tableau de bord ne le gêne pas dans l’accomplissement de son office, mais il semble prendre ça pour une tentative de ma part de lui apprendre son métier et il se contente de grogner quelque chose signifiant apparemment qu’il n’en a rien à branler.

Un des parachutistes-charcutiers rabat alors la porte coulissante, le pilote-pilote marmonne quelque chose à l’attention de la tour de contrôle — me dis-je avant de me souvenir qu’il n’y a pas à proprement parler de tour de contrôle dans cet aérodrome, il doit juste y avoir un mec qui s’ennuie dans un hangar pourri — et nous décollons. Et nous volons.

C’est toujours fascinant, de voler en avion, je trouve, et de regarder le paysage d’en haut. Bon, là, il m’est difficile de le voir, le paysage, car je suis assis par terre et j’ai le parachute du gros monsieur qui est devant moi appuyé contre mon visage. En revanche, en me tordant le cou, je peux apercevoir certains des cadrans, ce qui est divertissant aussi. Nous prenons lentement de l’altitude en décrivant de larges cercles. Arrive alors le moment où le pilote crie à un des gars à l’arrière qu’ils peuvent y aller.

La porte coulissante est alors rabattue vers l’arrière et un vent glacial s’engouffre dans l’appareil. Et petit à petit, par paires de gens sanglés l’un à l’autre, tout ce beau monde commence à se jeter dans le vide en riant et en hurlant.

Et je me retrouve alors tout seul dans un avion vide (tout seul avec le pilote, quand même, hein, il n’a pas sauté !) avec la vaste porte grande ouverte. Et je me dis que bon sang merde alors, comment va-t-on faire pour la fermer, cette porte ? Parce qu’il ne reste que le pilote et moi. Et le pilote, il pilote. Et moi, je ne vais certes pas traverser à quatre pattes toute la longueur de l’avion qui brinquebale comme une vielle caravane dans ce vent violent en longeant l’ouverture qui donne sur le vide pour aller essayer d’attraper la poignée de la porte qui est à l’arrière. Or il va bien falloir la fermer, cette porte, on ne doit pas pouvoir voler comme ça, quand même, j’imagine, me dis-je quand tout à coup, le pilote me lance un « t’es prêt ? ».

Je ne suis prêt à rien, ou alors à tout, mais je ne sais pas à quoi il voudrait que je sois prêt et de toute façon je ne peux pas lui demander de quoi il parle car on ne s’entend pas hurler sous le bruit du moteur et du vent. Je hoche donc positivement la tête. Le pilote pousse alors fermement le manche vers l’avant et l’avion se met à piquer du nez vers le sol dans un bruit de Stuka attaquant en piqué que l’on n’entend généralement que dans les films. Ce n’est que lorsque l’avion a atteint une position quasi verticale et que je me retrouve donc couché sur le dos sur le tableau de bord avec les jambes en l’air que je comprends que cette manœuvre aussi osée que soudaine avait pour but subtil de faire violemment se fermer la porte coulissante sous l’effet de la gravité. La porte une fois fermée, nous poursuivons notre chute en piqué. Je croise le regard du pilote qui, tout à l’ivresse de sa manœuvre, a finalement esquissé un demi sourire de quelques millimètres et me lance un « ça va ? » goguenard que je n’entends pas vraiment à cause du bruit assourdissant et de mes oreilles bouchées par la pression. Faisant face bravement à l’adversité, je lui fait virilement d’une main le signe du poing fermé avec le pouce levé indiquant ma parfaite sérénité tout en m’agrippant de l’autre main à quelques manettes de contrôle à l’utilité douteuse. C’est au moment où je me dis qu’il serait probablement ennuyeux, et en tout cas gênant, que je vomisse sur le tableau de bord que le pilote redresse l’appareil et le ramène à l’horizontale pour finalement le reposer dans le champ de luzerne d’où nous étions partis.

Me voici donc bientôt tout vert sur la piste où je retrouve mon frère, tout vert également. Nous faisons quelques coucous-au revoir à quelques charcutiers et à Sandrine (qui invite de loin mon frère à l’appeler avec un regard qui sent la bite et en mimant l’action de téléphoner par un poing plaqué contre son oreille) et nous quittons de concert l’aérodrome aux mille merveilles avec la gerbe aux dents.

Ce que les gens vont inventer pour occuper leurs samedis après-midi, quand même…

mardi 2 novembre 2010

Je vole !


On est comme ça : on aime jouer au sociologue amateur et évoquer avec minutie le fonctionnement des groupes humains auxquels on est confronté. Ainsi, tantôt, nous discutions mon ami Toufik et moi du petit monde étrange et fortement hiérarchisé que constituent les gens gravitant autour des aérodromes pour pratiquer pilotage, vol à voile, parachute et autres joyeusetés aéronautiques.

Au sommet de cette hiérarchie, se trouvent sans conteste les pilotes. Ils ont tout pour eux. Ils possèdent un avion : ils sont riches. Ils savent le piloter : ils maîtrisent une compétence délicate et fascinante. Ils pilotent un avion : tout le monde à l’aérodrome a besoin d’eux. Leur avion est une puissante machine mécanique : ils sont l’être humain dominant la nature, dépassant ses limites au point de réussir à voler, ce qui, quand on y pense, n’est pas de la merde.

Un peu en dessous et pas mal à côté, nous trouvons les vélivoles. C’est-à-dire, ceux qui font du vol à voile. C’est-à-dire ceux qui pilotent des planeurs. Ceux-là, rien qu’au fait qu’ils utilisent un mot grotesque pour se désigner eux-mêmes, on sent qu’ils ne sont pas bien nets. Piloter un planeur, c’est à la fois plus simple que piloter un avion (y’a pas de moteur) et plus compliqué (y’a pas de moteur). La gloire des vélivoles (quel nom grotesque), c’est que pour faire voler leur engin, il est nécessaire de prendre en compte des paramètres que peuvent ignorer les pilotes tels que la nature des masses d’air, la forme des nuages, le type de terrain survolé, paramètres qui influent grandement sur la navigation de l’appareil. Les vélivoles (pffff) s’estiment ainsi proches des oiseaux et de la nature en général en une sorte de délire panthéiste de hippie qui les amène à considérer les pilotes d’avions à moteur comme des démons du machinisme froids et insensibles, coupés de leur nature humaine par leur fusion avec la machine. Mon camarade Toufik, qui est un vélivole (ça fait un peu gay, ce mot, quand même), affirme ainsi un jour avoir, aux commandes de son planeur, suivi une buse pour s’inspirer de son vol. Il s’est pourtant bientôt aperçu que c’était la buse qui s’était mis à s’inspirer du vol de son planeur, se disant sans doute dans son esprit de buse qu’une espèce qui a été sur la Lune et qui a inventé la bombe nucléaire et l’orchestre symphonique devait forcément en savoir plus qu’elle sur la nature des courants ascendants. À juste titre. Les hippies sont nuls. Bref.

En dessous des vélivoles (rh ! rh ! rh !), nous avons les parachutistes. Le parachutiste, on le respecte, parce que, quand même, il se jette dans le vide à 4000 mètres d’altitude avec juste un bout de toile accroché à des fils dans un sac à dos. Ça la pète. C’est con, mais ça la pète. Mais il est quand même en dessous dans la hiérarchie, car enfin, le parachutiste, il ne vole pas : il tombe, ce qui n’est guère noble. Par ailleurs, le parachutiste est l’obligé du pilote, car il a besoin de lui pour pratiquer son activité, alors que le pilote se suffit à lui-même.

Tout en bas de cette hiérarchie, se trouve la boue, la fange, ceux qui passent pour des blaireaux auprès de tous : les pilotes d’ULM. L’ULM, c’est nul. C’est un engin disgracieux et grotesque, volontiers peint en fluo qui possède à la fois ce que les pilotes considèrent comme l’inconvénient du planeur (fragilité, manque de sérieux…) et ce que les vélivoles (…) considèrent comme l’inconvénient de l’avion (moteur, bruit, pollution…). Nul est l’ULM. Nul et fluo.

En marge de tous ces gens, signalons encore les fanatiques d’aéromodélisme. Ils ne volent pas eux-mêmes, mais ils savent faire voler et réparer leur avion miniature, ce qui leur vaut un certain respect de la part des autres.

Enfin, en dehors de la hiérarchie du peuple de l’air et de passage très brièvement dans leur monde étrange, il y a votre serviteur et ses semblables, à savoir les rigolos qui viennent « s’initier » au parachutisme, c’est-à-dire se pointer un samedi après-midi pour sauter dans le vide attaché contre le ventre d’un monsieur qui sait sauter en parachute. Mais ceci est une autre histoire qui fera l’objet, ou non, d’un autre texte.