jeudi 4 novembre 2010

Je tombe !


Mon frère Aaron voulait, une fois dans sa vie, sauter en parachute. Admettons. Il y a des gens comme ça. Mais comme mon frère Aaron n’est pas dans les forces spéciales (il est médecin), pour réaliser son rêve, il lui fallait se rendre à l’aérodrome local et se délester d’une somme rondelette au bénéfice du club de parachutisme du coin. Quant à moi, il me fallait l’accompagner. Ça se fait, n’est-ce pas ? En revanche, il n’était bien sûr pas question pour moi de sauter en parachute. Je ne rêve pas de sauter en parachute, moi. En fait, pour être franc, je rêve de ne jamais sauter en parachute. L’idée même de devoir me jeter dans le vide à des milliers de mètres d’altitude m’est profondément désagréable. Cela dit, si j’étais obligé de le faire, je le ferais, hein. Imaginons que je sois dans les forces spéciales, par exemple (je n’y suis pas non plus) et qu’on soit en mission, ou je ne sais quoi, et qu’il faille sauter en parachute, je le ferais. Je suis comme ça, vous voyez : je ne rechigne pas à faire les choses, quand il faut les faire. Mais là, comme ça, pour rien, sauter en parachute, non merci. En plus, ça coûte la peau des fesses, ces conneries.

Je me suis donc retrouvé par un beau samedi après-midi à rouler en direction d’un petit aérodrome de province pour accompagner mon frère dans l’accomplissement de sa lubie. Nous passons en arrivant devant un vieux Fouga Magister rouillé exposé sur le parking de l’aérodrome dans un but décoratif. Nous nous garons pour ensuite nous diriger vers les miteux locaux du club de parachutisme. Nous poussons la porte miteuse, traversons le hangar miteux pour arriver dans un petit bureau miteux tenu par une jeune femme blonde décolorée portant une tenue dont le caractère à la fois élégant et sexuellement provocateur tranche de manière saisissante avec l’environnement dans lequel nous nous trouvons. Une discussion se tient alors entre elle et mon frère sur les divers points à clarifier : âge (Trop cool, on a le même âge ! J’suis sûre qu’on était au lycée ensemble, hin hin hin, si ça se trouve on est sortis ensemble !), profession (Docteur ? J’adore ! Surtout les blouses blanches, ça m’excite ! J’ai couché avec un aide soignant une fois, hin hin hin !), pourquoi voulez-vous vous initier au parachutisme (Hin hin hin, moi aussi j’adore m’envoyer en l’air, hin hin hin !), nom de la personne à qui bénéficie l’assurance si vous décédez lors du saut (Si vous avez déjà une copine, j’mets son nom, mais moi j’m’appelle Sandrine, hin hin hin !) et autres détails administratifs.

Une fois ces choses réglées avec Sandrine, nous convenons que mon frère va sauter et que moi, contre versement d’un modeste supplément, je monterai dans l’avion à côté du pilote puisque, hein, comme de toute façon je suis là à m’emmerder, autant que je fasse un tour en avion. C’est toujours agréable, un tour en avion. Nous passons alors à l’initiation théorique de mon frère. Il y a plusieurs personnes à venir s’initier, ce jour-là et, conséquemment, plusieurs initiateurs.

Nous vivons comme l’on sait une époque où nous sommes tous surprotégés : protégés des accidents, des maladies, de tous les risques imaginables, cernés de gens qui ne peuvent pas faire 10 mètres en vélo sans mettre un casque, des genouillères, un gilet jaune fluo et un tutu rose, entourés de bonnes femmes qui ne peuvent pas prendre le métro sans se frotter peureusement les mains avec d’odorants gels antiseptiques tout en prenant des airs pincés de princesse byzantine traversant une léproserie… ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’y a probablement vraiment aucun risque à faire du parachute. Tout cela est, comme on dit, très « encadré ». Même dans un club miteux basé dans un hangar tout pourri d’un aérodrome de troisième zone situé au milieu des champs de luzerne. Aucun risque. Pour autant, je me penche quand même vers mon frère pour lui suggérer de choisir, parmi les instructeurs, celui qui a le teint le moins rougeaud. Choix qui s’avère difficile tant ils sont tous sur le même modèle, dans ce club : la bonne cinquantaine, trogne écarlate, pif en morille et un sympathique embonpoint moulé avec peine dans des combinaisons de saut qui avaient dû être fluo dans les années 80. Ça se faisait à l’époque.

L’instructeur dont mon frère écope finalement est donc un homme dont l’aspect m’inspirerait une totale confiance si je devais lui acheter du fromage de pays ou des saucisses au marché. Il s’agit pourtant ici de sauter en parachute, mais bon, on ne juge pas les gens à leur aspect, hein etc. Bref. L’initiation commence. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de l’affaire, disons brièvement qu’il s’agit de sangler l’initié contre l’initiateur, ce dernier portant et manipulant le parachute. Le rôle de l’initié se limite à ne pas bouger, à ne pas parler et à se délecter de ce qui lui arrive. Relativement simple. Mais comme nous sommes, comme je disais, à une époque de délire sécuritaire, cette initiation est fort longue et fort fastidieuse. Je regarde donc patiemment mon frère se livrer à divers attouchements avec son instructeur au physique de charcutier en retraite : prendre la position (Vas-y, serre-toi contre moi ! Hésite pas, hein : plaque toi contre mon ventre !), serrer les sangles (Mais plaque tes fesses contre mon ventre, j’te dis ! Vas-y ! Sois pas farouche !), répéter les mouvements qui seront accomplis lors du saut (Mets tes pieds sur mes pieds et monte sur mes genoux ! Sers-toi de mon corps ! Vas-y putain : sers-toi de mon corps comme d’une chose ! Allez !) et autres détails techniques.

Arrive finalement le moment d’embarquer. Nous nous dirigeons tous vers la porte du hangar quand un des rougeauds me regarde d’un air étonné et vaguement concupiscent :

« Ben et toi, qu’est-ce que tu fous là. »

« Oh moi, j’accompagne juste mon frère, là. »

« Et ton parachute, il est où ? »

« Ah oui, mais non, moi je ne saute pas, là ! J’accompagne juste. »

« Ah ! Un V.I. ! »

« Pardon ? »

« Vous êtes un V.I. ! »

« Vous croyez ? »

« Ouais ouais. Eh ! Robert ! J’ai un V.I., là. Apporte-moi le matos ! »


Le dénommé Robert, ancien charcutier également, apparemment, arrive bientôt et me tend un vieux sac à dos en toile défraîchie.


« Tiens, mets ça, le V.I. »

« Merci. C’est quoi ? »

« Ben c’est un parachute, tiens ! »

« Ah oui, mais non, je le disais à votre collègue là, je ne saute pas, j’accompagne juste… »

« Ouais ouais, mais faut mettre un parachute quand même, on sait jamais. Et puis c’est le règlement. »

« Ah ben alors, si c’est le règlement. Mais comment ça marche ? »

« C’est simple : si le pilote te dit d’abandonner l’appareil, tu te jettes dans le vide, tu comptes jusqu’à 10 et tu tires le truc rouge, là. »

« Ça, là ? »

« Non, ça c’est pour détacher le sac à d… pour détacher le parachute. Là, ce truc, là. »

« Ah voilà. D’accord. Donc attendez, je saute, j’attends 10 secondes et je tire sur le tr… »

« Ouais ouais ouais, bon allez, on embarque, là. »


J’enfile tant bien que mal mon « parachute » en me dirigeant vers la camionnette qui doit nous amener vers l’avion. La camionnette est un antique Renault Trafic beige clair sans portes, aux phares arrachés, avec de la paille sur le sol et dégageant une forte odeur de gasoil. Nous nous entassons tous à l’arrière pour un court voyage au cours duquel une brève discussion avec un de mes voisins m’apprend que l’acronyme « V.I. » signifie « Vol d’initiation ». Nous descendons bientôt pour nous trouver devant un avion. Donc on est bien d’accord : tout cela est sans le moindre risque. La société qui nous surprotège, les règlements, les conneries, le gel antiseptique etc. tout ça fait qu’on ne risque jamais rien nulle part. Jamais. Bien. Je n’ai rien dit pour la camionnette : ils ont une camionnette pourrie qui leur sert de promène-couillon entre le hangar pourri et l’avion. Très bien. Mais là, j’ai beau ne rien y connaître en avions, je sais quand même reconnaître un vieil avion tout pourri quand j’en vois un.

Tout pourri, dis-je, l’avion. J’aimerais mentionner ici le modèle et l’année, mais je n’ai malheureusement pas eu la présence d’esprit de demander à un des charcutiers. Il s’agissait d’un appareil tout en angles à l’opposé des courbes harmonieuses et aérodynamiques des avions modernes. Par avion moderne, j’entends ici ceux construits, mettons, après la guerre. La deuxième guerre, je veux dire. Mondiale, je veux dire. Bref, un bien vieil avion. Tout carré, constitué de nombreuses plaques de tôle maintenues ensembles par un nombre étonnant de rivets. Un peu comme si on avait rajouté des plaques de tôles et des rivets tout au long de la vie de l’appareil. Nous passons par la porte coulissante qui occupe la moitié du flanc de l’engin. On m’explique qu’il faut que je me fourre dans un coin pour ne pas gêner ceux qui vont sauter. Je m’exécute, mais comme l’habitacle est très petit par rapport à notre nombre, je finis par me retrouver blotti avec les genoux sous le menton, dos au tableau de bord, assis par terre au pieds du pilote.

Je le salue donc, le pilote. Il ne me répond pas. Contrairement aux parachutistes qui ressemblent à des charcutiers, le pilote ressemble à un pilote, ce qui, c’est bête, me rassure un peu : jeune, mince, blouson en cuir, air arrogant et de ces lunettes « pilote » que j’associe aux motards de la série télé Chips. Je lui demande courtoisement si le fait que mon dos masque la moitié des cadrans et des manettes du tableau de bord ne le gêne pas dans l’accomplissement de son office, mais il semble prendre ça pour une tentative de ma part de lui apprendre son métier et il se contente de grogner quelque chose signifiant apparemment qu’il n’en a rien à branler.

Un des parachutistes-charcutiers rabat alors la porte coulissante, le pilote-pilote marmonne quelque chose à l’attention de la tour de contrôle — me dis-je avant de me souvenir qu’il n’y a pas à proprement parler de tour de contrôle dans cet aérodrome, il doit juste y avoir un mec qui s’ennuie dans un hangar pourri — et nous décollons. Et nous volons.

C’est toujours fascinant, de voler en avion, je trouve, et de regarder le paysage d’en haut. Bon, là, il m’est difficile de le voir, le paysage, car je suis assis par terre et j’ai le parachute du gros monsieur qui est devant moi appuyé contre mon visage. En revanche, en me tordant le cou, je peux apercevoir certains des cadrans, ce qui est divertissant aussi. Nous prenons lentement de l’altitude en décrivant de larges cercles. Arrive alors le moment où le pilote crie à un des gars à l’arrière qu’ils peuvent y aller.

La porte coulissante est alors rabattue vers l’arrière et un vent glacial s’engouffre dans l’appareil. Et petit à petit, par paires de gens sanglés l’un à l’autre, tout ce beau monde commence à se jeter dans le vide en riant et en hurlant.

Et je me retrouve alors tout seul dans un avion vide (tout seul avec le pilote, quand même, hein, il n’a pas sauté !) avec la vaste porte grande ouverte. Et je me dis que bon sang merde alors, comment va-t-on faire pour la fermer, cette porte ? Parce qu’il ne reste que le pilote et moi. Et le pilote, il pilote. Et moi, je ne vais certes pas traverser à quatre pattes toute la longueur de l’avion qui brinquebale comme une vielle caravane dans ce vent violent en longeant l’ouverture qui donne sur le vide pour aller essayer d’attraper la poignée de la porte qui est à l’arrière. Or il va bien falloir la fermer, cette porte, on ne doit pas pouvoir voler comme ça, quand même, j’imagine, me dis-je quand tout à coup, le pilote me lance un « t’es prêt ? ».

Je ne suis prêt à rien, ou alors à tout, mais je ne sais pas à quoi il voudrait que je sois prêt et de toute façon je ne peux pas lui demander de quoi il parle car on ne s’entend pas hurler sous le bruit du moteur et du vent. Je hoche donc positivement la tête. Le pilote pousse alors fermement le manche vers l’avant et l’avion se met à piquer du nez vers le sol dans un bruit de Stuka attaquant en piqué que l’on n’entend généralement que dans les films. Ce n’est que lorsque l’avion a atteint une position quasi verticale et que je me retrouve donc couché sur le dos sur le tableau de bord avec les jambes en l’air que je comprends que cette manœuvre aussi osée que soudaine avait pour but subtil de faire violemment se fermer la porte coulissante sous l’effet de la gravité. La porte une fois fermée, nous poursuivons notre chute en piqué. Je croise le regard du pilote qui, tout à l’ivresse de sa manœuvre, a finalement esquissé un demi sourire de quelques millimètres et me lance un « ça va ? » goguenard que je n’entends pas vraiment à cause du bruit assourdissant et de mes oreilles bouchées par la pression. Faisant face bravement à l’adversité, je lui fait virilement d’une main le signe du poing fermé avec le pouce levé indiquant ma parfaite sérénité tout en m’agrippant de l’autre main à quelques manettes de contrôle à l’utilité douteuse. C’est au moment où je me dis qu’il serait probablement ennuyeux, et en tout cas gênant, que je vomisse sur le tableau de bord que le pilote redresse l’appareil et le ramène à l’horizontale pour finalement le reposer dans le champ de luzerne d’où nous étions partis.

Me voici donc bientôt tout vert sur la piste où je retrouve mon frère, tout vert également. Nous faisons quelques coucous-au revoir à quelques charcutiers et à Sandrine (qui invite de loin mon frère à l’appeler avec un regard qui sent la bite et en mimant l’action de téléphoner par un poing plaqué contre son oreille) et nous quittons de concert l’aérodrome aux mille merveilles avec la gerbe aux dents.

Ce que les gens vont inventer pour occuper leurs samedis après-midi, quand même…

1 commentaire:

  1. C'est beau comme du Clostermann ! D'ailleurs entre un Spitfire sur le Kent en 1941 et un Pilatus sur le champ d'aviation de Luzerne-lès-Rougeaud en 2010, la seule différence, c'est que Clostermann, lui, avait un avion neuf - et un parachute en état de fonctionnement.
    (Il devait bien y avoir une auxiliaire de la RAF répondant au nom de Miss Cindy qui mimait le coup de téléphone en moulinant sa main dans le vide parallèlement à son ventre....)

    Merci de nous signaler qu'en plus de la ségrégation sociale brillamment évoquée précédemment, la grande famille de l'Air souffre également d'une fracture territoriale. Si nos amis bobos parisiens se plaisent à décrire l'état incroyable des avions des compagnies africaines qu'ils sont allés prendre lors de leurs voyages au coeur d'équitables ténèbres, c'est qu'ils n'ont jamais quitté le plancher des vaches françaises autre part qu'à Roissy ou Satolas dans leur R.E.-Airbus. Pourtant, c'est ainsi que les hommes volent ici (d'ailleurs les usines d'aviation sont toujours dans des régions incroyablement éloignées et viticoles : Alsace, Sud Ouest, Provence).

    Mais c'est là le génie de cette engeance volante, fille de l'aviation du Front Populaire (Clostermann, peut-être)ou de la Haute bourgeoisie (Mermoz, sûrement) : Au delà des castes infranchissables et faisant fi des provincialismes profonds, ces ailes sont unies par le lien sacré de leur élément de prédilection : le liquide.

    Car, l'important dans l'aérodrome, ce n'est pas la tour, c'est la Buvette. La seule personne qui descende un demi plus vite que moi ressemble comme deux gouttes de Whisky à ton pilote. C'est d'ailleurs son métier...

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