jeudi 31 mars 2011

Jolie famille


Mon beau-père a exercé jusqu’à sa retraite un métier manuel qui exigeait de lui minutie et précision dans l’accomplissement de sa tâche. Je ne connais pas exactement la nature de ce travail, mais il s’agissait apparemment de fabriquer des pièces mécaniques de petite taille en métal. Un vrai métier, quoi. Le métier de quelqu’un qui fabrique quelque chose de ses mains grâce à son savoir-faire. C’est fascinant. On ne rencontre que très rarement des gens comme ça, à notre époque. Comme disait ma grand-mère, les jeunes, ils n’ont plus de métiers maintenant, ils ont des emplois. Moi-même, j’ai un emploi, mais pas de métier. Je gagne ma vie, mais je ne sais rien faire. Mon beau-père, lui, en revanche avait donc un métier. C’est beau, c’est bien joli, mais ça pose tout de même des problèmes. En effet, outre le fait qu’il s’est détruit le dos à travailler pendant toutes ces années sur sa machine, il a semble-t-il contracté une forme de maniaquerie assez angoissante à observer.

Nous sommes dans la cuisine. Arrive l’heure de l’apéritif. C’est un moment que j’attends avec impatience car, n’est-ce pas, être chez ses beaux-parents, c’est une expérience éprouvante. On apprécie un petit whisky pour se détendre un peu. Ça atténue l’angoisse. Et puis un petit whisky entre hommes avec son beau-père, camaraderie virile, tout ça, etc. vous voyez. Ça se fait. Et pour accompagner les boissons, on propose à cette table, comme il se doit, quelques petites choses à grignoter, olives, cacahuètes et autres. Mon beau-père, à ce moment-là, a coutume de proposer à ses invités de ces pâtés en croûte miniatures que l’on trouve au supermarché. Cette succulente préparation charcutière industrielle se présente sous la forme d’une barre de pâte feuilletée de coupe rectangulaire d’environ 30 centimètres de long fourrée d’un hachis de viande de nature indéterminée. On y découpe des tranches d’environ 5 millimètres d’épaisseur que l’on dispose d’une manière agréable à l’œil dans un petit plat de porcelaine blanche dans lequel elles sont offertes à la gourmandise des invités pour éponger le whisky anxiolytique que l’on a bu trop vite pour calmer son angoisse. C’est toujours mon beau-père qui se charge du découpage du pâté en croûte miniature et je ne manque jamais de l’observer dans l’accomplissement de cette tâche car c’est un spectacle tout bonnement fascinant.

Il s’agit tout d’abord de s’équiper d’un outil adéquat. On ne peut pas travailler correctement sans de bons outils. Mon beau-père sélectionne donc dans le tiroir un couteau. Pas n’importe lequel. Il y a toujours nombre de couteaux dans une cuisine, mais seulement quelques-uns sur lesquels on peut compter quand il s’agit de travailler sérieusement. Mon beau-père accorde sa préférence à Opinel, une solide marque française qui ne s’est pas honteusement fourvoyée dans les arts de la table comme son concurrent Laguiole. L’Opinel qu’il utilise est un modèle n°8 dont le bois du manche a pris au fil des années une agréable teinte sombre au contact de la main du travailleur. Il en aiguise longuement la lame au moyen d’un autre couteau, un art ancestral que, à ma grande honte, je n’ai jamais réussi à maîtriser. Je lui demanderai de m’apprendre, un jour.

L’étape suivante consiste à libérer le pâté en croûte de son emballage en plastique. C’est une opération plus délicate qu’on pourrait penser. Le couteau, maintenant aiguisé comme un scalpel, peu aisément découper le plastique, mais il est impératif de ne pas entamer la croûte du pâté lors de l’opération : ce serait inconvenant. Il faut donc piquer délicatement le plastique avec la pointe du couteau, le soulever légèrement pour le séparer de la croûte, puis fendre l’emballage sur toute sa longueur d’un geste ferme, rapide et précis que mon beau-père accomplit avec l’assurance d’un neurochirurgien. Il extrait alors le pâté en croûte et le dépose sur une planche à découper en bois.

Commence alors l’opération de découpage proprement dite. Afin d’en bien saisir tous les enjeux, il faut comprendre que le but de l’opération est théoriquement de découper le pâté en croûte en tranches rigoureusement identiques. On est dès le départ contrarié dans cette entreprise par le fait que le pâté en croûte présente à chaque extrémité un quignon de pâte feuilletée qui nous obligera à couper aux deux bouts du pâté deux tranches qui seront structurellement différentes de toutes les autres. C’est regrettable, mais c’est ainsi. On commence donc par couper les extrémités du pâté et l’on remise les deux quignons.

Le pâté en croûte se présente maintenant sous une forme agréablement symétrique. Pour obtenir des tranches d’épaisseurs parfaitement identiques, il faudrait idéalement mesurer avec précision le pâté pour en déterminer la longueur, puis diviser ce nombre par le nombre de tranches que l’on souhaite obtenir afin de connaître l’épaisseur à donner à chaque tranche. On tracerait alors sur le dos du pâté des traits de coupe qui permettraient d’effectuer le découpage dans des conditions satisfaisantes de précision.

Hélas, la vie est une folle sarabande. On manque de temps pour faire les choses comme on aimerait les faire. C’est à regret que mon beau-père se résout donc à entamer "à la hussarde" le découpage du pâté en croûte : il commence par un bout à découper des tranches de 5 millimètres, acceptant de facto dès le départ d’avoir à la fin une dernière tranche qui n’aura pas 5 millimètres d’épaisseur. Fera-t-elle plus ou moins de 5 millimètres ? Des mesures précises et un calcul en amont permettraient de le déterminer, mais mon beau-père se résout pour des raisons pratiques à rester dans l’incertitude concernant l’épaisseur future de cette dernière tranche. C’est son côté fou-fou.

En revanche, si le tourbillon de la vie nous contraint à accepter certains compromis, il ne s’agit pas pour autant de faire n’importe quoi. Ainsi, quand je dis que mon beau-père découpe dans le pâté en croûte des tranches de 5 millimètres, I mean what I say and I say what I mean. Il prend délicatement le pâté dans sa main gauche, applique doucement la lame du couteau sur la croûte – pas trop fort pour ne pas faire de marque si jamais il n’avait pas posé la lame au bon endroit – apprécie l’épaisseur future de la tranche, la rectifie plusieurs fois au besoin, puis découpe d’un geste sûr visant à obtenir une épaisseur égale sur toute la surface de la tranche. Celle-ci, une fois découpée, est étudiée attentivement pour s’assurer de sa conformité aux normes puis prise délicatement pour être disposée sur le plat de service.

Cette disposition sur le plat de service répond à des règles de symétrie précises qui, bien que fascinantes, ne seront pas détaillées ici car j’en arrive à un terrible accident qui est venu perturber le dernier découpage de pâté en croûte miniature auquel j’ai assisté. Mon beau-père, après environ un quart d’heure de travail minutieux, avait déjà découpé pas moins de 5 tranches quand survint le drame. Rendu moins vigilant par la routine de sa tâche, ou peut-être trahi par l’âge qui fit son geste moins précis, à la sixième tranche, la lame du couteau dérapa. Mon beau-père découpa dans le pâté en croûte miniature un copeau, un débris, un avorton de tranche mesurant bien 5 millimètres d’un côté, mais dont l’épaisseur allait en s’amoindrissant et se terminait absurdement par un bord déchiqueté de la manière la plus chaotique qui soit.

Pendant quelques secondes, la détresse de mon beau-père se lisait sur son visage : la déception, l’énervement contre soi-même pour s’être laissé allé à accomplir sa tâche en dépit du bon sens, la crainte de la décrépitude physique, de la vieillesse, la peur de la mort… mais il se reprit vite. L’angoisse métaphysique qu’il éprouvait ne devait pas le détourner de l’accomplissement de sa tâche. Il fallait aller de l’avant, reprendre le découpage en égalisant progressivement à chaque nouvelle tranche la différence d’épaisseur causée par le geste malencontreux. Mais avait cela, il s’agissait de déterminer ce qu’il fallait faire de la tranche défectueuse. Pas question de la mettre avec les autres dans le plat de service : elle serait allé gâcher la symétrie de la présentation en plus de tout le tourment déjà causé. Pas question de la jeter à la poubelle : on n’est pas des Crésus dans cette famille. Pas question non plus pour mon beau-père de la manger : il ne saurait être question de profiter de son travail pour s’accorder un avantage personnel. Son travail doit ne profiter qu’à la communauté et il ne saurait s’arroger le plaisir de manger une demi tranche de pâté en croûte miniature dans son coin. C’est alors qu’il prit une décision qui me réchauffa le cœur et me fit mesurer combien j’ai été accepté dans ma belle famille : il prit la tranche et me la tendit en me disant « tiens, tu n’as qu’à la manger, au point où on en est, autant que ça te profite à toi. »

Vous ne trouvez pas ça angoissant, vous, de passer le week-end dans votre belle-famille ?



dimanche 6 mars 2011

L'homme sans vice contre le Dieu de l'amour

« Non. N’insiste pas, Paridil. C’est inutile. Ce genre de truc, ça n’est pas pour les types dans mon genre. Enfin, tu dois bien comprendre que quelqu’un dans ma situation ne peut pas s’adonner à ce genre d’activité, quel que soit le nom que tu lui donnes… »

« Tu ne comprends pas. C’est très important pour moi. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas eu de relations qu’il faut que je le fasse. Mais tout seul, ça n’est pas pareil. Allez, Pritish, laisse-toi aller… »

« Bon d’accord. Mais rien qu’une seule fois ! Et en échange de ta promesse de n’en jamais rien dire à Mâdharasi ! »

Paridil Bakshi, dit l’homme sans vice, avait fini ce jour-là par convaincre Pritish, le Dieu de l’amour, l’époux magnifique de la Reine des femmes, de l’accompagner à un type très particulier de réunion créé à la fin des années 90 par le rabbin Yaacov Deyo. Ce dernier ne soupçonnait pas l’utilisation sournoise que Paridil comptait faire de son invention. Pour tout dire l’ingénieux rabbin ignorait tout de l’existence de l’aîné des frères Bakshi et son astucieuse idée n’avait d’autre but que de préserver la communauté juive américaine en s’employant à promouvoir les mariages intra-communautaires. Le concept avait fait long feu et s’était ainsi propagé au cinq coins du monde. Jusqu’à la cité reculée de Ratnapura. Jusqu’à ces êtres tout à la fois frustres et incultes que sont les ratnapuriens. Jusqu’aux neurones enfiévrés du sournois Paridil qui avait alors élaboré sur la base d’un des fleurons de la pensée communautariste un plan d’une tout autre eau. Cette eau était trouble, boueuse, non-potable et visait à contaminer un rival dans le but implicite de lui subtiliser, à terme, sa compagne. En effet, sous-couvert de désirer rompre sa solitude – ce qui, in-fine, était bel et bien son objectif – c’était un Paridil tout de fourberie bonhomme qui avait décidé d’entraîner l’innocent Pritish au cœur d’un maelstrom de turpitudes en lui demandant de l’accompagner à ce que l’on nomme à Ratnapura les « rencontres rapides ». Bien que la riante sous-préfecture mette un point d’honneur à refuser les anglicismes faciles, les deux compères n’en allaient pas moins sacrifier à la dure loi du « Speed dating ». Parmi le troupeau de femmes, d’âges et de conditions proches des leurs, que les organisateurs de ce touffu rituel social n’allaient pas manquer de leur jeter en pâture, Paridil ne désespérait pas de voir Pritish rencontrer sa vraie moitié, son authentique compagne, sa future épouse bio. Et une fois célébrées par la foudre les noces sensuelles et barbares de ces deux là, la voie royale jusqu’à Mâdharasi – dont Pritish divorcerait sans délais, c’était écrit – serait enfin dégagée.

« Je suis content que tu sois venu ce soir, Pritish. », confiait au jouet de son plan machiavélique un Paridil de plus en plus nerveux et de moins en moins certain du bien fondé de sa démarche.

« Calme-toi. Ce n’est pas un concours de beauté ! »

« La vie en est un, crois-moi. Et quand les gamines embrassent des grenouilles, ce n’est jamais nous qu’elles espèrent voir apparaître ! »

Pritish sembla piqué au vif par cette dernière remarque.

« Allons ! On n’est pas si moches que ça ? Si ? »

Paridil était blême. Acquis tout entier à la réussite de son noir projet, il avait omis un facteur capital : c’est lui qui accompagnait Pritish et à ce titre il lui fallait bien à présent participer à la monstrueuse parade dont l’essentielle de la chorégraphie allait consister à parler à des femmes inconnues ! Or à cette idée son cœur, comme pris dans un étau, était en train d’imploser dans sa poitrine sous la tenace emprise de l’angoisse !

« Oh, que oui ! Moches comme des poux ! On n’a aucune chance ! Il nous faut nous enfuir ! »

« Ecoute, je suis marié et tu l’as été. Voilà qui ne peut que signifier que toutes nos relations dans la vie ne sont pas uniquement dues ni à la forme ni à la hauteur de nos pommettes, non ? »

« Mesdames et Messieurs, nous allons commencer. Lorsque le gong retentira à nouveau, les hommes viendront s’asseoir à la table qui leur a été attribuée. Ensuite, à chaque nouveau coup de gong, la conversation devra cesser et vous changerez alors de place. »

La joute oratoire débutait. Paridil et Pritish furent séparés par des numéros de table fort éloignés l’un de l’autre et de fait notre machiavel du dimanche eut toute les peines du monde à garder un œil sur le bon déroulement de son plan. Il devait en effet pour ce faire se livrer à diverses contorsions qui en étonnèrent plus d’une au fil de la soirée et ne jouèrent que peu en faveur d’un attrait quelconque que l’aîné des Bakshi aurait été susceptible d’exercer sur l’une ou l’autre des créatures qui se succédèrent à sa table.

« Comment ? Moi ? Je suis contrôleur aux impôts. Et vous ? »

« Moi pas. Qu’est-ce que vous regardez sans cesse ? C’est agaçant à la fin !»

De son côté, Pritish jouait sa partition du mieux qu’il le pouvait. Il la connaissait sur le bout des doigts. C’est par son habile entremise qu’il avait jadis conquis le cœur de la Reine des femmes. Fort d’un tel succès, notre Dieu de l’amour abordait la soirée avec confiance et franchise.

« Je suis gestionnaire de patrimoine à la Fiduciaire Ratnapurienne. Les particuliers disposant d'un patrimoine ont besoin de mes services. Je suis un professionnel. Je sais tenir compte de leurs exigences et de leurs moyens, je les accompagne dans la création et la valorisation de leur patrimoine. J’œuvre pour l’instant au sein d'un établissement bancaire mais un jour j’exercerai en tant qu'indépendant. J’analyse tout d'abord la situation patrimoniale de mes clients. Je les aide ensuite à définir leurs besoins et leurs objectifs, à choisir l'encadrement fiscal et juridique le mieux adapté à leurs biens et à réaliser les placements les plus intéressants pour eux. De plus en plus fréquemment, j’ai aussi pour mission de rechercher de nouveaux clients patrimoniaux et, au sein des banques du puissant réseau ratnapurien, je suis régulièrement amené à informer les chargés de clientèle en matière d'investissements financiers. Pour mener à bien l'ensemble de mes missions, je possède un bagage technique important dans les domaines de la finance, du droit, de l'économie et de la fiscalité. Je suis également doté de grandes qualités humaines qui me permettent de nouer des relations de confiance avec les clients que je rencontre régulièrement. J’entretiens également des liens étroits avec les opérateurs et les analystes financiers à même de m'informer sur les dernières évolutions des marchés et de la fiscalité. Autonome, tout en sachant travailler en équipe, je sais prendre des décisions rapidement et faire preuve de ténacité. Qu’ajouter ? Je parle couramment l'anglais, je suis maître de l'outil informatique, je possède le sens du commerce et j’aime relever les défis. Voilà. »

« Tous les banquiers font ça, non ? »

« Heu… Oui. Mais ils ne dansent pas tous aussi bien que moi ! »

S’il ne désirait pas réellement s’offrir une aventure hors des liens sacrés qui l’unissaient depuis plus de vingt ans à la déesse ratnapurienne qu’était Mâdharasi, il se disait que séduire un brin ne pouvait que lui faire le plus grand bien. Par ailleurs, l’intime conviction de faire une bonne action en accompagnant un ami dans le besoin achevait de décomplexer tout à fait notre homme.

Du côté de Paridil, c’était une toute autre histoire.

« Eh bien à vrai dire, je suis contrôleur principal des impôts… »

« Mes grands-parents ont eu un redressement fiscal, il y a deux ans : ils ne s’en sont jamais remis. Vous avez perdu quelque chose dans le fond de la pièce ? »

À mesure que la soirée avançait, les tête-à-tête se faisaient moins courtois. Du moins semblaient-ils plus directs.

« Je travaille dans une banque. Et vous ? »

« Vous trompez votre femme ? »

« Pardon ? »

« Vous avez oublié d’enlever votre alliance. »

« Oh, je peux tout expliquer… »

« Ça vous dérange qu’elle n’ose pas vous demander alors que moi si ? »

« C'est-à-dire que je peux réellement tout vous expliquer… »

« Moi, je ne crains pas la réponse, vous savez ! »

« Mais je ne trompe pas ma femme. »

« Soit. Mais vous aimeriez ! »

« Je crois que j’ai entendu le gong, pas vous ? »

En dépit de la fatigue et des lois de la statistique, Paridil continuait quant à lui à jongler péniblement avec de bien maigres atouts de départ et, incidemment, à jouer de malchance.

« Oui, c’est ça : contrôleur principal. C'est-à-dire que je travaille à la répression des fraudes et… »

« Moi, je ne connais personne qui ait jamais été contrôlé. »

« Dieu merci. »

« Mais mon père s’est suicidé parce qu’un type des impôts lui a un jour bloqué son compte à la suite d’une erreur informatique. Il avait perdu gros au poker. Il devait un bon paquet à des types qui ne rigolaient pas. Il a paniqué. »

« Je suis désolé. »

« Ça ne le ramènera pas. »

Par quelque bout qu’on le prenne, force était de reconnaître que le climat économique ne jouait guère en faveur de nos deux compères.

« Moi aussi, je dors peu. Mon travail à la Fiduciaire Ratnapurienne est très prenant, vous savez. »

« Vous autres les banquiers, ce n’est pas de sommeil dont vous avez besoin ces temps-ci, c’est d’une conscience tranquille, non ? »

« Je sais qu’en ce moment nous n’avons pas très bonne presse mais croyez-moi chère Madame nous ne sommes pas tous responsables. »

« C’est sûr. Dans la banque vous êtes loin d’être tous des cracks ! »

Parfois le tour que prenaient les débats devenait un peu trop personnel au goût d’un Paridil qui ne désirait rien tant qu’avancer masqué !

« J’ai horreur des ces soirées ! »

« Vous êtes là sous la menace ? Voulez-vous que j’appelle la police ? »

« Mon fils, qui veut toujours tout régler à ma place, m’a inscrite sans me demander mon avis… »

« Je vois. Vous aimez les mots croisés ? », Demanda Paridil pour changer de sujet en désignant le magasine entrouvert devant son interlocutrice.

« Je suis d’origine Albanaise. C’est comme ça que j’ai appris votre langue magnifique. Disons que j’aimerais que mon boulot me permette de faire des mots croisés toute la journée. Mais ce n’est pas le cas : je suis inspectrice de police à Ratnapura. Je m’occupe des cambriolages, des vols à la tire, ce genre de choses. »

« Oh ! Et certains vous échappent ? », Demanda un Paridil soudain sujet à d’intenses bouffées de chaleur.

« Très peu. Les criminels ratnapuriens sont généralement des abrutis qui me donnent peu de fil à retordre. Ils ont beaucoup d’entrain mais laissent également beaucoup d’empreintes. La jugeote n’est pas leur fort. Je ne voudrais pas passer pour une prétentieuse mais il n’y en a qu’un cette année qui nous ait échappé, à vrai dire. J’étais en congés lorsque ça s’est produit mais les collègues m’ont raconté qu’il était vraiment très fort celui-là : audace, rapidité d’action, sans mobile apparent. Un drôle de petit rouquin dans des vêtements voyants qui dévalise les jeunes en pleine rue à ce qu’on m’a dit… »

« … »

D’une manière générale, les divergences entre les deux sexes étaient nombreuses et profondes et auraient réclamé davantage que le temps imparti pour que puissent émerger de leur confrontation quelques salutaires avancées diplomatiques.

« Je n’aime pas l’idée de laisser une femme tout payer à ma place », affirmait ainsi à quelques tables de Paridil, un Pritish des plus formels.

« T’as été élevé par une femme, non ? », lui répondit une interlocutrice tout aussi remontée.

« Oui. »

« Alors où est ton problème ? »

La vibrante singularité du cas que représentait Paridil Bakshi, laissait malgré tout à penser que le temps imparti était parfois amplement suffisant pour comprendre que rien ne viendrait jamais combler certains fossés patents entre représentants des deux sexes.

« Vous êtes contrôleur, c’est ça le principal, non ? Et sinon, sur le plan des loisirs qu’est-ce que vous faites ? »

« J’aime assez… les activités de plein air », murmurait Paridil dans un souffle dont ce dernier mot semblait pourtant le priver.

« Est-ce que vous pourriez être plus précis ? »

« J’aime la chasse, voilà ! »

« Pardon ? »

« Eh bien, il m’arrive de participer à des battues, ce genre de choses »

« Vous aimez tuer ? »

« Oui. »

« Paridil ? »

« Oui ? »

« Est-ce que vous pourriez être plus vague ? »

Paridil clôtura la soirée un peu avant Pritish, ce qui lui laissa augurer du meilleur. Il pu de la sorte et à satiété observer le Dieu de l’amour onduler avec grâce face une bonne demie-douzaine de femmes qui, toutes sans exception, parurent bien faites à l’Homme sans vice et mieux encore bien faites pour le Dieu de l’amour.

« Répondez-moi sincèrement Pritish : me trouvez-vous belle ? »

« La vraie beauté est intérieure. »

« Vous ne répondez pas à ma question. »

« Un joli visage se flétrit vous savez, mais un bon cœur, c’est le soleil et la lune ! »

« … »

Du côté de Pritish, on espéra également jusqu’à la fin…

« Je ne veux pas d’enfant ! »

« Bien », répondit un Pritish patelin.

« Et je pense me faire opérer pour passer d’un bonnet C à un bonnet D ! »

« Super ! », ajoutait déjà un Dieu de l’amour devenu en cours de soirée fort habile à ôter son alliance.

« Au fond, je n’aime vraiment que notre seigneur Jésus Christ… »

« … »

Après le retentissement du gong final, les participants se dirigèrent vers la sortie au son d’un unique leitmotiv : « ces femmes attendent votre appel » leur glissait à l’oreille une hôtesse en même temps que dans la main les coordonnées idoines.

« Personne n’a souhaité vous laisser son numéro, cher Monsieur. Mais nous espérons néanmoins vous revoir », dit-on avec commisération à Pritish.

« Cette femme attend votre appel », entendit alors Paridil tout en sentant clairement le papier qu’on lui introduisait promptement dans la paume.

En termes de réussite, la prestation du Dieu de l’amour lors de cette soirée qui aurait dû être sienne se présentait en fait comme une bien résistible ascension. Le plan de Paridil s’effondrait à l’instar de Pritish dans un unique et même fracas. Paridil était une fois de plus trahi par l’amour. À force d’écrans, d’opacités et de mensonges, les femmes s’étaient semblait-il autour de lui rendues d’autant plus insaisissables qu’on essayait de les saisir. Comment dans de telles conditions, espérer encore connaître ou posséder quelqu’un ? Le simple désir de le découvrir faisait-il en sorte que Paridil ne distinguait plus rien ? Sentiments, désirs, projets, tout lui échappait donc de ces êtres de fuite ? N’était-il donc pas un tendre sourire dont il ne put douter ? Les questions traversaient en rangs compacts l’esprit de l’aîné des frères Bakshi à mesure qu’il regardait s’éloigner Pritish dans la nuit démesurée, minuscule dieu de l’amour déchu. Ce que Paridil ne pouvait pas voir, c’était la larme qui affleurait au bord de la paupière céleste et finit par couler sur la joue divine. Tout ce que voyait Paridil, de là où il se trouvait, c’était le retour serein d’un Dieu véritable vers sa Déesse authentique. Tout ce que sentait Paridil, de là où il se perdait, c’était une jalousie profonde qui s’emparait de tout son être. À jamais son imagination le retrancherait-elle de ce à quoi son amour voulait le réunir ? Alors que le désir de posséder Mâdharasi provoquait en lui la jalousie, cette dernière achevait de rendre impossible la possession de l’être aimé.

L’eau se mit à passer sous les ponts sans que notre homme sans vice en connu vraiment l’exacte teneur. Il conserva en effet peu de souvenirs de ce à quoi il occupa ces jours sombres.

Par dépit ou par sursaut ou parce qu’il faut tout tenter jusqu’à la fin, Paridil se leva un beau matin avec le ferme projet d’aller acheter carte et bouquet afin de rédiger sur la première et d’offrir le second à la gloire de Putholi bis ! Si Mâdharasi ne lui était pas destinée, du moins devait-il se soustraire à son emprise et s’employer à échapper à la solitude stellaire qui lui était corolaire. De retour chez lui, il hésita longtemps avant que de ne se décider pour une formule ou pour une autre. L’urgence affective, le besoin de se plonger corps et biens dans les passions de la vie, la peur panique de cette immense claustration intime qui déjà l’avait saisi aux tripes guidèrent sa main d’abord vacillante. Et Paridil Bakshi inscrivit en toutes lettres les mots « Je t’aime » sur une carte jusqu’ici immaculée qu’il plaça savamment au cœur de l’assortiment floral. Après avoir revêtu ses habits de lumière – un pantalon vert tendre et un pull rouge carmin orné d’un motif ressemblant au mieux à un canard et au pire au graphisme de n’importe quel jeu vidéo des années 80 – Paridil s’empara du loquet de la porte de sa maison sur lequel il appuya vivement afin de tirer en arrière le large panneau de bois massif qui laissa alors apparaître une femme dont la stupéfaction sembla une fraction de seconde renvoyer à l’aîné des frères Bakshi une bien inquiétante image de ses goûts vestimentaires. Il reconnut l’inspectrice de police rencontrée quelques jours auparavant.

« Bonjour, bredouilla-t-elle, vous vous souvenez que nous avions rendez-vous à ce que je vois. »

C’est un Paridil anéanti par un destin farceur et une mémoire non moins facétieuse qui se vit alors dans un moment d’intense détresse composer deux jours plus tôt le numéro de la représentante d’un ordre qui faisait tant défaut à son existence à lui, hirsute et mal rangée. Il l’avait invitée à dîner dans l’un de ces accès d’audace dont font parfois preuve les désespérés. Comme on revoit aux portes du néant défiler sa vie devant ses yeux, notre homme sans vice revoyait en pensée comme en boucle cet instant fatidique où il composa le numéro de téléphone de la jeune femme qui figurait juste au-dessous de son patronyme sur la carte que lui avait remise l’hôtesse à la toute fin de la soirée de « rencontres rapides » à laquelle il s’était récemment rendu avec Pritish…

« J’avais peur que vous ayez oublié. Vous aviez une voix si étrange au bout du fil », renchérit Marudhammal-la-femme-des-terres-fertiles puisque tel était son nom.

« Oublié ? Moi ? Jamais de la vie… », Murmura Paridil dans l’un de ces souffles dont il détenait à présent le secret et qui aurait aisément pu passer pour son dernier tant notre homme semblait comme anéanti par ce nouveau revers de fortune. Il perdait de sa superbe à la même vitesse qu’un parachutiste qui aurait oublié l’essentiel se rapproche du sol. Il lui fallait agir, dire quelque chose. Il n’en fit rien.

« C’est pour moi ? », s’enquit alors la jeune femme sur un ton qui ne désirait rien tant que trahir la convention d’une telle question puisque la réponse semblait à priori tomber sous le sens. Elle arracha alors le bouquet tragiquement garni des mains tétanisées de l’aîné de la fratrie Bakshi.

« Elles sont superbes. Oh ! Et il y a une petite carte juste au milieu ! »