jeudi 31 mars 2011

Jolie famille


Mon beau-père a exercé jusqu’à sa retraite un métier manuel qui exigeait de lui minutie et précision dans l’accomplissement de sa tâche. Je ne connais pas exactement la nature de ce travail, mais il s’agissait apparemment de fabriquer des pièces mécaniques de petite taille en métal. Un vrai métier, quoi. Le métier de quelqu’un qui fabrique quelque chose de ses mains grâce à son savoir-faire. C’est fascinant. On ne rencontre que très rarement des gens comme ça, à notre époque. Comme disait ma grand-mère, les jeunes, ils n’ont plus de métiers maintenant, ils ont des emplois. Moi-même, j’ai un emploi, mais pas de métier. Je gagne ma vie, mais je ne sais rien faire. Mon beau-père, lui, en revanche avait donc un métier. C’est beau, c’est bien joli, mais ça pose tout de même des problèmes. En effet, outre le fait qu’il s’est détruit le dos à travailler pendant toutes ces années sur sa machine, il a semble-t-il contracté une forme de maniaquerie assez angoissante à observer.

Nous sommes dans la cuisine. Arrive l’heure de l’apéritif. C’est un moment que j’attends avec impatience car, n’est-ce pas, être chez ses beaux-parents, c’est une expérience éprouvante. On apprécie un petit whisky pour se détendre un peu. Ça atténue l’angoisse. Et puis un petit whisky entre hommes avec son beau-père, camaraderie virile, tout ça, etc. vous voyez. Ça se fait. Et pour accompagner les boissons, on propose à cette table, comme il se doit, quelques petites choses à grignoter, olives, cacahuètes et autres. Mon beau-père, à ce moment-là, a coutume de proposer à ses invités de ces pâtés en croûte miniatures que l’on trouve au supermarché. Cette succulente préparation charcutière industrielle se présente sous la forme d’une barre de pâte feuilletée de coupe rectangulaire d’environ 30 centimètres de long fourrée d’un hachis de viande de nature indéterminée. On y découpe des tranches d’environ 5 millimètres d’épaisseur que l’on dispose d’une manière agréable à l’œil dans un petit plat de porcelaine blanche dans lequel elles sont offertes à la gourmandise des invités pour éponger le whisky anxiolytique que l’on a bu trop vite pour calmer son angoisse. C’est toujours mon beau-père qui se charge du découpage du pâté en croûte miniature et je ne manque jamais de l’observer dans l’accomplissement de cette tâche car c’est un spectacle tout bonnement fascinant.

Il s’agit tout d’abord de s’équiper d’un outil adéquat. On ne peut pas travailler correctement sans de bons outils. Mon beau-père sélectionne donc dans le tiroir un couteau. Pas n’importe lequel. Il y a toujours nombre de couteaux dans une cuisine, mais seulement quelques-uns sur lesquels on peut compter quand il s’agit de travailler sérieusement. Mon beau-père accorde sa préférence à Opinel, une solide marque française qui ne s’est pas honteusement fourvoyée dans les arts de la table comme son concurrent Laguiole. L’Opinel qu’il utilise est un modèle n°8 dont le bois du manche a pris au fil des années une agréable teinte sombre au contact de la main du travailleur. Il en aiguise longuement la lame au moyen d’un autre couteau, un art ancestral que, à ma grande honte, je n’ai jamais réussi à maîtriser. Je lui demanderai de m’apprendre, un jour.

L’étape suivante consiste à libérer le pâté en croûte de son emballage en plastique. C’est une opération plus délicate qu’on pourrait penser. Le couteau, maintenant aiguisé comme un scalpel, peu aisément découper le plastique, mais il est impératif de ne pas entamer la croûte du pâté lors de l’opération : ce serait inconvenant. Il faut donc piquer délicatement le plastique avec la pointe du couteau, le soulever légèrement pour le séparer de la croûte, puis fendre l’emballage sur toute sa longueur d’un geste ferme, rapide et précis que mon beau-père accomplit avec l’assurance d’un neurochirurgien. Il extrait alors le pâté en croûte et le dépose sur une planche à découper en bois.

Commence alors l’opération de découpage proprement dite. Afin d’en bien saisir tous les enjeux, il faut comprendre que le but de l’opération est théoriquement de découper le pâté en croûte en tranches rigoureusement identiques. On est dès le départ contrarié dans cette entreprise par le fait que le pâté en croûte présente à chaque extrémité un quignon de pâte feuilletée qui nous obligera à couper aux deux bouts du pâté deux tranches qui seront structurellement différentes de toutes les autres. C’est regrettable, mais c’est ainsi. On commence donc par couper les extrémités du pâté et l’on remise les deux quignons.

Le pâté en croûte se présente maintenant sous une forme agréablement symétrique. Pour obtenir des tranches d’épaisseurs parfaitement identiques, il faudrait idéalement mesurer avec précision le pâté pour en déterminer la longueur, puis diviser ce nombre par le nombre de tranches que l’on souhaite obtenir afin de connaître l’épaisseur à donner à chaque tranche. On tracerait alors sur le dos du pâté des traits de coupe qui permettraient d’effectuer le découpage dans des conditions satisfaisantes de précision.

Hélas, la vie est une folle sarabande. On manque de temps pour faire les choses comme on aimerait les faire. C’est à regret que mon beau-père se résout donc à entamer "à la hussarde" le découpage du pâté en croûte : il commence par un bout à découper des tranches de 5 millimètres, acceptant de facto dès le départ d’avoir à la fin une dernière tranche qui n’aura pas 5 millimètres d’épaisseur. Fera-t-elle plus ou moins de 5 millimètres ? Des mesures précises et un calcul en amont permettraient de le déterminer, mais mon beau-père se résout pour des raisons pratiques à rester dans l’incertitude concernant l’épaisseur future de cette dernière tranche. C’est son côté fou-fou.

En revanche, si le tourbillon de la vie nous contraint à accepter certains compromis, il ne s’agit pas pour autant de faire n’importe quoi. Ainsi, quand je dis que mon beau-père découpe dans le pâté en croûte des tranches de 5 millimètres, I mean what I say and I say what I mean. Il prend délicatement le pâté dans sa main gauche, applique doucement la lame du couteau sur la croûte – pas trop fort pour ne pas faire de marque si jamais il n’avait pas posé la lame au bon endroit – apprécie l’épaisseur future de la tranche, la rectifie plusieurs fois au besoin, puis découpe d’un geste sûr visant à obtenir une épaisseur égale sur toute la surface de la tranche. Celle-ci, une fois découpée, est étudiée attentivement pour s’assurer de sa conformité aux normes puis prise délicatement pour être disposée sur le plat de service.

Cette disposition sur le plat de service répond à des règles de symétrie précises qui, bien que fascinantes, ne seront pas détaillées ici car j’en arrive à un terrible accident qui est venu perturber le dernier découpage de pâté en croûte miniature auquel j’ai assisté. Mon beau-père, après environ un quart d’heure de travail minutieux, avait déjà découpé pas moins de 5 tranches quand survint le drame. Rendu moins vigilant par la routine de sa tâche, ou peut-être trahi par l’âge qui fit son geste moins précis, à la sixième tranche, la lame du couteau dérapa. Mon beau-père découpa dans le pâté en croûte miniature un copeau, un débris, un avorton de tranche mesurant bien 5 millimètres d’un côté, mais dont l’épaisseur allait en s’amoindrissant et se terminait absurdement par un bord déchiqueté de la manière la plus chaotique qui soit.

Pendant quelques secondes, la détresse de mon beau-père se lisait sur son visage : la déception, l’énervement contre soi-même pour s’être laissé allé à accomplir sa tâche en dépit du bon sens, la crainte de la décrépitude physique, de la vieillesse, la peur de la mort… mais il se reprit vite. L’angoisse métaphysique qu’il éprouvait ne devait pas le détourner de l’accomplissement de sa tâche. Il fallait aller de l’avant, reprendre le découpage en égalisant progressivement à chaque nouvelle tranche la différence d’épaisseur causée par le geste malencontreux. Mais avait cela, il s’agissait de déterminer ce qu’il fallait faire de la tranche défectueuse. Pas question de la mettre avec les autres dans le plat de service : elle serait allé gâcher la symétrie de la présentation en plus de tout le tourment déjà causé. Pas question de la jeter à la poubelle : on n’est pas des Crésus dans cette famille. Pas question non plus pour mon beau-père de la manger : il ne saurait être question de profiter de son travail pour s’accorder un avantage personnel. Son travail doit ne profiter qu’à la communauté et il ne saurait s’arroger le plaisir de manger une demi tranche de pâté en croûte miniature dans son coin. C’est alors qu’il prit une décision qui me réchauffa le cœur et me fit mesurer combien j’ai été accepté dans ma belle famille : il prit la tranche et me la tendit en me disant « tiens, tu n’as qu’à la manger, au point où on en est, autant que ça te profite à toi. »

Vous ne trouvez pas ça angoissant, vous, de passer le week-end dans votre belle-famille ?



4 commentaires:

  1. Dans Et si c'était vrai, Marc Levy décrit, avec toute la précision qui le caractérise, la manière de faire du café avec une cafetière italienne. Cette page d'anthologie, qui rappelle le meilleur Robbe-Grillet, a été justement remarquée par les critiques:

    On versait deux à trois bonnes cuillerées de café dans un petit entonnoir qui se plaçait entre la partie basse, que l'on remplissait d'eau, et la partie haute. On vissait entre eux les deux compartiments et on faisait chauffer le tout sur le feu. L'eau en bouillant remontait, traversait le café contenu dans le petit entonnoir percé, et passait dans la partie supérieure, filtrée seulement par une fine grille en métal.

    Vous tenterez, avec le même brio:

    A/ De décrire la préparation du chou farci dans un village du Haut Limousin;

    B/ de détailler le mode de démontage du carburateur d'une Peugeot 405. Vous insérerez ensuite ces deux passages dans un roman sentimental quelconque, que vous rédigerez rapidement.

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  2. Qui vient me citer le Jourde et Naulleau ? Qui ?

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  3. Avouez qu'à côté de notre bon ami Ernesto, Marc Lévy est un petit joueur !

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  4. Merci ! J'espère. Encore que, c'est pure médisance de ma part car je n'ai jamais lu de Marc Lévy.

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