mardi 21 août 2012

La fabuleuse histoire de la Pochette rousse


Moi, les mariages, je n’aime pas trop ça : on doit subir des rituels d’un autre temps, des discours dépourvus de sens à n’en plus finir, des serments qui ne seront pas tenus… comble : il faut même parfois aller à l’église. Et ensuite, des repas sans fin avec des inconnus, des vieilles tantes sorties de la maison de retraite pour l’occasion, des animateurs qui vous passent à un volume sonore assourdissant de ces tubes des années 80 que l’on n’entend plus qu’aux mariages, et il y a toujours un gros con aviné dont le comportement vulgaire embarrasse tout le monde… non, vraiment : les mariages, c’est la plaie.

Bon, l’honnêteté m’oblige à reconnaître que celui où je me trouvais ce jour-là était très bien, pour un mariage. En vérité, il n’y avait que le strict minimum de chacun des inconvénients que je viens d’énumérer. Ma sécurité était même garantie car des amis à moi étaient également invités, m’assurant ainsi d’avoir des gens de confiance à qui parler. Et il y avait même du bon vin. Non vraiment, un mariage exemplaire.

Je n’ai même vu aucun gros con aviné qui emmerde tout le monde… quoique là, en y réfléchissant à tête reposée, si je ne l’ai pas vu, le gros con aviné, c’est peut-être bien parce que c’était moi… mais bon. Ça ne m’a pas dérangé.

Je devais jouer de la musique à la cérémonie, je n’ai donc pas bu, au début (pas moyen de jouer quelque musique que ce soit après avoir bu : les musiciens de jazz ou de rock qui picolent pendant leurs concerts, je n'y crois pas : soit c’est du flan, soit le concert est nul). Mais après la cérémonie, je me suis largement rattrapé. J’ai donc été fort ivre très rapidement. Je me suis endormi dans une voiture prise au hasard sur le parking. J’ai dormi 2 heures. Je me suis réveillé en pleine nuit avec la gueule de bois et mal au dos. J’avais ainsi accompli le cycle complet de la cuite avant même que la fête ne soit finie ! C’est tout à fait remarquable, me dis-je en me servant une bière : je vais pouvoir me saouler deux fois dans la même soirée.

Et je suis donc parti avec ma bière à la main à travers la maison et les jardins à la recherche de mes amis pour voir ce qui leur était arrivé pendant mon absence. J’en trouvais un accroupi dans un coin du jardin : il avait tellement bu qu’il était en grande discussion avec un buisson pour lui demander où étaient enterrés les louis d’or. Le buisson avait l’air de lui répondre. J’appris ensuite qu’un autre de mes amis avait réussi à lever une gonzesse et qu’ils s’étaient retirés dans une des tentes qui avaient été dressées pour loger des invités. J'ai voulu finement aller l'encourager, mais je n'ai hélas pas pu trouver le lieu de leur retraite. Je trouvai enfin à la cuisine le reste de mes camarades et nous avions engagé une tranquille discussion de fin de soirée quand s’est produite l’affaire de la pochette rousse.

Nous papotions, donc, quand nous entendîmes des cris et des éclats de voix venant de la piste de danse. Rien que des très normal, pensâmes-nous. Nous ne nous sommes pas dérangés pour si peu. Mais quelques minutes après, une des sœurs du marié arrive vers nous toute excitée :

« Waou ! Alors ? La Pochette rousse ? Vous en avez pensé quoi ? »

Je regarde mes camarades avec un œil vitreux, ils font de même : non, personne de sait de quoi elle parle. Nous tournons donc nos yeux vitreux vers elle. Elle comprend :

« Quoi ? Vous voulez dire que vous avez raté la Pochette rousse ? Mais c’est trop bête ! Vous saviez bien qu’elle allait avoir lieu, pourtant… »

Regards vitreux. Elle comprend :

« Ah mais c’est vrai ! Vous n’êtes pas de la Sarthe, vous ! »

La famille du marié est de la Sarthe.

« Vous ne savez pas ce que c’est, la Pochette rousse, alors ? »

Certes non. La sœur du marié prend alors un air apeuré et regarde par dessus son épaule comme un bête traquée :

« Ah mais, c’est très grave… comment faire… bon écoutez : j’ai pas le temps de vous expliquer, y’a ma mère qui arrive. Elle vient de marier son dernier fils : la Pochette rousse, c’est super important pour elle. Elle va vous en parler : vous faîtes comme si vous saviez ce que c’est, vous dites que vous l’avez vue et que vous avez trouvé ça génial. OK ? Attention, elle arrive, je me casse… »

Et elle se casse. Nous nous regardons pendant quelques secondes avec un œil toujours aussi vitreux et avant que nous puissions dire quelque chose, la mère du marié entre dans la cuisine, les joues roses, un peu essoufflée et avec l’air fier et satisfait de quelqu’un qui a accompli quelque chose.

« Alors ? Vous avez vu ? C’est quelque chose la Pochette rousse, quand même, hein ? »

Ah ça, c’est quelque chose.

« C’est une tradition sarthoise. C’est très important. Je ne pensais plus connaître la Pochette rousse, à mon âge, mais si, ça y est, c’est arrivé ! »

Eh oui. Félicitations. C’est pas tous les jours qu’on voit la Pochette rousse.

« Eh non ! et puis ça n’arrive qu’une fois, bien sûr ! »

Bien sûr. Une seule fois, et une seule. C’est comme ça, la Pochette rousse...

Vous voyez bien l’affaire : il a fallu faire preuve de tact et de rouerie pour tirer les vers du nez de cette digne dame et apprendre, sans qu’elle comprenne qu’on n’avait rien vu, la nature exacte de cette histoire de Pochette rousse que venait de se dérouler à deux pas de nous. Et on y est parvenu. Alors la Pochette rousse, c’est bien compliqué, mais en gros ça se passe comme ça.

Dans la Sarthe, terre de mystères et de légendes, quand vous avez plusieurs enfants, la Pochette rousse intervient lorsque le dernier d’entre eux se marie. Il ne faut pas forcément que ce soit le cadet qui se marie en dernier. Ça peut être n’importe lequel des enfants. Mais il doit être le dernier à se marier. Autrement dit, si l’un de vos enfants ne se marie pas, vous ne connaîtrez jamais la Pochette rousse. De même, renseignement pris auprès de la mère du marié, les cas d’homosexualité compromettent la Pochette rousse : PACS, mariage gay, la mère du marié aime bien tout ce qui est moderne, mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi avec la Pochette rousse non plus.

Et donc, une fois ces conditions très particulières remplies, lors du mariage, le père du marié va sur la piste de danse. Il demande à l’orchestre ou au DJ de jouer la musique de la Pochette rousse. Je ne peux hélas rien dire de cette musique puisque je ne l’ai pas entendue. L’ethnomusicologue qui dort en moi en est d’ailleurs bien ennuyé : je me serais pris pour Bela Bartok recueillant les traditions orales paysannes au fin fond de la Hongrie à la fin du XIXème siècle. Mais bon, c’est raté. Bref, donc, la musique de la Pochette rousse retentit : le père du marié enfile un tablier particulier, le tablier de la Pochette rousse. Ce tablier a de grandes poches qui sont remplies de noisettes d’une espèce particulière qui doivent être ramassées à une période précise de l’année (je ne sais plus laquelle : ne m’en demandez pas trop non, plus), période où elles ont le fond qui prend une couleur rougeâtre qui leur vaut le nom de « pochettes rousses » (Ah ! Les pochettes rousses ce sont des noisettes ! Bordel, je ne sais pas vous, mais moi, ça m’a soulagé qu’on me dise enfin ce que c’était que cette putain de Pochette rousse à la con). Le père du marié plonge donc les mains dans les poches de son tablier et se met à jeter des poignées de pochettes rousses sur les mariés et les invités qui dansent au son de la musique. Voilà. C’est ça la Pochette rousse. Ils sont bizarres, dans la Sarthe. En gros, ils remplacent le riz par des noisettes.

Quant à savoir quelle est la signification de cette tradition bizarre… mystère : se voir jeter des noisettes à cul rouge à la figure par son père le jour de son mariage pendant que votre famille accomplit une danse rituelle autour de vous, c’est un truc assez chargé quand on y pense…