dimanche 28 mars 2010

De la solitude du blogger au moment du publipostage

Pourquoi tenir un blog ? Pourquoi diable ? Je me pose la question. En quoi est-ce gratifiant de tenir une saleté de blog ? C’est vrai quoi… Qu’est-ce que ça me rapporte à moi de m’échiner à rédiger régulièrement des textes que personne ne lit sur une saloperie de blog de merde ? Je me le demande bien ? On croit, au départ, qu’on aura là un espace d’expression ! Foutaises ! On croit qu’on pourra jouer à Dieu et agir en toute impunité ! Chansons ! On se dit que les gens qu’on connaît vont se jeter sur notre almanach en moins de deux et qu’on parviendra peut-être même à intriguer par notre prose trois ou quatre inconnus ! Billevesées ! D’abord personne ne vous lit. Et ensuite personne ne vous lit parce que vous ne pouvez parler de votre blog à personne ! Dans l’absolu, le phénomène est absurde. A y regarder de plus près sa logique est implacable. Risquons cette affirmation : un blog c’est un problème, un vrai. Et le problème est insoluble. Soyons francs : on tient un blog pour dire du mal. De tout. Des gens que l’on connait. Des endroits que l’on fréquente. Les gens sont comme ça, veules et mesquins. Pourquoi ferait-on exception ? Ceci dit, le problème reste insoluble. En effet, lorsqu’on se rend dans ces endroits puisqu’on les fréquente, lorsqu’on y parle à ces gens puisqu’on les connait… et bien on ne peut jamais avouer qu’on tient un blog ! Pourtant c’est important de dire que l’on tient un blog à des gens, dans des endroits. Comme tout le monde tient un blog de nos jours c’est un facteur d’intégration non négligeable. Et puis ça émerveille les autres. Seulement voilà, depuis que je fais comme tout le monde, je découvre cette règle pénible qui veut que plus on dit à un grand nombre de gens que l’on tient un blog plus on se coupe de sujets potentiels pour alimenter le blog en question ! Prenons un exemple : si j’écris sur mon blog que ma patronne est une conne, il devient assez compliqué pour moi d’espérer briller à ses yeux en lui faisant miroiter une adresse internet où elle apprendra de ma plume ce que tout le monde sait déjà à son propos. Or il vient un temps dans la vie d’un homme où cette question se fait incontournable : pourquoi tenir un blog aujourd’hui – alors qu’on n’a pas grand-chose à dire, qu’on le sait et que de toutes façons si tel n’était pas le cas on le dirait mal – si ce n’est pour briller aux yeux d’une gourdasse froide, étroite d’esprit et autoritaire qui ne vous a vaguement à la bonne que parce que vous avez le bon goût de vous faire oublier en sa présence ? Ça n’a plus de sens. Tenir un blog devient aberrant. Imaginer qu’il faudrait avoir du talent ou du courage où même être en mesure de combiner ces deux éléments décisifs pour tenir un blog est une idée déprimante pour le commun des mortels. J’ai beau me dire, à la suite de Freud ou de Groucho Marx, que « je ne ferai jamais parti d’un club qui me prendrait pour membre », il se trouve que j’ai néanmoins ma carte de membre du commun des mortels. Par ailleurs, je ne sais pas tenir ma langue. Personne autour de moi, n’est donc sensé ignorer ma double vie ! Ce qui fait que j’en suis aujourd’hui réduit à parler de mes difficultés à tenir un blog au lieu de le tenir comme de juste. C’est infernal cette histoire ! J’ai bien pensé à m’encombrer d’un second blog qui ne serait que nuisances et vilainies anonymes, mais, échaudé et déçu par le mirage téléinformatique, je crains surtout de démultiplier mon problème. Ne me reste-t-il qu’à dire du bien d’autrui ? C’est hélas une fastidieuse perspective que je ne peux plus totalement écarter. Tout ça se tient. C’est épouvantable à quel point tout ça se tient. À la pensée de devoir demain accompagner vingt huit enfants en visite au musée d’art moderne de Saint Etienne pour ne même plus pouvoir en dire un mal épais à mon retour me déprime formidablement… Nonobstant tout ça ne changera pas d’un iota le fait que ma patronne est une conne !


jeudi 25 mars 2010

Cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements

Chaque matin, pendant la semaine, je suis réveillé par ma chaîne hi-fi qui est programmée pour se mettre à diffuser France-Culture à l’heure la plus tardive possible à laquelle je puisse me lever et être encore à l’heure à mon travail. Or par les hasards combinés de mes horaires de travail et de la grille des programmes de France Culture, je suis réveillé chaque matin par la voix d’Alexandre Adler qui fait sa chronique sur les relations internationales. Alors, je ne sais pas, peut-être qu’à force de s’insinuer jour après jour dans mon esprit vulnérable car encore abruti de sommeil, Alexandre Adler a fini par prendre le contrôle de mon cerveau, mais je me dis que finalement, en y réfléchissant bien, j’aime Alexandre Adler.

Pourtant, il n’est guère aimé, apparemment, Alexandre Adler : vaguement historien, vaguement universitaire, ancien communiste passé au soutien à Nicolas Sarkozy, journaliste disant absolument n’importe quoi chaque jour que Dieu fait sur les ondes de France Culture… il y aurait pour bien des gens des raisons de ne pas l’aimer.

Mais c’est précisément le fait qu’il dise n’importe quoi que j’apprécie. Et quand je dis « il dit n’importe quoi », je n’exprime pas vraiment une opinion personnelle. D’abord, moi, je ne suis pas spécialiste de ce dont il parle et ne peut donc pas vraiment le critiquer en connaissance de cause. Ensuite, je l’ai dit, quand il parle le matin, j’ai toujours la tête dans le pâté, donc je ne comprends de toutes façons rien à ce qu’il dit. Mais surtout, il le dit lui-même qu’il dit n’importe quoi ! Et souvent encore ! Combien de fois s’est-il lancé dans des prévisions échevelées qui ne se sont jamais réalisées ? À tel point que maintenant, quand il lance une nouvelle prophétie délirante, il prévient que de toute façon, chaque fois qu’il prédit quelque chose, il se plante complètement et que ce n’est donc pas la peine de l’écouter.

Pourtant, il faut l’écouter, mais en acceptant de lâcher prise. Son charme réside dans son style. J’ai éprouvé le même sentiment en écoutant la météo marine sur France Inter : je ne comprend rien, ça ne me sert à rien, mais ça fait rêver et voyager en pensée par l’évocation de noms mystérieux. Alexandre Adler décrit le Burundi ou la Birmanie comme s’il y avait vécu toute sa vie, évoque les dialectes, les coutumes, l’odeur des épices, les couleurs chatoyantes des tentures et des tapis, il cite les poètes persans, parle du bon temps qu’il a passé hier encore avec son vieil ami le Ministre japonais de la pêche ou le directeur de la Banque Centrale de Nouvelle Zélande comme si c'était vrai, il décrit les fleuves et les montagnes, les forêts profondes et les villes inconnues, il nous révèle en murmurant les pensées intimes des présidents et des capitaines d’industrie, dévoile les plans à l’intérieur des plans, évoque le passé, révèle le présent, prédit l’avenir ! Alexandre Adler est un poète. J’ai le même sentiment en entendant avec la tête dans le cul Alexandre Adler faire sa chronique internationale qu’en lisant les Illuminations de Rimbaud.

« Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plateformes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver. »

J’aime Alexandre Adler.

mardi 23 mars 2010

Notre sœur Anne ou la vérité sortie du trou

Anne aux trois noms : Anne de France puisqu'elle est fille de Louis XI, Anne de Beaujeu du jour où elle épouse Pierre, sire de Beaujeu, Anne de Bourbon lorsque son mari devient duc de Bourbon... Née à Genappe en 1461, au temps de l'exil de son père, et morte en 1522 à Chantelle, au cœur de la France, elle a connu quatre rois : Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier. On l'appelait aussi « Madame la Grant » parce qu'elle assura par deux fois la régence du royaume de France, lors de la minorité de son frère, Charles VIII (1483-1491), puis de l'absence du roi pendant la première guerre d'Italie (1494-1495). Mais depuis cinq siècles, l'Histoire l'a quelque peu oubliée.

Je confesse ici même qu’avant cette après-midi-là, passée dans un état de somnolence avancée, sur les bancs de la DRAC, j’ignorais jusqu’à l’existence de cette farouche souveraine. Tout comme m’étais inconnu l’existence d’un musée portant son nom. Au fil de ma rêverie, je me demande si Anne a seulement pu voir venir de son vivant ce qui se commet-là, en son nom et sous mes yeux, depuis bientôt une heure ? Un rude représentant moustachu du musée Anne de Beaujeu de Moulins dans l’Allier, nous présente en effet, à moi comme à trente de mes collègues en proie aux affres de la digestion, les innombrables bienfaits que le service du public du dit-musée est prêt à tout instant à prodiguer à qui en formulerait seulement le désir. Car en terme de culture, qu’on se le dise et qu’on se le dise bien, en Auvergne, ça se passe à Moulins, dans l’Allier. Il y a tout à Moulins. Tout. Une façade Renaissance – certes écroulée au 19ème siècle, mais ne chipotons pas : en voilà bien de la ruine de premier choix ! Le triptyque du Maître de Moulins est lui aussi au musée d’Anne. Oui, le « fameux » triptyque comme nous le dit notre rude représentant. Oui ! Le « fameux » triptyque ! C'est-à-dire inconnu, à l’instar du non moins fameux « Maître » qui régna en son temps et sans partage sur la production artistique de la ville. Le musée permet en outre au visiteur émerveillé de se repaître de « l’étonnant spectacle » que constitue la maquette du château de Moulins… Son « Power point » aiguisé comme un rasoir, notre représentant tranche tant et bien dans ce qui reste de nos doutes quant au bien fondé de son intervention lors d’un état des lieux de la culture en Auvergne. Ainsi nous montre-t-il non sans fierté ce qu’il faut bien nommer « Dépôt du fondeur » : des objets datant de quelques âges lointains, plus que ceux du capitaine et du président Giscard d’Estaing réunis semble-t-il. « Age de bronze ! » intervient un collègue aux yeux endoloris par l’ennui. « Qu’étaient donc ces objets ? » questionne sans détour le maître du « Power point » en Allier. « Trésor ou contenu d’une poubelle ? On l’ignore… Mais tout de même cela date de l’âge de bronze ! » Vient alors le tour des non moins fameuses « Figurines en terre cuite de l’Allier ». Elles sont Gallo-Romaines. Ce sont effectivement, et pour ce que m’en montre une image légèrement floue, des figurines en terre cuite dont on peut sans médire avancer qu’elles peuvent pour le moins provenir du beau département de l’Allier. « Avec des élèves de primaires – nous dit le Maître des lieux, à titre d’exemple – au musée Anne de Beaujeu on n’hésite pas à faire des moules ! Ceux-là – une image illustre ces dires – on les a collés sur une planche et on les a peint en bleu Klein ! Au musée Anne de Beaujeu on sait être complètement iconoclastes, on pousse les choses assez loin dans le trouble… » S’en suit la présentation d’une statuette représentant Saint Jean Baptiste et datant du 15ème siècle qui pousse encore un peu plus l’après-midi dans le trouble elle aussi. « On peut tout à fait la rapprocher de certaines œuvres du FRAC vous savez ! Nous, on n’hésite pas à faire ce genre de comparaison… au musée Anne de Beaujeu… » Vient alors une peinture imposante représentant Saint Martin donnant comme de juste son manteau à un mendiant. Notre moustachu, tout entier dévoué à sa mission d’évangélisation des païens de la capitale, croit alors bon d’ajouter : « C’est une grande leçon de morale et d’humilité qui nous est ici présenté. Ce qui est toujours intéressant avec des élèves ! » Je passe rapidement sur un retable du Maître de Francfort représentant l’Adoration des Mages et daté de la fin du 16ème siècle pour attirer l’attention du lecteur sur un nouveau commentaire bien senti de notre guide du jour : « On le sait bien, ouvrir un retable c’est un peu comme ouvrir le poste (NDLR : la télévision) : tout ça c’est le sacré ! » Fort de ce coup d’éclat sociologique que personne n’attendait, l’individu sort de sa manche l’un des plus beaux atouts du musée Anne de Beaujeu de Moulins dans l’Allier : l’assiette à décor « aux chinois » en faïence datant du 19ème ! C’est une reproduction de porcelaine de Chine comme l’énigmatique ville de Moulins en était parait-il friande à l’époque… S’ensuivent alors deux œuvres du faramineux Jean-Léon Gérôme, artiste académique bien connu des amateurs d’orientalisme : « L’aigle expirant à Waterloo » dont nous laisserons ici aux bons soins des imaginations galopantes la charge d’en deviner les finesses et « La vérité sortant du puits », allégorie traditionnelle et surtout prétexte pour ce vieux cochon de Gérôme à peindre une femme à poil pour la énième fois. Pour (en) finir, le musée Anne de Beaujeu n’a pas été peu fier d’exhiber longuement une œuvre d’un enfant du pays – Etienne D. – dont on n’a pu se cacher très longtemps qu’il s’agissait bel et bien d’un portrait de Nelson Mandela façon douanier Rousseau… Le problème d’un lien quel qu’il soit – probablement ténu – avec le reste des collections n’a pas été abordé car le temps imparti au service du public du musée d’Anne de Beaujeu à Moulins dans l’Allier touchait hélas à sa fin. Et déjà, la médiatrice culturelle du Musée départemental de la céramique de Lezoux s’apprêtait à sortir du puits…


A suivre...

Second life

Cette nuit, j’ai rêvé de David Cronenberg. Il mangeait des frites. Je les lui avais préparées. C’est mon métier. Dans mes rêves. Enfin tenir une baraque à frites n’est pas le métier de mes rêves. Je n’ai jamais rêvé, enfant, de devenir marchand de frites, même si, enfant toujours, j’aimais beaucoup cela. Les frites. Disons que régulièrement c’est le métier que j’exerce lorsque je rêve et que la nuit dernière un réalisateur canadien de renom s’est décidé à m’acheter un cornet. David Cronenberg, donc. Face à lui, avec mon tablier et mon couteau éplucheur – oui, jamais de frites surgelés dans ma baraque ni dans aucun de mes rêves, j’y tiens –, face à lui disais-je, et bien j’avais l’air d’avoir fait ça toute ma vie. Des frites. Lorsque je n’ai pas de client – ce qui est rare, les autres baraques environnantes ne proposant que des frites surgelées – j’essaye de savoir comment se nomme mon petit commerce. Oui, voilà plusieurs nuits que je tente de lire l’inscription qui figure sur la devanture de mon échoppe. Sans succès. Parfois je n’arrive pas à me pencher suffisamment. Parfois la typographie me parait indéchiffrable. Parfois encore un client m’interrompt. J’ai bien essayé de cuisiner Monsieur Cronenberg qui était mieux placé que moi pour apprécier la façade et ses subtilités mais rien n’y a fait. Quand je lui ais demandé le nom de la boutique, il m’a regardé d’un air vaguement surpris, puis il m’a demandé si les frites étaient surgelées. Je me suis contenté de prendre l’air vexé et les choses en sont restées là. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Il aurait préféré que je lui dise que j’aimais beaucoup ce qu’il faisait peut-être ? Bon, en dehors du fait que je ne sais pas où je travaille, en dedans il fait bon vivre. C’est vrai j’y suis heureux dans ma baraque. C’est un bonheur simple dans une épaisse odeur de graillon. Après tout, marchand de frites c’est un métier authentique, c’est un métier honnête et c’est un métier sympathique qui fait plaisir à toute la famille. Et puis c’est un métier qui permet parfois de rencontrer une célébrité, un réalisateur de cinéma internationalement reconnu dont on aime beaucoup ce qu’il fait par exemple. Tout le monde aime les frites quand elles ne sont pas surgelées. David Cronenberg aime les frites. C’est un point sur lequel ses nombreux exégètes ne se sont à ma connaissance jamais attardés.

Malgré tout, je n’ai pas été enchanté de cette visite inattendue. Je le reconnais. D’ailleurs dès que je l’ai eu reconnu et bien il m’a un peu gavé Crony. C’est vrai, qu’est-ce qu’il foutait devant chez moi d’abord. Personne ne vend de frites au Canada ? Des fois on se demande, non ?

De par mon vrai métier, enfin je veux dire de par celui que j’exerce quand je suis éveillé, je vais bientôt devoir parler à certains de mes semblables de l’œuvre de David Cronenberg. Parler en public m’angoisse. J’ai l’impression que je ne vais pas savoir quoi dire. Ou bien je sais quoi dire mais je doute fortement des raisons qui pourraient me pousser à le faire. Cronenberg ? Pour aller vite disons qu’après avoir débuté dans le cinéma d’horreur bon marché dans les années 70, être devenu le pape du fantastique des années 80 et avoir connu la reconnaissance avec des drames psychologiques dans les années 90, le cinéaste s’est, ces dernières années, tourné vers le polar, de façon apparemment surprenante mais avec toujours autant de bonheur. A history of violence et Les Promesses de l’ombre représentent cette dernière manière du cinéaste. Tous deux sont interprétés par un Viggo Mortensen minimaliste. Dans le premier il interprète un ex-tueur devenu bon père de famille et honnête cafetier dans un bled paumé des États-Unis. Dans le second il est l’homme de main favori du fils d’un chef de famille mafieuse russe à Londres (!) et le fils spirituel de ce dernier au grand dam du fils légitime (qu’interprète Vincent Cassel) qui fait d’ailleurs un véritable transfert sur son larbin. Chez le réalisateur d’Existenz, Mortensen est un avatar. Il recherche – comme beaucoup d’amateurs de jeux vidéo – un certain ancrage, une certaine stabilité dans un univers aisément sous contrôle, le cliché de la petite vie, de la petite ville, dans le premier film. Il est dans le second tout ce que Vincent Cassel ne sera jamais : plus beau, plus fort, plus intelligent, plus apte en tout (ce qui est ici vrai pour les personnages l’est aussi pour leurs deux interprètes !). Il incarne une inquiétante mais en apparence fort sereine fluidité identitaire. En cela, ces deux polars n’ont rien de surprenant dans la filmographie de l’auteur de Crash et de Dead Ringers où tout est affaire de fictions partageables avec d’autres, d’histoires qu’on se raconte comme on se fabrique des refuges, de régressions de toutes sortes tournées vers des ailleurs fantasmatiques, de voiles, d’écrans sur lesquels sont projetés les désirs et les manques. Il me semble que le jeu vidéo constitue une excellente entrée pour la compréhension de ces films.

Bon, moi, en ce moment, j’ai moins le temps de jouer. Parce que mon autre vie me prend beaucoup de temps. Alors dans ma deuxième vie, je vends des frites. Et j’en suis satisfait. L’absence de responsabilité. Les joies simples de l’enfance. L’activité constante, mécanique, qui permet d’échapper aux préoccupations. Dans mes rêves je suis âpre au gain, dur à la tâche. J'ai un visage buriné par le temps, des mains calleuses, de vraies mains d'ouvrier, et le regard fatigué de qui connait la vie. Tout serait parfait… Si seulement David Cronenberg pouvait aller acheter ses frites ailleurs ! Ou au moins répondre à mes questions !

lundi 22 mars 2010

Lecture : « Le Retour du Général » de Benoît Duteurtre

C’est difficile, finalement, de dire du mal d’un livre. Parce que si je disais que j’ai adoré Le Retour du Général de Benoît Duteurtre, je pourrais m’en tenir à cette affirmation : « j’aime bien » et personne ne pourrait rien me dire. Ça serait mon droit d’aimer ce roman. Et puis, si l’envie me prenait de dire pourquoi je l’avais aimé, les raisons pour lesquelles je l’aurais aimé me seraient évidentes et je pourrais les exposer simplement.

Mais il se trouve que j’ai détesté Le Retour du Général de Benoît Duteurtre. Or quand on dit qu’on a détesté un roman, il s’agit quand même d’argumenter un petit peu. Il s’agit même de formuler des arguments, clairs, objectifs, dépourvus d’agressivité et d’attaques ad hominem, des arguments, en somme, que l’on pourrait à la limite exposer à l’auteur du roman lui-même si on l’avait sous la main.

Pourquoi donc ai-je détesté ce roman ?

Benoît Duteurtre est connu des gens qui lisent des romans contemporains pour sa production régulière de romans que l’on qualifie de balzaciens pour leur style classique, leur narration simple, leurs personnages bien dessinés et la volonté de l’auteur de se livrer à une peinture critique de la société dans laquelle il vit. Ces romans, à mon sens, sont tous très mauvais. Voyons pourquoi.

Ses romans ne sont pas mauvais parce qu’il se veulent un retour au roman classique balzacien. C’est un projet littéraire aussi noble qu’un autre

Ses romans ne sont pas mauvais parce que Benoît Duteurtre écrit comme un pied. Nombre d’auteurs qui écrivent comme des pieds produisent néanmoins des textes ayant une valeur littéraire certaine. Seul le nom de Phillip K. Dick me vient à l’esprit pour illustrer ce cas, mais il y en a d’autres.

Ses romans ne sont pas mauvais parce que Benoît Duteurtre est un vieux con pour qui la critique sociale se borne à dire à tout propos « c’était mieux avant ». Ça peut être une posture amusante. Qui a lu Léon Bloy sait que l’ont peut produire des romans aussi drôles que fascinant sur ce seul thème. De plus, certaines choses étaient, effectivement, mieux avant, donc la critique peut même parfois tomber juste.

Ses romans ne sont pas mauvais parce qu’ils ne sont qu’une critique de petits détails vulgaires de la vie quotidienne à notre époque, de l’interdiction de fumer dans les lieux publics aux situations grotesques auxquelles sont confrontés ceux qui téléphonent aux services clientèle de leur opérateur de téléphone portable. L’inanité ce ces pauvres critiques condamne bien sûr ses romans à être ringards dans 5 ans et incompréhensibles dans 10, mais bon, ça pourrait être une lecture amusante.

Ses romans ne sont pas mauvais parce que l’histoire est nulle. Pour information, celle du Retour du Général est ainsi résumée sur la quatrième de couverture : « Le général de Gaulle est de retour. Après un appel à la résistance, prononcé lors d'un piratage télévisuel, il se lance dans une ultime bataille pour la « grandeur de la France ». Toujours vaillant sous son képi à deux étoiles, ce revenant passionne l'opinion publique. A-t-il vécu jusqu'à cent vingt ans ? S'est-il fait hiberner comme le héros de Louis de Funès ? S'agit-il d'un imposteur ? Dans cette fantaisie romanesque, Benoît Duteurtre revisite la mythologie française et sa dernière figure légendaire confrontés [sic] aux urgences de la mondialisation. Réflexions et observations sur l'époque alternent avec le portrait de ce Général un peu foutraque qui reprend le pouvoir, parle comme un révolutionnaire et ranime jusqu'à l'absurde les idéaux de la vieille Europe. » Bien sûr, c’est nul, mais on peut faire un bon roman avec n’importe quelle histoire : Au cœur des ténèbres, finalement, c’est un type qui remonte une rivière en bateau.

Ses romans ne sont pas mauvais pour toutes ces raisons (qui commencent quand même un petit peu à s’accumuler, là). Je réfléchis depuis un petit moment pour essayer de savoir pour quelle raison spécifique ces romans sont mauvais et je crois que je viens de trouver. Je prends un exemple : dans Le Retour du Général, le narrateur souhaite à un moment téléphoner aux renseignements. On nous explique donc que, au temps où les renseignements téléphoniques, c’était le 12, tout était plus simple. Maintenant, avec ces numéros de renseignements innombrables, impossibles à retenir, coûtant des sommes mystérieuses mais importantes lorsqu’on les appelle et nous infligeant des publicités d’une effarante vulgarité, la situation est grotesque. C’était mieux avant, là. C’est indéniable. Est-ce le rôle d’un roman de nous alerter sur ce point ? Certainement pas. Car enfin, si l’on s’élève à un niveau important de généralisation, le roman, comme toute forme d’art, est le lieu du déploiement de la vérité, comme disait Hegel. C’est-à-dire que la fréquentation des œuvres d’art peut, éventuellement, nous éveiller à la vérité. Et donc, pour redescendre au niveau de vulgarité des romans de Duteurtre, cet éveil à la vérité peut, éventuellement, nous permettre de nous apercevoir que, dans la vie, cette histoire de renseignements téléphoniques a abouti à une situation grotesque. C’est l’art qui nous permet d’appréhender intelligemment le réel ; ce n’est pas une accumulation hétéroclite de faits réels significatifs qui produit une œuvre d’art.

Donc les romans de Benoît Duteurte sont mauvais. Quod erat demonstrandum.


jeudi 18 mars 2010

Je voudrais tellement que mon ordinateur marche


Avez-vous remarqué cela ? Les informaticiens sont fous.

Oui, oui, je me rends bien compte que cette affirmation a l’air absurde. Déjà, qu’est-ce qu’un informaticien ? Ça ne veut rien dire « informaticien ». Sous le terme d’informaticien, on regroupe pêle-mêle mille métiers qui sont tous plus mystérieux les uns que les autres pour qui ne voudrait qu’une chose simple : que son ordinateur marche. Ce sont des métiers aux intitulés incompréhensibles mal traduits de l’anglais. Leur point commun principal est que ceux qui les exercent vivent au dépens de ceux qui voudraient que leur ordinateur marche.

Et l’autre point commun dont je veux parler ici est le suivant : les informaticiens sont fous.

Mais pas d’une folie de bon aloi, évidente au premier regard. Pas de cette folie honnête et franche des mères de famille ou des boulangères (vous avez remarqué, vous aussi, que toutes les boulangères sont folles ?) dont chaque mot qu’elles prononcent révèle que leur cerveau n’a du monde extérieur qu’une perception hallucinée puissamment déformée par un intellect délirant.

Non, la folie des informaticiens est sournoise. Elle se dissimule. L’informaticien s’approche en souriant, avec cet air de supériorité bienveillante qu’affichent ceux qui ont toute la société derrière eux pour les soutenir. Que votre besoin soit frustre ou infiniment complexe, il vous promet des choses incroyables, des choses justes et belles et qui existent — vous les avez vues chez des gens ou à la télévision — mais qui vous sont pour l’instant interdites à cause de votre incompétence en informatique. Il vous détaille complaisamment ces merveilles en employant des termes techniques anglais qui ont la magie mystérieuse du latin des prêtres et des médecins de jadis. Vous l’écoutez et vous vous dites : « Pourquoi n’aurais-je pas tout cela, moi aussi ? Pourquoi n’aurais-je pas un calendrier avec les photos de mes petits enfants ? Pourquoi n’aurais-je pas un site internet ? Pourquoi ne pourrais-je pas jouer à Left for dead 2 en réseau ? Pourquoi n’aurais-je pas un cadre-écran avec des photos qui défilent ? Pourquoi ne pourrais-je pas changer la carte graphique de mon ordinateur ? Pourquoi, enfin ? Pourquoi ? » Et il abonde sournoisement dans votre sens : « Mais oui, pardieu ! Oui ! Pourquoi n’aurais-tu pas toutes ces merveilles, toi aussi ? N’est-ce pas ton droit ? Est-ce que tu vaudrais moins que les autres ? Certes, non ! Mets ton destin et celui de ton ordinateur entre mes mains et tout cela sera à toi ! Tout ! Tu n’as qu’un mot à dire... » Et vous dites alors que oui, vous acceptez son aide, oui, vous avez confiance en son savoir. Et vous confiez à cet informaticien votre projet chéri, personnel ou professionnel, grand ou petit, humble ou grandiose, vous le lui confiez. Il le prend dans ses mains moites et il l’emporte dans son antre. Et là, un début d’angoisse commence à s’emparer de vous.

En effet, le visage de l’informaticien commence à changer. Il est moins souriant, moins empressé. Vous voyez sur ses vêtements des tâches et des accrocs que vous n’aviez pas remarqués jusque-là. Il fuit votre compagnie, évite vos coups de téléphone. Votre beau projet n’avance pas vite. L’informaticien commence à employer des termes français non traduits de l’anglais tels que « contraintes techniques ». Il bredouille au téléphone. Votre beau projet n’avance plus. Vous vous inquiétez. Et c’est alors que la folie de l’informaticien éclate au grand jour. Son vrai visage se révèle, celui d’un être grotesque, malingre, fatigué, qui n’a pas de vie sociale, qui ignore l’art, qui n’a pas d’amis. Le pacte qu’il a passé avec les forces obscures pour obtenir la maîtrise des machines informatiques avait un prix terrible : il ne connaîtra jamais l’amour d’une femme. Et ses connaissances sont vaines : les merveilles qu'il vous a promises se révèlent être de bancals et inutiles bricolages informatiques. Il ne fait en réalité rien d'autre que passer ses nuits à célébrer d'étranges rituels technologiques courbé sur son clavier, ses yeux de hibou éblouis par la lueur de l’écran alors que d’une fête qui se tient dans un appartement voisin proviennent de la musique et les rires des gens qui voudraient que leur ordinateur marche mais qui ne savent pas le faire marcher, et qui sont heureux quand même.

Meurs, informaticien, meurs ! Ridicule et seul, abandonné par ceux que tu as trahis, meurs : personne ne te pleurera.

mercredi 17 mars 2010

"Maman ?"

Partons d’un postulat qui me sied dans la mesure où il me permet de me sentir moins seul : vous avez passé une adolescence oppressante au contact d’une mère abusive qui n’a de fait évité aucun des écueils qui visaient à vous ôter toute latitude jusqu’à la fin de vos jours. Vous savez bien, vous, que tous les reproches bien légitimes que l’on peut imputer à un Etat obsédé par la sécurité devraient l’être en premier lieu à la plupart des mères en état d’exercer. Vous le savez bien dis-je : vous avez grandi dans un commissariat !

Très tôt, le plus tôt possible, vous vous êtes mis en quête d’une activité salariée dans le but d’acquérir l’indépendance indispensable pour espérer échapper à l’emprise maternelle. Avisant la porte entrouverte de l’administration, vous vous êtes engouffré, disons le tout de go, dans l’Education Nationale… Vous avez été muté en un lieu riant ou méphitique mais dont la qualité première était d’être situé en un point géographique que vous estimiez suffisamment éloigné des terres sur lesquelles votre génitrice ne manque pas de régner sans partage. En dépit des contraintes du salariat force vous a été de constater que votre espace vital s’en est rapidement trouvé démultiplié de façon exponentielle. Mais là, au moment où la vie semblait reprendre ses droits, voici que s’est dressé devant vous un inspecteur de l’Education Nationale !

Bouffre ! Sacrebleu ! Il ne vous faut que quelques instants pour déceler en lui une bien sournoise nature : un inspecteur de l’Education Nationale, c’est un peu comme une mère… ou un père. A ce stade de la compétition et en dépit du type de rapport que vous entretenez avec vos parents, c’est égal : vous revoilà, enfant, face à l’image même de la responsabilité et du sérieux, l’adulte ! Celui dont le but, à peine dissimulé derrière une bonhommie plus ou moins affichée, est de régir votre vie en vous vantant continuellement la liberté d’action qui vous est octroyée. A l’entendre, ses largesses à votre endroit sont sans limites. A le voir vous êtres brusquement convaincu du contraire. Subséquemment, l’être encravaté qui vient de s’immiscer avec un naturel désarmant dans votre généalogie n’a de cesse de vous proposer, par l’entremise de diverses flatteries et l’évocation régulière du prestige de la Nation, mille besognes qu’il vous faudrait accepter si vous aviez un plan de carrière. Or vous n’avez même pas de plan B et le travail ne vous fascine que lorsque vous regardez, en peignoir fleuri et depuis les fenêtres de votre appartement, les autres s’acharner pendant des heures dans un bureau ou sur un coin de bitume… Toujours est-il que l’inspecteur de l’Education Nationale devient un peu une sorte de parent adoptif donc.

Expliquons-nous à l’aide du précieux concours d’un pop philosophe d’excellente tenue. Slavoj Zizek propose une distinction amusante entre le père postmoderne et le père autoritaire classique. Alors que le second impose à sa fille d’aller dimanche voir grand-mère parce que « c’est comme ça », le premier rappelle à l’enfant, sans insister, à quel point sa grand-mère l’aime… mais ajoute de n’aller voir cette dernière que si cela fait vraiment plaisir à la fillette. Je suis encore un enfant. Je comprends donc fort bien ce genre d’argumentaire. Je sais qu’il n’est bien évidemment pas neutre, qu’il implique lui aussi une demande. Une demande vicieuse : non seulement il faut aller voir mémé mais cela doit encore être un plaisir ! De quelle ingratitude ferait preuve la fillette si tel n’était pas le cas… On retire alors à l’enfant sa possibilité de révolte puisque c’est d’elle que doit émaner le désir irrépressible de passer une après-midi poussiéreuse entre des gâteaux à la date de péremption douteuse et le radotage d’une horloge aussi vermoulue que sa propriétaire… Ce n’est plus le père qui exige la visite faite à Mémé, mais bien plutôt, aux yeux de l’enfant, l’ordre des choses qui l’implique. Le monde du travail n’agit pas autrement : il s’agit d’intérioriser la contrainte. De l’intérioriser grave. De l’intérioriser profond. De l’intérioriser quelque chose de bien ! Au point que la contrainte parait sourdre du rythme du monde lui-même. C’est lui qui fixe les cadences et les valeurs d’efficacité, de productivité… Toute chose ne devenant que « condition nécessaire » pour s’inscrire dans le paradigme actuel. Le grand enfant n’a ainsi que lui-même à blâmer pour ses insuffisances, ses doutes, ses hésitations. A celui qui s’inscrit parfaitement dans le cadre des ces contraintes, de ces exigences, le caractère à présent « naturel », « nécessaire », ne peut que lui interdire tout sentiment de reconnaissance. Il est dans la norme : on ne le remerciera pas pour cela.

Lorsque vous sentez que vous allez craquer, il vous faut savoir que votre seule chance de vous en sortir est de ne pas oublier. N’oubliez pas que votre nouvelle mère ne vous aime pas, même s’il peut arriver qu’elle vous apprécie. N’oubliez pas que vous non plus vous ne l’aimez pas même si. N’oubliez pas que c’est ce lien affectif qui rend pour tout dire impossible une relation saine avec votre mère biologique. N’oubliez pas cela car c’est votre seule force.

vendredi 12 mars 2010

Tant il est vrai que je porte casquette















Je songe souvent aux Chaussons rouges en ce moment. C’est un beau film de Michael Powell et Emeric Pressburger d’après le conte d’Andersen. Disons que je songe souvent au fait qu’un accessoire vestimentaire suffit à faire basculer toute une vie.

Comme le disais récemment notre ami Ernesto Palsacapa, avec cette fascinante faculté d’observation qu’on lui connait : « Le temps passe, on prend de l’âge, etc. » Bientôt la quarantaine ! La crise du même nom nous frappe de plein fouet ! Nous voici mis au ban de la jeunesse ! Cette folle jeunesse qui nous a vus mordre à pleine dents la cuisse ferme la vie nous proscrit soudain sans autre forme de procès : rides et ridules, bourrelets et poignées prolifèrent et s’amoncèlent à présent à la surface d’un corps qu’on ne reconnaît plus ! Certains savent alors faire face à la crise. Certains prennent leur courage à deux mains et le taureau de l’embonpoint par les cornes. Certains se remettent au sport… C’est un possible qui m’a traversé l’esprit je l’avoue. Suffisamment pour que je pousse furtivement, comme tant d’autres avant moi, la porte de chez GO-Sport… Mais là, rapidement égaré au rayon des cuissards de cyclistes, encadré de deux hommes d’âge mûr aux regards profonds semblant défier une ligne d’horizon qu’eux seuls paraissaient voir en dépit des étagements sans fin d’accessoires de toutes sortes, le courage passager m’abandonna pour franchir la sortie peu de temps avant que je ne le fasse moi-même. J’avais cependant arraché au passage une casquette… Coup de tête. Ce maigre butin n’allait certes pas faire de moi le sportif du dimanche où même d’un autre jour que je convoitais de devenir. Non. C’était évident. De dépit cette casquette est restée en disgrâce sur le porte manteau de l’entrée de longues semaines durant, peut-être comme un symbole flagrant de ma veulerie face à l’effort, ou un peu comme ces chats que l’on clouait jadis sur les portes des granges pour conjurer les assauts du Malin. Je l’avisais en sortant sans jamais songer à la porter. Je n’ai jamais porté de casquette. On ne saute pas le pas du jour au lendemain. Porter casquette est une idée à laquelle l’entendement doit se faire bien avant que la tête n’adopte les contours de l’objet en lui-même. Le face à face avec le miroir précédait chaque matin celui d’avec la porte. Et cet épisode se faisait, je l’avoue, de plus en plus pénible : l’embonpoint persistait ! J’ignore encore par quel prodige mais je lui fis face un matin la casquette solidement ancrée sur la tête… Fort de cette union, quelque chose bascula… J’en fus tout esbaudis ! En effet, telle une clef de voûte, le couvre-chef, de couleur noire et de modèle bombé, transfigurait une silhouette certes toujours bedonnante mais qu’on eu dit faites pour être couronnée de la sorte.

Portant haut l’artifice, je me rends au Fond Régional d’Art Contemporain de ma région. J’ai précédemment narré cet épisode sans m’attarder toutefois sur l’évènement qui ne cesse depuis de se répéter en toutes sortes de lieux, en maintes occasions : ma casquette semble fasciner l’entourage ! On la regarde, que dis-je on s’y mire ! On la touche, on la veut ! Le désir qu’elle inspire à l’autre semble n’avoir aucune limite ! Des liens sociaux, improbables, impromptus, se nouent sur son passage ! Les questions fusent à son propos ! Elle sème sur ma route, sous mes pas hasardeux, une pluie de commentaires très souvent élogieux ! On me complimente sur la façon dont la coiffe semble me peigner, chapeauter mes cheveux d’ordinaire un peu fous ! On m’invite à diner sur la seule foi d’une apparence qui semble taper juste dans des yeux jusqu’ici myopes à ma présence ! D’aucuns, entrevus chaque jour sans mot dire, m’entreprennent subitement au sujet de sa forme, de sa texture, de l’admirable manière dont elle me parachève ! Car j’étais incomplet, cette fois c’est bien certain… Et par deux fois en trois ou quatre jours je me rêve en Messie ! Si ! Ma casquette bien en place, comme prête pour le miracle… car en songe, qu’on se le figure bien, là voilà ma sainte casquette qui guérit les lépreux et toutes sortes de nécessiteux claudiquant aux quatre coins de mes nuits tourmentées. Une semaine de cet étonnant régime et me voilà ramené à une portion plus que congrue de mon être car la casquette de Dieu ou du Diable, c’est égal, s’évertue à faire de moi son pantin. Chiffe molle, me voici deuxième classe sous le képi doré d’un maréchal d’Empire ! Sans elle, je suis comme de juste d’apparence inintéressante ! Sans elle, je me meus en haillons dans une foule de badauds comme frappés de cécité ! N’allez pas croire à une simple crise de narcissisme. N’allez pas penser que je me flatte de porter beau la casquette. Ne croyez pas qu’un rien m’habille. Non. Je voudrais que tout cela cesse. Mais si de casquette point de trace au sommet de ma tête, ce n’est alors que déceptions cruelles qui figent sur mon chemin les corps et les visages. Alors vient le temps des reproches, celui où la vie sociale tourne au cauchemar – l’absence de casquette déliant tout autant les langues que sa présence ! Malédiction ! L’engrenage parait fatal ! Me voilà fait, j’en ai bien peur.

Me faudra-t-il, comme l’héroïne des Chaussons rouges, dansant jusqu’à ce que mort s’en suive, supporter jusqu’au bout les caprices de l’accessoire ? L’issue est incertaine. La lutte continue.



mardi 9 mars 2010

Microcosmos

Il est neuf heures du matin et je suis devant le FRAC de ma région. Le Fond Régional d’Art Contemporain. À l’entrée, j’avise un panneau : « il est strictement interdit de toucher aux œuvres ». Précision bien inutile : je participe à une journée de réflexion sur l’enseignement de l’art et je sais donc que personne aujourd’hui ne mettra le doigt sur quelque chose. À l’intérieur, des dizaines de profs d’arts plastiques piétinent en rangers neufs, baskets de marque ou mocassins en nubuck dans une ambiance sonore qui n’est pas sans rappeler celle, caractéristique, de la chaîne de magasins « Nature et découverte ». Je porte des baskets de marque et j’entre au FRAC. Des bribes de conversations me parviennent : les femmes habiteraient bien ici, les hommes ont eu du mal à trouver. Je tente vaguement de me relaxer au son de la harpe, dans la lumière violacée. C’est un échec dont je ne peux me cacher bien longtemps l’étendue complète. D’autant que j’avise déjà deux ou trois personnes que je connais de loin en loin. Une avec qui j’étais à l’université jadis et qui s’approche de moi en long manteau imitation girafon. Un avec qui j’ai effectués plusieurs stages en divers lieux que nous tentons tous deux d’oublier – ce qui ne facilite pas les conversations croyez-moi. Un dernier avec qui j’ai travaillé deux ou trois ans et qui affiche un sourire que je connais bien – mi-hébété, mi-cynique. Nous devisons avec nonchalance après qu’on m’ait complimenté sur ma casquette, qu’un de mes interlocuteurs l’ait touché et qu’un autre m’ait demandé où diable m’étais-je procuré semblable couvre-chef. Abrégé : oui, je suis « en poste fixe » à deux pas d’ici ; oui, c’est un confort indéniable en terme de « qualité de vie » ; non, je n’ai toujours pas d’enfant ; oui, ça me laisserait du temps pour « produire » mais moi « produire » tu sais… « Produire » signifie dans le jargon des professionnels de la profession « poursuivre une activité artistique » en dépit de son activité salariée. Regards interloqués. L’intervention d’un directeur du FRAC me sauve de l’embarras. « Je vous souhaite la bienvenue en un lieu qui a souhaité tenir compte dans sa conception même de ce qu’il faut appeler la « donne Éducation Nationale ». « Observons ce vide ! Mesdames et Messieurs » – nous dit-il en montrant du doigt la cage d’escalier. « Au FRAC nous souhaitions éviter le « cube blanc » comme on dit ». Oui, tout musée d’art contemporain est conscient de ressembler au hall d’entrée d’un hôpital. Cette conscience génère une angoisse. Cette conscience engendre ici une volonté, celle d’échapper à cette image, de briser ce cliché. Manifestement cette volonté n’est pas assez puissante : le FRAC de ma région est un grand cube vide et blanc ou plutôt, et c’est peut-être là le sens de son combat, un grand cube fractionné en petits cubes vides et blancs… En effet, le lieu ou plutôt devrais-je dire la « structure », se décompose en plusieurs salles de dimensions variables. Un tableau noir sur lequel on a dessiné à la craie des formes hésitantes couvre le mur entier de l’une de ses salles. La plus petite. Nous nous y massons évidemment. C'est-à-dire que nous nous y entassons. La pression sociale est à son comble. Nous observons le travail qui fait face au tableau noir. Mes camarades et moi-même sommes à présent comprimés face à quatre miroirs agencés en un vaste carré que traverse une sorte d’éclaboussure de verre dépoli – un jet d’acide d’après le carton proche de l’œuvre. The Departed en est le titre. C’est une référence au film homonyme de Martin Scorsese. Une histoire de flic infiltré dans la mafia et de voyou infiltré chez les flics. Perte d’identité et compagnie... « L’acide – nous dit le monsieur du FRAC – est un moyen de vengeance pour la mafia de Boston qui défigure souvent ses victimes par ce procédé… » Il ne rajoute pas « astucieux » comme son ton prêterait pourtant à le faire. Nous sommes quarante adultes devant un grand miroir en quatre parties distinctes à constater que nous ne nous reflétons pas dans la surface dépolie produite par l’acide. Nous perdons notre identité ! Comme Leonardo DiCaprio et Matt Damon ! Comme dans le film ! Mais quel est donc ce prodige ? Rien ne va plus dans la donne Éducation Nationale. Pourtant les jeux sont faits… « Regardez par la fenêtre, on voit la cathédrale ! » nous annonce triomphalement notre hôte. Il semble signifier par là qu’au FRAC on n’est pas plus coupé du monde extérieur que de l’histoire de l’art. Nous assistons alors à un diaporama des différents vernissages auxquels le FRAC est plus ou moins mêlé depuis maintenant vingt cinq ans. De nombreuses œuvres y côtoient plusieurs générations de lycéens et la même génération d’élus locaux. Enfin, une démonstration du site internet du FRAC nous est offerte par le régisseur de la structure. Le site, qui change d’hébergeur en ce moment nous avoue-t-il, ne fonctionne qu’à grand peine. Sur des fonds d’écran représentant les pièces vides et blanches de la structure, des encarts sont sensés s’afficher… en vain. La malédiction du cube blanc redouble et s’acharne. Nous ne pourrons pas visiter les réserves non plus. Trop d’agressions potentielles. Le régisseur nous les détails : agressions physiques, agressions thermiques, agressions chimiques. Le FRAC de ma région est une forteresse assiégée. « L’idéal – nous dit Monsieur Loyal – ce serait que les œuvres ne sortent jamais de la réserve. Mais bon, ça n’est pas possible, n’est-ce pas ? » Nous baissons la tête. Au moment de vider les lieux, bon dernier, on me donne un imprimé et une brochure. L’imprimé présente la première des conférences d’un cycle visant à célébrer le quart de siècle du FRAC de ma région. « L’art contemporain n’existe pas » précède ainsi « L’abstraction n’existe pas », « Le paysage n’existe pas », « Le corps n’existe pas » ainsi que « Et si tu n’existais pas… ». Ce sont des anti-conférences me confie la brochure qui me renseigne du même coup sur la nature d’une anti-conférence : « une anti-conférence n’est pas une conférence ». Moi-même je ne me sens pas très bien. De retour chez moi, je constate qu’une importante tache blanche zèbre le dos de ma veste. Visiblement de la craie. Probablement issue du tableau noir exposé dans la petite pièce du FRAC de ma région… Ai-je détruis une œuvre ? Dois-je considérer ma maladresse comme la prémisse prometteuse d’une activité artistique ? Aurais-je donc « produit » ce matin même en dépit de mon activité salariée ? J’ai, en tous cas, indéniablement pris sur moi… un peu du grand cube vide et blanc.



PS : Il y a de très belles œuvres dans le FRAC de ma région. Une sculpture de Paolo Grassino. Une photographie de Paul Graham. Une autre de Pierre Gonnord. Une autre encore d’Éric Baudelaire. Plusieurs de Dove Allouche en référence à Tarkovski. Une pièce superbe de Georges Rousse. Le FRAC de ma région est un musée d’art contemporain tout à fait digne d’intérêt. Il fallait que ce soit dit. Aussi.

jeudi 4 mars 2010

J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire

“I‘ve seen things you people wouldn’t believe.
Attack ships on fire off the shoulder of Orion.
I watched c-beams … glitter in the dark near Tanhauser Gate.
All those … moments will be lost … in time, like tears … in rain. Time… to die.”






J’aime la science-fiction. C’est amusant la science-Fiction. Ce qui est amusant avec la science-fiction c’est de voir où et en quoi le présent la rattrape.


Mably, 2009 :


À Noël j’ai fait comme tout le monde. J’ai offert à ma mère un de ces cadres numériques qui permet de faire défiler les souvenirs. Pour cela, il faut paramétrer l’appareil. C'est-à-dire qu’il faut définir le nombre et les modalités d’apparition des souvenirs. Leur taille. Leur orientation. Leur temps d’affichage. La transition entre chacun d’entre eux. Mais il faut surtout choisir les souvenirs eux-mêmes. Pour ensuite les introduire dans l’appareil au moyen d’une clé USB ou d’un ordinateur. Ma mère ne connait rien aux ordinateurs. À vrai dire elle n’en possède pas. Et les seules clés qu’elle a à sa disposition n’ouvrent jamais que des portes. Il m’incombait donc d’accomplir la partie technique de l’entreprise. Seulement voilà, on sait ce que c’est, le jour de Noël le temps m’a manqué. Et ensuite j’ai oublié. Oubliés les souvenirs et leurs conditions de fonctionnement. Et le cadre est là, posé sur la télévision, noir et brillant, impénétrable comme le monolithe de 2001. Et autour de lui, d’autres cadres, en bois ou en verre, contenant, eux, des photographies… Ma mère l’aime beaucoup ce cadre. Elle m’en parle parfois. Le fait que, bientôt, il contiendra des images la fascine. Et du coup il me faut bien reconnaître qu’il y a là une étrangeté. Comme un peu de science-fiction au présent…

Ce sont là choses amusantes que la science et la fiction. Ce sont là choses qui produisent des théories. Ainsi que des romans et des films à leurs suites. Des romans et des films où, on le sait, des androïdes rêvent parfois de photos de famille.


Los Angeles, 2019 :


Évidemment dans Blade Runner les voitures volent. Dès qu’il faut « faire » science-fiction, il est préférable de faire voler les voitures plutôt que de faire rouler les avions. Au-delà de ce décorum, le film montre une ville embrumée et peuplée de robots à visages humains, dotés d’une durée de vie très limitée et auxquels des souvenirs d’enfances jamais vécues ont été implantés. La plupart des personnages du film font une fixation sur les photographies. Chacun d’entre eux en possède, les gardent sur lui comme un bien précieux. C’est émouvant, au final. Parce que c’est de l’amour. Et de l’amour physique encore. En 2019, à Los Angeles, les photographies n’ont pas encore été dématérialisées. Dix ans plus tôt, à Mably, si. À présent, tout dans Blade Runner appelle le passé (le détective, la femme fatale et les photos jaunies…). Au présent, un détail – le cadre noir de l’avenir – aspire la maison de ma mère vers le futur…

La vie matérielle des souvenirs en 2010, c’est bel et bien du passé. Même à Mably. Bien sûr à L.A. les voitures volent. Bien sûr. C’est un cliché. Mais pour ce qui est de la photo c’est bien fini. Quelque chose a déjà rattrapé le futur. Quelque chose qui fait davantage de Blade Runner un témoignage sur ce qu’à été la photographie que sur ce que va devenir l’industrie automobile d’ici dix ans. Car aujourd’hui la photo est d’un usage éphémère, s’affiche et s’efface d’un même geste au cœur de réseaux où les traces se perdent, sert à communiquer bien d’autres choses qu’elle-même sur Internet, devient moyen de rencontres. À Mably en 2010, les voitures ne volent toujours pas mais les téléphones font des photographies. Et avec eux la photo s’est replongée dans le cours de l’Histoire. Elle n’est plus cette borne fixe qui témoignait d’un peu de vérité sur les bords. Elle a repris une route dont elle est maintenant l’un des flux. La photo est devenue cet autoportrait à bout de bras réalisé au moyen d’un téléphone.

Que penseront de tout cela les hommes du futur ? Ceux qui se déplaceront, c’est certain, dans des Twingo volantes… Probablement qu’une étrange mutation régnait sur terre au début du 21ème siècle, qu’un singulier canon de beauté dictait aux visages une loi non moins singulière : ce sera pour eux cette période de l’Histoire où l’être humain se caractérisait par un gros nez…


mardi 2 mars 2010

L'esprit de la ruche

Oui. C’est vrai. C’est bien là la triste vérité. Les soirées costumées c’est de la merde. Pas le genre de soirée dont on fait son miel. Je ne le sais que trop tant il est vrai que, grimé en abeille géante, je me suis un jour rendu à une telle réjouissance. Après cet aveu humiliant on me pardonnera, je l’espère, l’absence d’un témoignage photographique. Il existe. Mais il est trop tôt pour l’exhiber ici. C’est au-dessus de mes forces. Dix ans après les faits, l’humiliation m’impose encore sa loi d’airain. Que dire pour ma défense ? Que dire pour expliquer comment j’en suis venu à grossir les rangs patauds et tourmentés de ceux qui se sont un jour rendus – pieds et poings liés – à une soirée costumée ? J’étais jeune ? J’avais faim ? Ce n’est pas moi sur les photos ? C’en est un autre que le ridicule à sûrement tué depuis lors ? C’est une bien grosse abeille que nous avons-là, parmi ces gens excentriques ?

Non, décidemment cette photo que je regarde fiévreusement serait superfétatoire. Que jetterait-elle, malpropre, à la face du monde ? Un vieux bonnet de bain flasque et luisant surmonté de deux fils de fer rachitiques aux extrémités desquels, branlants et vermoulus, deux bouchons de champagne peints en noir achèvent de simuler deux antennes. Au-dessous, au-dessous de tout, un visage en quête d’anonymat et barré pour ce faire d’une imposante paire de lunettes fumées. Une barbe de trois jours née des amours monstrueuses de l’angoisse propre à l’idée d’apparaître vêtu de la sorte et de l’effroi lucide que tout cela n’en restera pas au stade de l’idée, vient compléter l’abominable spectacle de l’homme subitement défait de sa dignité la plus élémentaire. Car déjà c’est l’insecte qui triomphe ! Ensaché dans une ignominieuse boule duveteuse, molle et épaisse, aux entournures gênées de laquelle d’innombrables rayures jaunes et noires l’enserrent impitoyablement, le corps humain – le mien ! – n’est plus qu’un souvenir have et brumeux. Et il faut avancer, malhabile et bouffon, parmi la foule des angelots et des diablotins qui me séparent du bar. Car le bar est la seule issue dans ce genre de féérie dansante emperruquée. On le sait bien. Mais on ne peut faire que ce que le costume nous permet... Il régit toutes lois désormais. Et celle de la pesanteur en premier lieu. De grotesques collants également bigarrés viennent alors en renforts pour exhiber la cuisse fébrile, pour trahir le mollet chafouin qui regimbent. Enfin, une vieille paire de baskets américaines repeinte aux couleurs de l’infâme extermine à la base toute velléité d’humanité. Et cette métamorphose folle, cette aberration, qu’aucune nature même à ses heures les plus cruelles n’a pu imaginer d’elle-même, se fige sous mes yeux dans le miroir mal intentionné dont les soirées costumées les plus perverses ne font que rarement l’économie. Me voici fauché par cette vision comme à la parade, la monstrueuse parade, l’ignominieuse farandole dont il me semble être la victime expiatoire. Je suis cette chose impie, créée de toutes pièces par ma déplorable complicité avec ce qu’une société compte de plus dégénéré en termes de rituel ! C’est à peine si quelques cheveux dépassent de sous mon crane plastifié pour trahir encore un peu de cette humanité qui fait tant défaut à mon corps boursouflé. Flattant un certain sens du tragique, je pourrais alors penser à La Mouche de David Cronenberg, mais il n’y a hélas ici que la mèche de David Kronenbourg ! Oui, en vérité je me le dis, il n’y a plus que Maya ici ! Et c’est de fait à un sacrifice que je m’abandonne, là, accoudé au bar, butinant d’une trompe fiévreuse un cocktail hélas sans alcool ! Cette pauvre chose c’est moi ! Au beau milieu d’une ruche que tous, ce soir-là et avec des fortunes diverses, nous cherchons à nous piquer. Parce qu’on ne se reconnait pas soi-même sous nos hardes d’histrions de fortune, de Colombines et d’Arlequins abâtardis. Parce le monde entier nous reconnaît lui du premier coup d’œil, augure déprimante. Je porte laid et je le vaux bien… L’air est épais autour, à couper au couteau… Il fait une chaleur à crever dans cette grosse abeille dodelinante qu’il me faut bien encore habiter quelques heures… Et les cocktails se succèdent, apportent leurs pierres poisseuses à l’édifice gluant de la sudation. Je suis ma propre tourbière ! Un marécage où viennent s’enfoncer lentement les regards ! Car le monde entier me scrute l’abdomen avec de petits yeux cruels ! Si ! L’abdomen informe de la créature dont je ne suis plus à présent que le jouet pantelant est un objet d’intense contemplation pour les chérubins et les succubes qui m’entourent. Y figure une lettre majuscule, un « I » pour être plus précis. Car mon costume, figurez-vous, me tient lieu ce soir-là d’introduction et de conduite au cœur du babillage mondain. Pourquoi un « I », me demande-t-on, inquiet ? Pourquoi diable un « I » sur une abeille ? Le thème de cette soirée n’était-il pas « Enfer et paradis » ? Que fais-tu là, hyménoptère ? Une soirée ! Toute une longue soirée – petite agonie alvéolée de honte – à répéter à qui veut bien l’entendre : « Je suis l’abeille « I » ! Je suis l’abeille « I » ! » Couronnement ! Un jeu de mot d’une laborieuse stupidité vient ajouter à mon embarras d’ouvrière du spectacle qui toujours doit continuer !

Pour en finir, je ne peux dire qu’une chose : de toutes les options qui permettent à l’homme de goût fourvoyé de négocier plus ou moins efficacement le marigot glaireux que ne manque jamais d’être une soirée costumée, la pire reste de devenir la reine de la soirée ! Promotion d’abeille, rien de plus ! Bien ingrat postulat et juste retour de flammes pour qui se damnerait pour le premier jeu de mot venu…