mercredi 17 mars 2010

"Maman ?"

Partons d’un postulat qui me sied dans la mesure où il me permet de me sentir moins seul : vous avez passé une adolescence oppressante au contact d’une mère abusive qui n’a de fait évité aucun des écueils qui visaient à vous ôter toute latitude jusqu’à la fin de vos jours. Vous savez bien, vous, que tous les reproches bien légitimes que l’on peut imputer à un Etat obsédé par la sécurité devraient l’être en premier lieu à la plupart des mères en état d’exercer. Vous le savez bien dis-je : vous avez grandi dans un commissariat !

Très tôt, le plus tôt possible, vous vous êtes mis en quête d’une activité salariée dans le but d’acquérir l’indépendance indispensable pour espérer échapper à l’emprise maternelle. Avisant la porte entrouverte de l’administration, vous vous êtes engouffré, disons le tout de go, dans l’Education Nationale… Vous avez été muté en un lieu riant ou méphitique mais dont la qualité première était d’être situé en un point géographique que vous estimiez suffisamment éloigné des terres sur lesquelles votre génitrice ne manque pas de régner sans partage. En dépit des contraintes du salariat force vous a été de constater que votre espace vital s’en est rapidement trouvé démultiplié de façon exponentielle. Mais là, au moment où la vie semblait reprendre ses droits, voici que s’est dressé devant vous un inspecteur de l’Education Nationale !

Bouffre ! Sacrebleu ! Il ne vous faut que quelques instants pour déceler en lui une bien sournoise nature : un inspecteur de l’Education Nationale, c’est un peu comme une mère… ou un père. A ce stade de la compétition et en dépit du type de rapport que vous entretenez avec vos parents, c’est égal : vous revoilà, enfant, face à l’image même de la responsabilité et du sérieux, l’adulte ! Celui dont le but, à peine dissimulé derrière une bonhommie plus ou moins affichée, est de régir votre vie en vous vantant continuellement la liberté d’action qui vous est octroyée. A l’entendre, ses largesses à votre endroit sont sans limites. A le voir vous êtres brusquement convaincu du contraire. Subséquemment, l’être encravaté qui vient de s’immiscer avec un naturel désarmant dans votre généalogie n’a de cesse de vous proposer, par l’entremise de diverses flatteries et l’évocation régulière du prestige de la Nation, mille besognes qu’il vous faudrait accepter si vous aviez un plan de carrière. Or vous n’avez même pas de plan B et le travail ne vous fascine que lorsque vous regardez, en peignoir fleuri et depuis les fenêtres de votre appartement, les autres s’acharner pendant des heures dans un bureau ou sur un coin de bitume… Toujours est-il que l’inspecteur de l’Education Nationale devient un peu une sorte de parent adoptif donc.

Expliquons-nous à l’aide du précieux concours d’un pop philosophe d’excellente tenue. Slavoj Zizek propose une distinction amusante entre le père postmoderne et le père autoritaire classique. Alors que le second impose à sa fille d’aller dimanche voir grand-mère parce que « c’est comme ça », le premier rappelle à l’enfant, sans insister, à quel point sa grand-mère l’aime… mais ajoute de n’aller voir cette dernière que si cela fait vraiment plaisir à la fillette. Je suis encore un enfant. Je comprends donc fort bien ce genre d’argumentaire. Je sais qu’il n’est bien évidemment pas neutre, qu’il implique lui aussi une demande. Une demande vicieuse : non seulement il faut aller voir mémé mais cela doit encore être un plaisir ! De quelle ingratitude ferait preuve la fillette si tel n’était pas le cas… On retire alors à l’enfant sa possibilité de révolte puisque c’est d’elle que doit émaner le désir irrépressible de passer une après-midi poussiéreuse entre des gâteaux à la date de péremption douteuse et le radotage d’une horloge aussi vermoulue que sa propriétaire… Ce n’est plus le père qui exige la visite faite à Mémé, mais bien plutôt, aux yeux de l’enfant, l’ordre des choses qui l’implique. Le monde du travail n’agit pas autrement : il s’agit d’intérioriser la contrainte. De l’intérioriser grave. De l’intérioriser profond. De l’intérioriser quelque chose de bien ! Au point que la contrainte parait sourdre du rythme du monde lui-même. C’est lui qui fixe les cadences et les valeurs d’efficacité, de productivité… Toute chose ne devenant que « condition nécessaire » pour s’inscrire dans le paradigme actuel. Le grand enfant n’a ainsi que lui-même à blâmer pour ses insuffisances, ses doutes, ses hésitations. A celui qui s’inscrit parfaitement dans le cadre des ces contraintes, de ces exigences, le caractère à présent « naturel », « nécessaire », ne peut que lui interdire tout sentiment de reconnaissance. Il est dans la norme : on ne le remerciera pas pour cela.

Lorsque vous sentez que vous allez craquer, il vous faut savoir que votre seule chance de vous en sortir est de ne pas oublier. N’oubliez pas que votre nouvelle mère ne vous aime pas, même s’il peut arriver qu’elle vous apprécie. N’oubliez pas que vous non plus vous ne l’aimez pas même si. N’oubliez pas que c’est ce lien affectif qui rend pour tout dire impossible une relation saine avec votre mère biologique. N’oubliez pas cela car c’est votre seule force.

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