jeudi 4 mars 2010

J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire

“I‘ve seen things you people wouldn’t believe.
Attack ships on fire off the shoulder of Orion.
I watched c-beams … glitter in the dark near Tanhauser Gate.
All those … moments will be lost … in time, like tears … in rain. Time… to die.”






J’aime la science-fiction. C’est amusant la science-Fiction. Ce qui est amusant avec la science-fiction c’est de voir où et en quoi le présent la rattrape.


Mably, 2009 :


À Noël j’ai fait comme tout le monde. J’ai offert à ma mère un de ces cadres numériques qui permet de faire défiler les souvenirs. Pour cela, il faut paramétrer l’appareil. C'est-à-dire qu’il faut définir le nombre et les modalités d’apparition des souvenirs. Leur taille. Leur orientation. Leur temps d’affichage. La transition entre chacun d’entre eux. Mais il faut surtout choisir les souvenirs eux-mêmes. Pour ensuite les introduire dans l’appareil au moyen d’une clé USB ou d’un ordinateur. Ma mère ne connait rien aux ordinateurs. À vrai dire elle n’en possède pas. Et les seules clés qu’elle a à sa disposition n’ouvrent jamais que des portes. Il m’incombait donc d’accomplir la partie technique de l’entreprise. Seulement voilà, on sait ce que c’est, le jour de Noël le temps m’a manqué. Et ensuite j’ai oublié. Oubliés les souvenirs et leurs conditions de fonctionnement. Et le cadre est là, posé sur la télévision, noir et brillant, impénétrable comme le monolithe de 2001. Et autour de lui, d’autres cadres, en bois ou en verre, contenant, eux, des photographies… Ma mère l’aime beaucoup ce cadre. Elle m’en parle parfois. Le fait que, bientôt, il contiendra des images la fascine. Et du coup il me faut bien reconnaître qu’il y a là une étrangeté. Comme un peu de science-fiction au présent…

Ce sont là choses amusantes que la science et la fiction. Ce sont là choses qui produisent des théories. Ainsi que des romans et des films à leurs suites. Des romans et des films où, on le sait, des androïdes rêvent parfois de photos de famille.


Los Angeles, 2019 :


Évidemment dans Blade Runner les voitures volent. Dès qu’il faut « faire » science-fiction, il est préférable de faire voler les voitures plutôt que de faire rouler les avions. Au-delà de ce décorum, le film montre une ville embrumée et peuplée de robots à visages humains, dotés d’une durée de vie très limitée et auxquels des souvenirs d’enfances jamais vécues ont été implantés. La plupart des personnages du film font une fixation sur les photographies. Chacun d’entre eux en possède, les gardent sur lui comme un bien précieux. C’est émouvant, au final. Parce que c’est de l’amour. Et de l’amour physique encore. En 2019, à Los Angeles, les photographies n’ont pas encore été dématérialisées. Dix ans plus tôt, à Mably, si. À présent, tout dans Blade Runner appelle le passé (le détective, la femme fatale et les photos jaunies…). Au présent, un détail – le cadre noir de l’avenir – aspire la maison de ma mère vers le futur…

La vie matérielle des souvenirs en 2010, c’est bel et bien du passé. Même à Mably. Bien sûr à L.A. les voitures volent. Bien sûr. C’est un cliché. Mais pour ce qui est de la photo c’est bien fini. Quelque chose a déjà rattrapé le futur. Quelque chose qui fait davantage de Blade Runner un témoignage sur ce qu’à été la photographie que sur ce que va devenir l’industrie automobile d’ici dix ans. Car aujourd’hui la photo est d’un usage éphémère, s’affiche et s’efface d’un même geste au cœur de réseaux où les traces se perdent, sert à communiquer bien d’autres choses qu’elle-même sur Internet, devient moyen de rencontres. À Mably en 2010, les voitures ne volent toujours pas mais les téléphones font des photographies. Et avec eux la photo s’est replongée dans le cours de l’Histoire. Elle n’est plus cette borne fixe qui témoignait d’un peu de vérité sur les bords. Elle a repris une route dont elle est maintenant l’un des flux. La photo est devenue cet autoportrait à bout de bras réalisé au moyen d’un téléphone.

Que penseront de tout cela les hommes du futur ? Ceux qui se déplaceront, c’est certain, dans des Twingo volantes… Probablement qu’une étrange mutation régnait sur terre au début du 21ème siècle, qu’un singulier canon de beauté dictait aux visages une loi non moins singulière : ce sera pour eux cette période de l’Histoire où l’être humain se caractérisait par un gros nez…


1 commentaire:

  1. Le cadre photo numérique non utilisé pour projeter des photos est, il faut bien le dire, la meilleure utilisation que l'on puisse en faire, et cet "oubli" que vous évoquez ci-dessus mérite respect et considération, ouvrant la porte à l'imaginaire. Car, quoi de plus inutile qu'un cadre photo numérique, affichant dans une lente agonie un souvenir après l'autre, le précédent effacé par le suivant, effacé par le suivant, effacé par le suivant, effacé par le suivant, ou même la mémoire est virtualisée pour être confiée à un objet. Plus de mémoire : Que des objets.

    Un cadre photo numérique et nucléaire...

    Quand les souvenirs oubliés tuent les ours blancs ....

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