mardi 2 mars 2010

L'esprit de la ruche

Oui. C’est vrai. C’est bien là la triste vérité. Les soirées costumées c’est de la merde. Pas le genre de soirée dont on fait son miel. Je ne le sais que trop tant il est vrai que, grimé en abeille géante, je me suis un jour rendu à une telle réjouissance. Après cet aveu humiliant on me pardonnera, je l’espère, l’absence d’un témoignage photographique. Il existe. Mais il est trop tôt pour l’exhiber ici. C’est au-dessus de mes forces. Dix ans après les faits, l’humiliation m’impose encore sa loi d’airain. Que dire pour ma défense ? Que dire pour expliquer comment j’en suis venu à grossir les rangs patauds et tourmentés de ceux qui se sont un jour rendus – pieds et poings liés – à une soirée costumée ? J’étais jeune ? J’avais faim ? Ce n’est pas moi sur les photos ? C’en est un autre que le ridicule à sûrement tué depuis lors ? C’est une bien grosse abeille que nous avons-là, parmi ces gens excentriques ?

Non, décidemment cette photo que je regarde fiévreusement serait superfétatoire. Que jetterait-elle, malpropre, à la face du monde ? Un vieux bonnet de bain flasque et luisant surmonté de deux fils de fer rachitiques aux extrémités desquels, branlants et vermoulus, deux bouchons de champagne peints en noir achèvent de simuler deux antennes. Au-dessous, au-dessous de tout, un visage en quête d’anonymat et barré pour ce faire d’une imposante paire de lunettes fumées. Une barbe de trois jours née des amours monstrueuses de l’angoisse propre à l’idée d’apparaître vêtu de la sorte et de l’effroi lucide que tout cela n’en restera pas au stade de l’idée, vient compléter l’abominable spectacle de l’homme subitement défait de sa dignité la plus élémentaire. Car déjà c’est l’insecte qui triomphe ! Ensaché dans une ignominieuse boule duveteuse, molle et épaisse, aux entournures gênées de laquelle d’innombrables rayures jaunes et noires l’enserrent impitoyablement, le corps humain – le mien ! – n’est plus qu’un souvenir have et brumeux. Et il faut avancer, malhabile et bouffon, parmi la foule des angelots et des diablotins qui me séparent du bar. Car le bar est la seule issue dans ce genre de féérie dansante emperruquée. On le sait bien. Mais on ne peut faire que ce que le costume nous permet... Il régit toutes lois désormais. Et celle de la pesanteur en premier lieu. De grotesques collants également bigarrés viennent alors en renforts pour exhiber la cuisse fébrile, pour trahir le mollet chafouin qui regimbent. Enfin, une vieille paire de baskets américaines repeinte aux couleurs de l’infâme extermine à la base toute velléité d’humanité. Et cette métamorphose folle, cette aberration, qu’aucune nature même à ses heures les plus cruelles n’a pu imaginer d’elle-même, se fige sous mes yeux dans le miroir mal intentionné dont les soirées costumées les plus perverses ne font que rarement l’économie. Me voici fauché par cette vision comme à la parade, la monstrueuse parade, l’ignominieuse farandole dont il me semble être la victime expiatoire. Je suis cette chose impie, créée de toutes pièces par ma déplorable complicité avec ce qu’une société compte de plus dégénéré en termes de rituel ! C’est à peine si quelques cheveux dépassent de sous mon crane plastifié pour trahir encore un peu de cette humanité qui fait tant défaut à mon corps boursouflé. Flattant un certain sens du tragique, je pourrais alors penser à La Mouche de David Cronenberg, mais il n’y a hélas ici que la mèche de David Kronenbourg ! Oui, en vérité je me le dis, il n’y a plus que Maya ici ! Et c’est de fait à un sacrifice que je m’abandonne, là, accoudé au bar, butinant d’une trompe fiévreuse un cocktail hélas sans alcool ! Cette pauvre chose c’est moi ! Au beau milieu d’une ruche que tous, ce soir-là et avec des fortunes diverses, nous cherchons à nous piquer. Parce qu’on ne se reconnait pas soi-même sous nos hardes d’histrions de fortune, de Colombines et d’Arlequins abâtardis. Parce le monde entier nous reconnaît lui du premier coup d’œil, augure déprimante. Je porte laid et je le vaux bien… L’air est épais autour, à couper au couteau… Il fait une chaleur à crever dans cette grosse abeille dodelinante qu’il me faut bien encore habiter quelques heures… Et les cocktails se succèdent, apportent leurs pierres poisseuses à l’édifice gluant de la sudation. Je suis ma propre tourbière ! Un marécage où viennent s’enfoncer lentement les regards ! Car le monde entier me scrute l’abdomen avec de petits yeux cruels ! Si ! L’abdomen informe de la créature dont je ne suis plus à présent que le jouet pantelant est un objet d’intense contemplation pour les chérubins et les succubes qui m’entourent. Y figure une lettre majuscule, un « I » pour être plus précis. Car mon costume, figurez-vous, me tient lieu ce soir-là d’introduction et de conduite au cœur du babillage mondain. Pourquoi un « I », me demande-t-on, inquiet ? Pourquoi diable un « I » sur une abeille ? Le thème de cette soirée n’était-il pas « Enfer et paradis » ? Que fais-tu là, hyménoptère ? Une soirée ! Toute une longue soirée – petite agonie alvéolée de honte – à répéter à qui veut bien l’entendre : « Je suis l’abeille « I » ! Je suis l’abeille « I » ! » Couronnement ! Un jeu de mot d’une laborieuse stupidité vient ajouter à mon embarras d’ouvrière du spectacle qui toujours doit continuer !

Pour en finir, je ne peux dire qu’une chose : de toutes les options qui permettent à l’homme de goût fourvoyé de négocier plus ou moins efficacement le marigot glaireux que ne manque jamais d’être une soirée costumée, la pire reste de devenir la reine de la soirée ! Promotion d’abeille, rien de plus ! Bien ingrat postulat et juste retour de flammes pour qui se damnerait pour le premier jeu de mot venu…

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