mardi 23 mars 2010

Second life

Cette nuit, j’ai rêvé de David Cronenberg. Il mangeait des frites. Je les lui avais préparées. C’est mon métier. Dans mes rêves. Enfin tenir une baraque à frites n’est pas le métier de mes rêves. Je n’ai jamais rêvé, enfant, de devenir marchand de frites, même si, enfant toujours, j’aimais beaucoup cela. Les frites. Disons que régulièrement c’est le métier que j’exerce lorsque je rêve et que la nuit dernière un réalisateur canadien de renom s’est décidé à m’acheter un cornet. David Cronenberg, donc. Face à lui, avec mon tablier et mon couteau éplucheur – oui, jamais de frites surgelés dans ma baraque ni dans aucun de mes rêves, j’y tiens –, face à lui disais-je, et bien j’avais l’air d’avoir fait ça toute ma vie. Des frites. Lorsque je n’ai pas de client – ce qui est rare, les autres baraques environnantes ne proposant que des frites surgelées – j’essaye de savoir comment se nomme mon petit commerce. Oui, voilà plusieurs nuits que je tente de lire l’inscription qui figure sur la devanture de mon échoppe. Sans succès. Parfois je n’arrive pas à me pencher suffisamment. Parfois la typographie me parait indéchiffrable. Parfois encore un client m’interrompt. J’ai bien essayé de cuisiner Monsieur Cronenberg qui était mieux placé que moi pour apprécier la façade et ses subtilités mais rien n’y a fait. Quand je lui ais demandé le nom de la boutique, il m’a regardé d’un air vaguement surpris, puis il m’a demandé si les frites étaient surgelées. Je me suis contenté de prendre l’air vexé et les choses en sont restées là. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Il aurait préféré que je lui dise que j’aimais beaucoup ce qu’il faisait peut-être ? Bon, en dehors du fait que je ne sais pas où je travaille, en dedans il fait bon vivre. C’est vrai j’y suis heureux dans ma baraque. C’est un bonheur simple dans une épaisse odeur de graillon. Après tout, marchand de frites c’est un métier authentique, c’est un métier honnête et c’est un métier sympathique qui fait plaisir à toute la famille. Et puis c’est un métier qui permet parfois de rencontrer une célébrité, un réalisateur de cinéma internationalement reconnu dont on aime beaucoup ce qu’il fait par exemple. Tout le monde aime les frites quand elles ne sont pas surgelées. David Cronenberg aime les frites. C’est un point sur lequel ses nombreux exégètes ne se sont à ma connaissance jamais attardés.

Malgré tout, je n’ai pas été enchanté de cette visite inattendue. Je le reconnais. D’ailleurs dès que je l’ai eu reconnu et bien il m’a un peu gavé Crony. C’est vrai, qu’est-ce qu’il foutait devant chez moi d’abord. Personne ne vend de frites au Canada ? Des fois on se demande, non ?

De par mon vrai métier, enfin je veux dire de par celui que j’exerce quand je suis éveillé, je vais bientôt devoir parler à certains de mes semblables de l’œuvre de David Cronenberg. Parler en public m’angoisse. J’ai l’impression que je ne vais pas savoir quoi dire. Ou bien je sais quoi dire mais je doute fortement des raisons qui pourraient me pousser à le faire. Cronenberg ? Pour aller vite disons qu’après avoir débuté dans le cinéma d’horreur bon marché dans les années 70, être devenu le pape du fantastique des années 80 et avoir connu la reconnaissance avec des drames psychologiques dans les années 90, le cinéaste s’est, ces dernières années, tourné vers le polar, de façon apparemment surprenante mais avec toujours autant de bonheur. A history of violence et Les Promesses de l’ombre représentent cette dernière manière du cinéaste. Tous deux sont interprétés par un Viggo Mortensen minimaliste. Dans le premier il interprète un ex-tueur devenu bon père de famille et honnête cafetier dans un bled paumé des États-Unis. Dans le second il est l’homme de main favori du fils d’un chef de famille mafieuse russe à Londres (!) et le fils spirituel de ce dernier au grand dam du fils légitime (qu’interprète Vincent Cassel) qui fait d’ailleurs un véritable transfert sur son larbin. Chez le réalisateur d’Existenz, Mortensen est un avatar. Il recherche – comme beaucoup d’amateurs de jeux vidéo – un certain ancrage, une certaine stabilité dans un univers aisément sous contrôle, le cliché de la petite vie, de la petite ville, dans le premier film. Il est dans le second tout ce que Vincent Cassel ne sera jamais : plus beau, plus fort, plus intelligent, plus apte en tout (ce qui est ici vrai pour les personnages l’est aussi pour leurs deux interprètes !). Il incarne une inquiétante mais en apparence fort sereine fluidité identitaire. En cela, ces deux polars n’ont rien de surprenant dans la filmographie de l’auteur de Crash et de Dead Ringers où tout est affaire de fictions partageables avec d’autres, d’histoires qu’on se raconte comme on se fabrique des refuges, de régressions de toutes sortes tournées vers des ailleurs fantasmatiques, de voiles, d’écrans sur lesquels sont projetés les désirs et les manques. Il me semble que le jeu vidéo constitue une excellente entrée pour la compréhension de ces films.

Bon, moi, en ce moment, j’ai moins le temps de jouer. Parce que mon autre vie me prend beaucoup de temps. Alors dans ma deuxième vie, je vends des frites. Et j’en suis satisfait. L’absence de responsabilité. Les joies simples de l’enfance. L’activité constante, mécanique, qui permet d’échapper aux préoccupations. Dans mes rêves je suis âpre au gain, dur à la tâche. J'ai un visage buriné par le temps, des mains calleuses, de vraies mains d'ouvrier, et le regard fatigué de qui connait la vie. Tout serait parfait… Si seulement David Cronenberg pouvait aller acheter ses frites ailleurs ! Ou au moins répondre à mes questions !

1 commentaire:

  1. Bon. OK. David Cronenberg aime les frites. Mais est il lui même surgelé?

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