jeudi 25 mars 2010

Cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements

Chaque matin, pendant la semaine, je suis réveillé par ma chaîne hi-fi qui est programmée pour se mettre à diffuser France-Culture à l’heure la plus tardive possible à laquelle je puisse me lever et être encore à l’heure à mon travail. Or par les hasards combinés de mes horaires de travail et de la grille des programmes de France Culture, je suis réveillé chaque matin par la voix d’Alexandre Adler qui fait sa chronique sur les relations internationales. Alors, je ne sais pas, peut-être qu’à force de s’insinuer jour après jour dans mon esprit vulnérable car encore abruti de sommeil, Alexandre Adler a fini par prendre le contrôle de mon cerveau, mais je me dis que finalement, en y réfléchissant bien, j’aime Alexandre Adler.

Pourtant, il n’est guère aimé, apparemment, Alexandre Adler : vaguement historien, vaguement universitaire, ancien communiste passé au soutien à Nicolas Sarkozy, journaliste disant absolument n’importe quoi chaque jour que Dieu fait sur les ondes de France Culture… il y aurait pour bien des gens des raisons de ne pas l’aimer.

Mais c’est précisément le fait qu’il dise n’importe quoi que j’apprécie. Et quand je dis « il dit n’importe quoi », je n’exprime pas vraiment une opinion personnelle. D’abord, moi, je ne suis pas spécialiste de ce dont il parle et ne peut donc pas vraiment le critiquer en connaissance de cause. Ensuite, je l’ai dit, quand il parle le matin, j’ai toujours la tête dans le pâté, donc je ne comprends de toutes façons rien à ce qu’il dit. Mais surtout, il le dit lui-même qu’il dit n’importe quoi ! Et souvent encore ! Combien de fois s’est-il lancé dans des prévisions échevelées qui ne se sont jamais réalisées ? À tel point que maintenant, quand il lance une nouvelle prophétie délirante, il prévient que de toute façon, chaque fois qu’il prédit quelque chose, il se plante complètement et que ce n’est donc pas la peine de l’écouter.

Pourtant, il faut l’écouter, mais en acceptant de lâcher prise. Son charme réside dans son style. J’ai éprouvé le même sentiment en écoutant la météo marine sur France Inter : je ne comprend rien, ça ne me sert à rien, mais ça fait rêver et voyager en pensée par l’évocation de noms mystérieux. Alexandre Adler décrit le Burundi ou la Birmanie comme s’il y avait vécu toute sa vie, évoque les dialectes, les coutumes, l’odeur des épices, les couleurs chatoyantes des tentures et des tapis, il cite les poètes persans, parle du bon temps qu’il a passé hier encore avec son vieil ami le Ministre japonais de la pêche ou le directeur de la Banque Centrale de Nouvelle Zélande comme si c'était vrai, il décrit les fleuves et les montagnes, les forêts profondes et les villes inconnues, il nous révèle en murmurant les pensées intimes des présidents et des capitaines d’industrie, dévoile les plans à l’intérieur des plans, évoque le passé, révèle le présent, prédit l’avenir ! Alexandre Adler est un poète. J’ai le même sentiment en entendant avec la tête dans le cul Alexandre Adler faire sa chronique internationale qu’en lisant les Illuminations de Rimbaud.

« Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plateformes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver. »

J’aime Alexandre Adler.

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