mardi 27 décembre 2011

Tentation de l’exotisme au Quai Branly

L’exotisme. Voilà l’ennemi. On ne se méfie jamais assez de notre goût pour l’exotisme. Ce goût qui nous fait penser que ce qui est différent de nous est forcément mieux, ou même simplement, forcément intéressant. Alors que ce qui est différent de nous est, simplement, différent de nous, c’est-à-dire qu’on ne le comprend pas. Le goût pour l’exotisme est le double positif du racisme. Les deux sont des approches aberrantes de la réalité.







On part en voyage dans des pays exotiques. On nous y fournit ce que les gens du coin s’imaginent que l’on pense de leur pays et nous pensons en retour que ce qu’on nous fournit est authentique. Je passe tous les jours devant la Taverne Karlsbraü de la rue Coquillère dans le Ier arrondissement de Paris. Elle est installée dans un bâtiment haussmanien que les architectes et les décorateurs du groupe Karlsbraü ont grotesquement maquillé en maison alsacienne traditionnelle : faux colombages et poutres apparentes en plastique, géraniums aux couleurs criardes aux fenêtres, enseignes faussement anciennes écrites en gothique de bouteille de vin. Monstrueux. Je ne passe pourtant jamais devant sans voir deux ou trois japonais qui le prennent religieusement en photo, sincèrement émus d’être tombés ainsi sur un si bel exemple d’architecture française ancienne.






La nourriture est sans doute le lieu où notre goût pervers pour l’exotisme s’épanouit le plus. Je m’y laisse prendre, comme tout le monde. Ainsi, l’autre jour, un collègue de bureau revenait du Japon. Ah, le Japon : que voilà un merveilleux pays pour fantasmer sur des gens auxquels on ne comprend rien. Et leur cuisine ! Quel délicieux n’importe quoi : des algues, du poisson cru, des œufs pourris… non, les œufs pourris, c’est les chinois, je crois… je ne sais plus. Bref. Ce collègue revenait du Japon. Il a donc rapporté quantité de petites horreurs pour faire rire ses camarades de bureau. Nous avons donc, comme il se doit, fait état de notre émerveillement goguenard devant les biscuits apéritifs au poisson, les chips aux algues et autres mignardises improbables. Puis on s’est remis au travail. Pas que ça à faire, non plus.

Quelques heures plus tard, je repasse à la cuisine du bureau pour me faire un café. En attendant que l’eau soit chaude, j’avise le tas de mignardises nippones qui traine là et je me dis que je pourrais bien en goûter une autre. Ça m’occuperait un peu. Je m’empare donc d’une boîte couverte de nombreuses inscriptions criardes en idéogrammes aussi exotiques qu’incompréhensibles, plonge la main à l’intérieur et en tire une boule de 2 cm de diamètre d’une matière sombre, sèche, granuleuse, étrange. Je renifle : l’odeur est connue, mais je n’arrive pas à identifier à quoi elle correspond. Quelque chose de comestible, en tout cas, mais quoi ? Impossible de le déterminer. Tant pis : je mets la boule étrange dans ma bouche et commence à la mâchonner. C’est dégueulasse : sec, dur, poudreux, et ça dégage un puissant goût qui me rappelle quelque chose, quelque chose de comestible, mais quoi ? Je continue une petit moment à mâchonner, me disant que quand même, ces japonais, ils sont bien bizarres, mais enfin bon, que s’ils mangent ça, c’est que ça doit être bon, qu’il faut être ouvert d’esprit, ouvert aux autres cultures etc. avant de m’apercevoir que j’étais, depuis 5 minutes, en train de mâcher des feuilles de thé.


Néanmoins, mon goût pervers pour l’exotisme n’en a pas été diminué, semble-t-il, puisque le week-end dernier, j’ai eu la lubie de me rendre au Musée du Quai Branly, qui est consacré, comme l’on dit pudiquement, aux arts premiers. Cet établissement, héritier à plus d’un titre du Musée de la colonisation, est un endroit dont la visite n’est pas dénuée d’intérêt.


Passons rapidement sur le bâtiment, qui est un geste architectural aussi prétentieux qu’illisible, pour nous concentrer sur l’intérieur. Première constatation : les gens qui ont conçu la muséographie du lieu ont eu à cœur de tout plonger dans une pénombre à peine atténuée par des éclairages tamisés de très faible intensité. C’est assez beau, mais on n’y voit rien. Mais alors vraiment rien, au point que, la forme des pièces, du sol, du bâtiment en général, étant aussi biscornue que possible, c’est assez casse-gueule. On est accueilli par un personnel jeune portant un étrange uniforme marron clair évoquant quelque section des jeunesses maoïstes.


Côté œuvres, c’est, pour moi, une grosse déception. Je ne sais pas ce à quoi je m’attendais, mais j’espérais quand même, confusément, des têtes réduites, des boucliers en peau d’ennemis… je ne sais pas, moi… des trucs dégueu, quoi. Eh bien non. Les collections sont rangées par continents et se composent d’objets beaux ou pas (le plus souvent, pas) que l’on pourrait décrire ainsi :



Océanie : Essentiellement des bouts de bois. Souvent sculptés en forme de bite ou de nichons. Parfois de pirogues.


Asie : Tenues chamarrées qui ressemblent étonnamment à celles vendues à bas prix dans les boutiques de hippies. Quelques tout petits objets en forme de bite, également.


Afrique : À nouveau des bouts de bois, mais plus petits.


Amérique : Deux sections ici avec, côté Amérique du sud, des ponchos aux couleurs criardes et côté Amérique du nord, des objets indéfinissables en plumes. À noter qu’on peut trouver, en Amérique centrale, des ponchos aux couleurs criardes et avec des plumes.


Europe : il n’y a pas de section Europe. 


Je suis prêt à admettre que ma vision, bien vulgaire, de ces collections n’est que le reflet de mon ignorance, mais malheureusement, ce n’est pas au musée du Quai Branly que je pourrai y remédier car il y a un grave problème du côté des explications que l’on offre au chaland dans cet établissement. La plupart des œuvres sont certes accompagnées d’un petit carton sensé nous renseigner, mais les explications se limitent en général à dire que l’objet sert à une cérémonie dont on ne sait rien chez un peuple qu’on ne connaît pas, à la culture qui nous est totalement mystérieuse et qui vit dans une région du monde dont on n’a jamais entendu parler. Quelque chose du genre : Masque rituel funéraire chez les Cunu-Cunu (sud-ouest du Grosso-Matos). En un mot, du pur exotisme : quelque chose qui étonne par son étrangeté, mais auquel on ne comprend rien et qui donc, disons-le, ne nous apporte pas grand chose.


Autour des vitrines contenants tous ces objets, on pense un moment chercher plus de renseignements dans les énormes structures marrons en forme de bouses de brontosaure qui proposent à la fois des sièges et des écrans tactiles, mais hélas, c’est un fait bien connu des gens qui fréquentent les musées : les écrans tactiles n’apportent jamais rien. Tout au plus, on reste quelques instants à jouer avec, le temps de se rendre compte qu’ils sont incroyablement mal fichus ou qu’ils ne marchent plus.


On reste donc à avoir une approche poétique de certains objets assez jolis et dont l’explication vous plonge dans une perplexité goguenarde, tel ce masque d’exorcisme Maha Sohoma Yakka (Sri Lanka) qui sert mystérieusement « à guérir ceux qui redoutent les animaux de la jungle ».




Bref, l’exotisme, c’est con.  




lundi 19 décembre 2011

War is peace, freedom is slavery, ignorance is strength


Je suis entré au Ministère. Ma vie professionnelle a changé : je travaille maintenant au Ministère. C’est très nouveau, pour moi. Je n’étais jamais rentré dans un ministère, avant. Et maintenant, je dois me rendre tous les jours au Ministère. C’est bien exotique.

Pour me rendre au Ministère, je dois prendre une ligne de métro différente de celle que je prenais avant, pour aller travailler. Une ligne plus propre, plus récente, avec moins d’africains dedans et qui est rarement en grève. Je sors du métro à une station dont j’avais entendu parler avant, mais où je n’étais jamais descendu jusque-là. Une station du quartier des ministères et des ambassades. Pourquoi y serais-je descendu avant ? Il n’y a que des ministères et des ambassades, dans ce quartier. Je n’avais rien à y faire, avant. Je sors donc de cette station de métro chaque matin pour marcher quelques minutes dans le quartier des ministères.

D’apparence, c’est un quartier de Paris, indiscutablement. Mais pas un quartier de Paris comme un autre. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais le quartier des ministères est la sublimation d’un quartier de Paris, comme une vision de Paris reconstituée amoureusement en studio dans un film hollywoodien par un américain qui aurait longtemps vécu à Paris. Car ce n’est pas du toc. C’est du vrai Paris. Les immeubles haussmaniens sont superbes, mais plus propres et plus beaux qu’ailleurs, et il n’y a aucun immeuble moche des années 70 parmi eux. Il y a des brasseries, des bureaux de tabac, quelques commerces, mais pas de kebabs, pas d’épiceries arabes, pas de boutiques de jeux videos d’occasion ou de déblocage de téléphones portables. Plutôt des antiquaires, des tailleurs ou des encadreurs. Quand il fait nuit, l’éclairage public est différent de celui des autres quartiers. Je ne m’en suis pas rendu compte, au début : il est plus faible et plus blanc. Il crée dans les rues une ambiance feutrée et douce. Il y a beaucoup de bâtiments de l’armée. On croise fréquemment des militaires en uniforme. Certaines entrées sont gardées par des soldats en treillis camouflé d’apparat.

Ce quartier des ministères est à la fois très chic et très vieille-France. Les gens qu’on y croise sont presque tous des gens qui travaillent dans un ministère ou une ambassade. Les hommes sont en costume, les femmes hésitent entre la tenue vert sapin – bleu marine bourgeoise et la mise cadre supérieur – salope. On croise parfois, sortant d’une porte cochère des gens qui, manifestement, étrangement, habitent là. On n’imagine pas combien ils gagnent. Leurs enfants ont une tête à faire de l’équitation.

Et on arrive finalement au Ministère. On passe l’imposante porte cochère, on salue le vigile noir qui s’ennuie, on traverse la belle cour pavée et on entre, effectivement dans le bâtiment du Ministère. Une politesse plaisante, douce et surannée règne dans les couloirs. Tout le monde salue tout le monde en ne manquant pas de faire suivre son "bonjour" d’un "monsieur" ou d’un "madame", voire le cas échéant d’un "monsieur le directeur" ou d’un "madame la sous-directrice". On dirait sans doute "Bonjour monsieur le Ministre" si on croisait le ministre, mais on ne croise jamais le ministre.

Les règles de politesse de l’ascenseur sont à noter : on s’efface pour laisser monter les gens dans l’ascenseur selon une combinaison de règles tenant compte de l’âge, du sexe et du niveau hiérarchique de la personne comparativement au sien, ainsi que de l’étage où descend la personne, l’étage étant en partie fonction du niveau hiérarchique, mais pas seulement. Une fois que tout le monde a été rangé comme il sied dans l’ascenseur, la première personne à être monté demande à la cantonade à quel étage descendent les gens avant d’appuyer sur les boutons correspondant aux étages demandés dans l’ordre ascendant. Cette pratique est une survivance du temps où, les ascenseurs étant équipés de dispositif trop primitifs, on devait appuyer sur les boutons dans l’ordre des étages où l’on souhaitait qu’il s’arrête. Complètement inutile de nos jours, cette pratique courtoise est, mystérieusement, soigneusement entretenue au Ministère.

Si l’on est agacé par les règles en usage dans l’ascenseur, il y a la solution de l’escalier. L’escalier est intéressant car il est à l’image du Ministère : plus on monte, plus la situation se dégrade. L’escalier est d’abord en marbre recouvert de moquette pourpre fixée par des baguettes dorées et mène à un étage aux murs bruns lambrissés avec des doubles portes capitonnées de cuir clouté. L’escalier est ensuite en marbre nu et mène à un étage aux murs bleus avec des portes en bois donnant sur des salles équipées d’appareils high-tech. L’escalier est ensuite en bois et mène à un étage aux murs roses avec des portes en mélaminé donnant sur des bureaux avec vue sur la Tour Eiffel. Et de fil en aiguille, on finit par arriver au dernier escalier qui est en aggloméré recouvert de lino gris et qui donne sur un étage aux murs blanchâtres avec des portes disparates qui donnent sur de minuscules bureaux avec vue sur le mur d’en face, dont le mien. Que voulez-vous, on commence petit au Ministère.

Car une fois arrivé en haut du Ministère, c’est-à-dire en bas de la hiérarchie, on découvre la misère professionnelle ambiante de l’administration. On cache des ramettes de papier que l’on garde sous le coude pour pouvoir faire des photocopies. On aimerait pouvoir offrir un café quand on a une visite, mais il n’y a pas de cafetière. On a honte des salles de réunion aux chaises dépareillées dans lesquelles on a entreposé des tonnes d’archives parce qu’on avait besoin de la salle à archive aveugle pour installer le bureau de quelqu’un. On redoute le moment où l’on viendra vous prendre votre imprimante par mesure d’économie. On apprend que la cafeteria a fermé parce qu’elle coûtait trop cher.

C’est bien dommage, se dit-on en regardant par le fenêtre le café chic, en bas, dans la rue, qui vend toujours son café très cher parce qu’il s’est installé dans le quartier à une époque où le Ministère était encore prestigieux.



jeudi 8 décembre 2011

Le noble art du baby-foot


Je dois avouer, au risque de me couvrir de ridicule, que j’ai une passion dévorante pour le baby-foot.

Et en vérité, quelle noble et singulière activité que le baby-foot. Pratiqué collectivement dans les bars, opposant aussi bien des gens qui se connaissent que des inconnus rencontrés au hasard d’une soirée, il est résolument populaire : on ne verra en effet pas de baby-foot dans un bar-lounge à cocktail. On le trouve, pour reprendre cette amusante nomenclature, plutôt dans les bars marron que dans les bars blancs. Il est à notre époque une survivance d’un passé récent mais quasi-révolu. Le terme « baby-foot » fait résonner en écho des mots désuets tels que Picon, Viandox, Tiercé ; il évoque un troquet miteux mais sympathique dans les années 70. Quand on joue au baby-foot, on se croit dans un film de Joël Seria.

Bon, je ne sais pas pour les autres, mais moi, quand je joue au baby-foot, je me crois dans un film de Joël Seria. Je fais ce que je veux, quand même, non ? Bon.

Mais le baby-foot, c’est aussi la jeunesse, la fraîcheur, l’insouciance. En effet, l’âge d’or du baby-foot dans la vie d’un homme, c’est le lycée. On le découvre émerveillé en classe de seconde en même temps que les bars. On regarde les lycéens plus âgés y jouer avec admiration. On s’y met progressivement. On apprend quand on est en première. On court au bar d’en face pour jouer avec ses petits camarades pendant la récréation, quand on fait sauter les cours ou lors des grèves pendant que les naïfs vont manifester. Et on arrive en terminale en pleine possession de ses moyens techniques pour disputer des parties acharnées sous les yeux émerveillés des jeunes élèves de seconde que l’on regarde avec bienveillance et fierté. Et puis on a le bac.

Arrive alors la fac. Et là, le baby-foot perd du terrain. L’étudiant se prend de nouvelles passions : l’alcool, le sexe, la drogue… certain se consacrent même à leurs études. Ils jouent bien encore de temps en temps au baby, mais ils ont tellement à faire. Et le baby-foot, comme toute activité de haut niveau, est exigeant. Si l’on ne s’entraîne pas, on perd en vitesse, en technique. Et puis disons-le, l’étudiant croise dans les bars des gens de son âge qui demeurent bons au baby-foot, voire qui ont progressé depuis le lycée, des gens qui en sont resté à l’adolescence, qui ne font que peu ou pas d’études, qui commencent à être marqués par l’alcool. Ceux-là ont toujours le feu sacré et la maîtrise du baby-foot, mais cela a un prix et l’étudiant se demande si cela est souhaitable.

Arrive ensuite ce que l’on appelle à la télévision la « vie active ». On travaille, on s’emmerde, on prend femme, on se reproduit, on a de graves préoccupations. Le baby-foot est bien loin. On aperçoit parfois à travers la vitre d’un bar des étudiants qui font une partie, feignant en riant de se retrouver au lycée. On aperçoit même par la vitre, parfois, un de ses anciens camarades de lycée qui a désormais résolument une trogne d’alcoolique et qui n’a pas fait grand-chose depuis le bac à part jouer au baby-foot. Il a atteint un niveau technique surnaturel. Il fait avec la balle des figures qui défient les lois de la gravité. Un tel degré de maîtrise dans n’importe quel autre domaine lui garantirait réussite et considération au sein de la société. Mais la passion du baby-foot est une amante jalouse. Un maître du baby-foot est condamné à rester un paria et ne recevra de considération que d’autres maîtres du baby-foot. Triste destin.


Ma relation au baby-foot a pris récemment un tournant étrange. J’en étais arrivé à la dernière étape de la carrière d’un joueur : la vie active, en couple, professionnelle, pas le temps de jouer au baby-foot, etc. quand j’eus l’opportunité de suivre une formation professionnelle d’un an. Bien qu’ayant près de 40 ans, j’allais me retrouver avec d’autres gens à aller en cours six heures par jour pendant toute une année. J’allais, en un sens, retourner au lycée.

Le premier jour de ma formation, je suis heureux et à peine surpris quand je découvre dans le foyer de l’institut qui m’accueille un baby-foot en parfait état de marche. Je m’en approche timidement. D’autres hommes que je ne connais pas encore font comme moi. Nous tournons autour de l’objet en discutant de choses et d’autres. Une main se pose timidement sur une poignée, une autre main joue avec une des balles avec l’air de ne pas y toucher, une troisième main fait glisser, comme naguère, les rondelles de plastique qui servent à marquer les points. Quelqu’un crève l’abcès : « eh les mecs, et si on faisait une partie ? ».

Quelques mois plus tard, je poursuis toujours ma formation, mais ce qui m’enthousiasme chaque matin pour aller à l’institut, c’est le baby-foot. Tel une madeleine de Proust trempée dans un Picon-bière, le baby-foot nous a ramenés, mes petits camarades et moi, au temps du lycée. Nous avons retrouvé l’enthousiasme et l’insouciance de la jeunesse, mais notre maturité et notre expérience nous a conduit à formaliser cette passion renaissante sous la forme d’un tournoi. La compétition fait rage, on retrouve des réflexes oubliés, on discute doctement des règles, on débat de questions techniques – pissettes, demis et tremis, règles des gamelles – les passions s’exacerbent.

Le tournoi a commencé par une phase de poules ; un tirage au sort a déterminé quelles équipes – composée de 2 personnes – s’affronteraient. Un premier tri a commencé à se faire entre ceux qui étaient bons au lycée et ceux qui ne l’étaient pas : on ne s’improvise pas joueur de baby-foot à 35 ans. Seule une élite est arrivée en quart de finale. À ce niveau de la compétition, on commence à s’inquiéter de ses adversaires, on étudie les tactiques, on tente de déceler les faiblesses, on s’entraîne entre les cours. Les esprits s’échauffent.

Mon partenaire Bernard et moi faisons un très beau tournoi : invaincus en phase de poules, nous avons fini premiers de notre groupe. J’estime, ma modestie dut-elle en souffrir, avoir particulièrement bien joué à mon poste de défenseur. J’ai encaissé bien peu de but : certains m’ont même surnommé « la Muraille » (si !). Des gens à qui je n’ai jamais adressé la parole viennent me féliciter pour mon dernier match et me souhaiter bonne chance pour la suite. Nous remportons notre match de quart et sommes la première équipe à nous qualifier pour les demi-finales. L’enthousiasme pour ce tournoi au sein de l’institut est aussi grotesque qu’amusant. La pression monte.

L’équipe que nous devons affronter en demi-finale est composée des mes jeunes camarades Clémentine et Élyse. Leur équipe est sortie victorieuse de la phase de poule et a créé la surprise en battant en quart de finale une équipe que l’on rangeait parmi les favorites du tournoi. Elles compensent leur niveau technique assez faible par un grand enthousiasme et par une volonté farouche de montrer, je les cite, « que les filles aussi peuvent être bonnes au baby. » Fort bien.

Je suis en train de boire un café entre deux cours. Je réfléchis à ma carrière quand je suis interrompu dans ma rêverie par Clémentine. La jeune Clémentine, quoique féministe, est assez sympathique et très gaie. Nous devisons donc gaiement de choses et d’autres, mais il m’apparaît bientôt que Clémentine n’est pas là uniquement pour l’agrément de ma compagnie. Elle a quelque chose à me demander. Quelque chose de délicat. Elle tourne un peu autour du pot puis finit par me demander si je suis pour la parité homme-femme. C’est un sujet complexe et extrêmement glissant, surtout si l’on parle avec une féministe, et surtout si, au final, en gros, on est plutôt contre. Je m’en tire donc en répondant quelque chose de suffisamment vague pour être interprété comme on le souhaite. Elle enchaîne aussitôt :

Clémentine : Parce que, tu comprends, là, pour notre match de demi-finale, avec Élyse, on est un peu inquiètes.

Moi : Ah tiens, mais pourquoi ?

Clémentine : Ben parce que Bernard et toi, vous êtes meilleurs que nous au baby. On risque de perdre.

Moi : Bah, mais non, on n’est pas si bons. Et puis vous jouez pas si mal. Je vous ai vues. Non, non, ne t’inquiète pas.

Clémentine : Si. Vous êtes meilleurs que nous. On risque de perdre.

Moi : Ah. Bon. C’est un risque, c’est sûr. Mais c’est la glorieuse incertitude du sport.

Clémentine : Non. C’est injuste. De toute façon, vous les mecs, vous êtes plus forts, physiquement. Et le baby-foot, ce n’est qu’une question de force physique, tu es d’accord avec moi ?

Moi : Euh non. En fait non.

Clémentine : Tu n’es pas d’accord avec moi ? Tu penses que le baby-foot ce n’est pas qu’une histoire de force physique ?

Moi : Ben non. C’est plutôt une affaire de technique, de vitesse… et de chance, aussi. La force physique n’a rien à voir, à mon avis.

Clémentine : Si, la force physique fait tout. Mais bon. Peu importe. En tout cas, ce que je voulais dire, c’est qu’on est la dernière équipe de filles du tournoi. Il ne reste que des mecs. Les autres filles ont été battues. Or il est primordial pour des questions de parité qu’il y ait une équipe de filles en finale du tournoi. Tu es d’accord ?

Moi : Euh, non.

Clémentine (ne m’écoutant plus) : C’est pour ça que je venais te demander si tu accepterais de nous laisser gagner pour qu’on soit sûres d’aller en finale.

Alors là, je dois dire que je suis un peu étonné. Pour deux raisons. D’abord, il est quand même épatant qu’on vienne tout bonnement me demander avec un sérieux épiscopal de « me coucher », comme on dit dans le milieu de la boxe, dans le cadre d’un bête tournoi entre collègues. Ensuite, me dis-je, je suis un peu déçu qu’on me le demande comme ça, sans me menacer de me casser la gueule ou de me jeter dans le port avec les pieds coulés dans du béton… ou sans me proposer une contrepartie. Financière, par exemple. Je me renseigne finement :

Moi : Euh, il me manque des éléments pour décider, là. Tu me payerais combien ?

Clémentine : Pardon ?

Moi : Tu me payerais combien pour me coucher ? Je ne vais pas faire perdre mon équipe pour rien, tu comprends bien. Combien tu me donnes ?

Clémentine : Ah ben non, je ne te donne rien, c’est une question de parité. C’est parce que c’est important qu’il y ait une équipe de fille qui aille en…

Moi : Oui, oui, j’ai bien compris, mais moi, la parité, je suis contre.

Clémentine : Ah bon ?

Moi : C’est compliqué, on peut en parler, mais oui, je suis contre. Donc, non, je ne vous, laisserai pas gagner.

Je suis alors dépêtré de cette conversation grotesque grâce à une autre camarade qui a entendu notre discussion et qui vient dire à Clémentine qu’elle aussi elle est contre la parité, que les femmes devraient se débrouiller par elles-mêmes sans venir mendier etc. Un discours auquel je souscris assez, mais je me garde bien de revenir dans la conversation et je m’enfuis discrètement. Quelques jours plus tard, nous avons écrasé Clémentine et Élyse 10 à 2, nous qualifiant ainsi brillamment pour la finale.

Bernard et moi, galvanisés par notre qualification, avons entrepris de nous renseigner sur l’équipe que nous allions affronter en finale. Renseignement pris, nous apprenons que l’équipe adverse est un duo de zozos dépourvus de toute technique, mais qui ont adopté, avec succès jusque là, une tactique habile consistant à porter des chapeaux à fleurs et à hurler comme des bêtes sauvages d’un bout à l’autre du match pour décontenancer l’adversaire. Je les avais vu à l’œuvre : leurs victoires en matchs de poules relevaient de l’escroquerie, le fait qu’ils aient gagné en quart de finale était incompréhensible, leur victoire en demi-finale, un miracle pur et simple.

La finale approchant, les organisateurs du tournoi ont décidé, pour lui donner une solennité particulière, de la faire jouer lors d’une grande soirée costumée. Oui, une soirée costumée. Oui, je sais, je fais n’importe quoi. Oui je sais que je me trouve embringué dans des situations complètement grotesques. Je sais tout cela. C’est pas ma faute. C’est la vie. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie.

Encore une soirée costumée. Je déteste les soirées costumées. J’en ai déjà parlé dans ces pages. Les soirées costumées, ça me tue. Et je suis sans arrêt obligé d’aller dans des soirées costumées. Sans arrêt. Obligé. Littéralement obligé puisque dans ce cas, pour pouvoir aller jouer la finale du tournoi, je dois aller à cette soirée. Et déguisé, bien sûr.

Les organisateurs ont choisi pour thème « Comics et bande dessinée ». Désireux de ne faire aucun effort pour chercher un costume, mais soucieux quand même de conserver de bonnes relations avec mes camarades de l’institut, j’opte pour une solution de déguisement sobre et élégante : un t-shirt à tête de mort, un pantalon de treillis noir et des rangers et me voici déguisé en Punisher, un héros de comics peu connu, un costume suffisamment discret pour paraître n’être quasiment pas déguisé.


Quand on arrive dans une soirée costumée, et je commence à avoir, à mon corps défendant, une certaine expérience en la matière, il est assez intéressant de recenser quels sont les déguisements qui reviennent le plus. Je suis le seul Punisher. La sortie récente du film de Steven Spielberg a causé chez les hommes la présence d’un nombre important de Tintins. Plus curieux, je constate que chez les femmes, le déguisement le plus courant est de loin Catwoman. Je croise justement mes anciennes adversaires Clémentine et Élyse dans cette tenue. Pourquoi Catwoman ? Pourquoi ?

Je déambule dans la soirée en sirotant une bière tiède dans un gobelet en plastique à la recherche des participants à la finale. Je tombe sur mon coéquipier Bernard qui a eu l’audace que je n’ai pas eue : il est venue habillé comme d’habitude en arguant que « les soirées costumées, ça le gave ». Il est rassurant d’avoir une telle communauté de pensée avec son coéquipier à l’approche d’un grand match. Nous trouvons enfin nos deux adversaires. La différence de style entre les deux équipes est patente : l’attaquant est déguisé en Albator, le défenseur en Iznogoud. Vous dire à quel point les soirées costumées me fatiguent.

Au terme d’un match long et épuisant ponctués de cris, de hurlements, de bravades et d’invectives, Bernard et moi remportons à l’arrachée le match et le tournoi sur le score serré de 10 à 9. Ma grotesque histoire de baby-foot culmine avec ce moment ou je me vois remettre déguisé en Punisher une coupe en plastique doré par une jeune femme déguisée en Schtroumpfette et serrer la main d’un Albator et d’un Iznogoud sous les applaudissements d’une salle pleine de Tintins et de Catwomans. Il y a des moments comme ça.

Epilogue. Je feuillette ce matin, ce que je ne fais pourtant jamais, le quotidien gratuit 20 minutes, et qu’est-ce que j’apprends dans un article de la rubrique high tech ? « Google tape fort à Paris. Le géant d’internet a inauguré ses nouveaux locaux dans un hôtel particulier du 9ème. Des banquettes colorées à l’effigie de la marque, des baby-foot qui claquent entre les mains d’ingénieurs vingtenaires, des frigos regorgeant de sodas importés, des sucettes en chocolat à volonté. L’esprit de la Silicon Valley hante les locaux flambant neufs de Google, inaugurés ce mardi rue de Londres. »

Le baby-foot, finalement, c’est pas ce que je croyais…




mercredi 23 novembre 2011

Roploplo et Tartiflette

Ma collègue Karine a deux lapins.

« J’ai deux lapins », me dit un jour ma collègue Karine. « Je les ai depuis deux ans. Tu verrais, ils sont trop mignons. »

Je n’en doute pas.

« Ils s’appellent Roploplo et Tartiflette. C’est rigolo, hein ? »

Non.

« Ouais. Roploplo et Tartiflette. Et tu sais pourquoi je les ai appelés comme ça ? Tu sais pas ? Je t’ai jamais dit ? Eh ben Roploplo, je l’ai appelé comme ça parce que, quand il est né, il était tout petit et tout mignon et tout blanc et il ressemblait à un sein, un nichon, quoi, un petit roploplo, tu vois ? Et Tartiflette, tu sais pourquoi je l’ai appelé Tartiflette ? »

Oh putain…

« Eh ben c’est parce que quand il est né, il était tout mignon, il ressemblait à une part de tartiflette. C’est pour ça. Roploplo et Tartiflette. Je les adore. »

Ma collègue Karine n’est pas mariée.

« Et en plus, tu sais je me suis aperçue d’un truc dingue. Je sais pas ce que tu en penses, mais moi, avant, les lapins, je trouvais ça complètement con, tu vois ? »

Je vois.

« Je veux dire par là que je trouvais ça complètement bête, un lapin. Mais Roploplo et Tartiflette, non. Ils sont pas comme les autres lapins. En fait, à force de vivre avec eux, je me suis aperçue d’un truc dingue. »

Oh putain.

« En fait, Roploplo et Tartiflette, tu vois, eh ben ils sont super intelligents. Ils sont très supérieurs aux autres lapins. Beucoup plus intelligents. Et tu sais pourquoi ? »

Ma collègue Karine n’a pas d’enfants.

« En fait, ils comprennent ce que je dis. »

Non !

« Je te jure : ils comprennent ce que je dis ! Je le vois dans leurs yeux. L’autre jour, je nettoyais leur cage. Roploplo en a profité pour s’enfuir. Alors je l’ai appelé par son nom pour qu’il revienne. Eh ben tu sais quoi ? »

Au secours.

« Eh ben il s’est retourné, et il m’a jeté un regard assassin. Assassin ! Genre, je comprends ce que tu me dis, mais je suis libre, tu vois, genre j’ai pas envie de retourner dans cette cage, genre, tu vois ? »

Je vois.

« C’est comme ça que j’ai compris qu’il comprenait. »

Je comprends.

« Et Tartiflette aussi, hein ? »

Ben tiens.

« L’autre jour, tu sais pas ce qu’il m’a fait ? Je lui donnais ses croquettes. Des croquettes au poulet. C’est des croquettes pour chat. Je leur donne des croquettes pour chat parce qu’ils aiment pas les croquettes pour lapin. J’avais essayé les croquettes pour lapin mais ils… »

Elle leur donne des croquettes pour chat, à ses lapins… mais si ça se trouve, dans les croquettes pour chat, y’a du lapin. Du coup ça ferait que ses lapins mangent du lapin. Des lapins anthropophages, quoi ! Si ça se trouve, c’est pour ça qu’ils sont plus intelligents : ils se sont appropriés l’intelligence des lapins qui ont servi à faire les croquettes, et du coup… attends mais qu’est-ce que je raconte, moi ?

« …et pas des croquettes pour lapin, parce que celles pour chat sont mieux, tu comprends ? Bon bref. Donc je lui donne des croquette pour chat au poulet, et là, tu sais ce qu’il fait ? Eh ben il me jette un regard assassin ! Assassin ! Et il renverse la gamelle de croquette avec sa petite patte, Tartiflette. Genre pour me dire j’aime pas les croquettes au poulet. Tu vois, genre ? Eh ben depuis, je les écoute : j’en achète plus, des croquettes au poulet. J’en prends des au thon. »

Des au thon.

« Des au thon. »

Des au thon. C’est sur ces paroles que je me suis éloigné, prétextant une chose urgente à faire. J’ai eu peur, en fait. J’ai eu peur tout à coup que la folie soit contagieuse.



mardi 16 août 2011

La Mort est mon métier

J’ai jamais tué de chats.
Ou alors y’a longtemps.
Ou bien j’ai oublié.
Ou y sentaient pas bon.



Moi, les chats, j’aime pas ça. J’y peux rien, j’aime pas ça. C’est assez beau, comme ça, comme animal, certes, mais j’aime pas ça. C’est vrai : comment peut-on souffrir chez soi la présence de ces espèces de prélats arrogants qui ne vous font qu’exceptionnellement et comme à contrecœur l’aumône d’un câlin et qui passent le plus clair de leur temps à vous regarder d’un air méprisant en se léchant l’anus ? Et l’odeur ! On vient nous raconter que les chats sont propres, mais une maison qui abrite un chat, même si elle est très bien tenue, dégage toujours une âcre odeur d’urine. Toujours. Alors les chats, créatures propres, à d’autres ! En plus, ils se lèchent l’anus. Et puis, il y a une sorte de rouerie chez cet animal. Comme une forme d’intelligence fourbe. Regardez : ils passent leur temps à dormir et à se bourrer de coûteuses croquettes saumon-ortolans bios multivitaminées et pourtant, les gens continuent à les prendre pour des prédateurs capables de chasser pour assurer leur subsistance. Le chat est un animal malhonnête. Et en plus, je ne sais pas si je l’ai déjà dit : ils se lèchent l’anus. Je les ai vus.

Je n’ai donc pas de chat. Il est vrai qu’habitant à Paris où l’on doit se contenter d’appartement assez petits, la cohabitation avec ces monstres dans un espace réduit serait encore plus pénible. Mais je rentre de vacances en Province et disons-le : la Province est infestée de chats. J’ai passé mes vacances à aller rendre visite à des gens, famille ou amis, et pas une maison où il n’y ait pas de chat. L’enfer : des noirs, des blancs, des tigrés. Partout. L’enfer. J’aime pas les chats.

Et dans certaines maisons, il y en a même plusieurs. Ainsi, chez mon beau-frère, pas moins de trois chats se livrent à leurs répugnantes activités dans la maison. Trois ! Et en plus, ils sont extrêmement mal élevés : ils montent sur la table, viennent boire dans votre verre, se jettent dans vos jambes, se lèchent l’anus (oui !) sur votre oreiller pendant que vous dormez. L’horreur. Maudites bestioles. Je ne suis resté que quelques jours dans la maison de mon beau-frère, mais j’étais content de partir à cause de ces maudits chats.

Et j’ai quitté la maison de mon beau-frère pour aller séjourner un temps dans celle de mon ami Boudine, un homme bien sous tous rapports, mais qui a un défaut, le même que tout le monde en Province, bien sûr : il a un chat. Et quand je suis arrivé chez Boudine, ce chat, cette chatte en l’occurrence était sur le point de causer un autre encore des nombreux problèmes que vous causent ces bêtes maléfiques : elle était grosse et allait mettre bas de manière imminente.

Et ça n’a pas raté : à peine de temps de boire quelques Ricards et nous avons constaté que l’animal était en train de manger consciencieusement son placenta entourée de petites créatures piaillantes. J’arrive dans une maison où il n’y a qu’un chat et paf !, cinq minutes après, y’en a une tripotée. Saloperie de chats. Ils se reproduisent en plus.

Et là, s’est posé encore un nouveau problème : que faire avec ces chatons ? Parce que mon camarade Boudine a bien demandé à tout le monde autour de lui si quelqu’un voulait un chaton (il m’a même demandé à moi !), mais personne n’en voulait, bien sûr. Tout le monde a déjà un chat, en Province. Il en est donc arrivé à la conclusion inévitable qu’il fallait les tuer. Et les tuer rapidement. Et c’est là que s’est déroulé le drame dont je souhaitais vous parler aujourd’hui.

Vous savez ce que c’est, vous êtes chez des amis, vous buvez un apéritif, puis deux, puis douze, vous buvez du vin à table, puis du digestif, puis de la bière, puis arrive l’apéro etc. bref, au bout d’un moment, vous êtes défoncé comme un champ de manœuvres. Et là, vous commencez à rigoler sur comment se débarrasser des chatons. Et là, comme tout le monde était bien embêté et que personne n’envisageait une seule seconde de se charger de cette tâche peu ragoûtante, j’ai eu, je l’avoue, un instant d’orgueil. Fanfaronnade d’ivrogne : il a fallu que je me lance dans un « mais y’a pas de souci : j’vous les bute, moi vos chatons. Pas de problème, hé ho hé, j’viens dl’a campagne, moi. J’ai vu plein de fois mon grand-père tuer des portées de chatons. T’inquiètes : j’m’en occupe. » Et puis avec tous ces chats qui m’avaient emmerdé pendant toutes mes vacances, c’était comme une sorte de revanche. « Pas de problème, c’est pour moi. Je m’en charge. Y reste des bières ? »

Arrive le matin avec sa gueule de bois. Mal de crâne. Mal au ventre. Un goût immonde sur la langue, comme si un animal blessé était venu mourir dans ma bouche pendant mon sommeil et que son cadavre y avait lentement pourri. La gueule de bois, quoi. Je descends pour le petit déjeuner. Le nez au-dessus d’une tasse de café, j’essaye de me remémorer les événements de la veille. Des bribes me reviennent. Mais pas tout. Quelque chose me turlupine, comme si j’avais dit quelque chose que je n’aurais pas dû dire, mais dont je ne peux pas me souvenir. Et là, arrive la compagne de Boudine qui me tient les propos suivants :


Elle : Bon alors, comment tu comptes procéder ?

Moi : Pardon ?

Elle : Comment tu comptes procéder ?

Moi : Pour faire quoi ?

Elle : Ben, pour la chose.

Moi : Quelle chose ?

Elle : Tu sais, dont on a parlé, hier soir.

Moi : Ah. La chose dont on a parlé hier soir… Oui oui, bien sûr. La fameuse chose dont on a parlé hier soir. Oui. Tu peux me redire exactement en détail de quoi il s’agissait ?

Elle : Ben tu sais, pour les chats.

Moi : Les chats ? Qu’est-ce qu’ils ont, les chats ?

Elle : Tu sais, pour les chatons.

Moi : Les chatons ?


Et là, déchirant le voile épais de la gueule de bois, la mémoire m’est revenue. Tout : ma fanfaronnade, ma promesse d’ivrogne, tout. Et aussi le souvenir de quelque chose qui ne m’avait pas frappé sur le moment : le soulagement de mes amis qui avaient trouvé un moyen de se débarrasser des chatons sans avoir à accomplir l’acte eux-mêmes. Et ils étaient tellement soulagés qu’ils s’en sont souvenus le lendemain matin, les bougres.

Me voilà donc frais : c’est le matin, j’ai une gueule de bois en ébène et il faut que je tue trois chatons.


Boudine : Et donc, alors, comment tu comptes procéder, finalement ?


Comment je compte procéder. C’est vrai, ça. Comment faire ? Parce que c’était vrai : j’avais vu souvent mon grand-père tuer des portées de chatons. Enfin, souvent… disons plusieurs fois. Enfin, quand je dis plusieurs fois… je l’ai vu une fois. Je crois. De loin. Ou alors, à la télé. Je ne sais plus. Et puis j’ai mal à la tête. Il me semble pourtant me souvenir de la pierre sur laquelle mon grand-père avait fracassé le crâne des chatons. Beurk. Ah oui, c’est ça, il prenait le corps de la bestiole dans la main et lui fracassait le crâne d’un grand coup sec contre la pierre. C’est bien ça. Mais attends, c’est complètement dégueulasse. Je ne pourrai jamais faire ça…

…me disais-je, quand je m’aperçus d’un regain d’activité autour de moi. Mes hôtes me paraissaient soudain très actifs : aller chercher la chatte, la séparer des chatons, l’enfermer dans une chambre, pendant ce temps, prendre une pelle, aller creuser un trou au fond du jardin, trouver une boîte en carton pour mettre les bestioles… Une intense activité préparatoire dont j’étais exclu se déployait autour de moi.

C’était comme un très ancien rituel dont j’étais le centre qui se déroulait ce matin-là. Dès lors que j’avais été choisi comme exécuteur des basses œuvres, on ne me parlait plus, je ne touchais plus à rien, je ne participais à aucun préparatif. Je n’avais qu’un acte à accomplir. Un seul, mais c’était celui dont personne d’autre ne voulait se charger.

Je me suis donc miraculeusement retrouvé seul au fond du jardin avec une boite en carton d’où émanait des miaulements aigus, debout à côté d’un trou au bord duquel était planté une pelle.

C’est fou où l’alcool peut vous conduire. Les situations dans lesquelles on se met, quand même, des fois. Bon, y’a pas à tortiller, il faut que je le fasse. Si je retourne vers la maison avec les chatons vivants en expliquant que je n’ai pas réussi, je vais passer pour un abruti. Bon. Donc, alors, mon grand-père, comment il faisait, j’ai dit ? Prendre dans la main, fracasser la tête contre la pierre etc. Bon. Bon. Bonbonbonbonbonbon.

J’ai fait ma petite affaire très vite, avec des mouvements rapides et convulsifs. J’ai tout mis dans le trou et je l’ai rebouché et je suis rentré à la maison pour aller me laver les mains car j’avais du sang partout. Oui car j’avais oublié un détail : mon grand-père, avant de fracasser le crâne des chatons contre la pierre, il enroulait la bête dans un torchon pour que ça ne gicle pas partout. Et pour ne pas voir le résultat, aussi. Moi, ça a giclé partout, et j’ai bien vu le résultat. Je dis pas que j’ai fait des cauchemars après, mais enfin c’était bien dégueulasse.

Les chats, décidément, c’est que des ennuis.







mardi 7 juin 2011

Les belges, y sont pas comme nous...

Me voici donc en Belgique. À Bruxelles. Pour quelqu’un qui habite à Paris, qui n’aime pas voyager mais qui est obligé de voyager parce que sa régulière a la manie de voyager, Bruxelles présente bien des avantages : ce n’est pas loin, ça ne coûte pas cher d’y aller et d’y séjourner, les gens parlent la même langue que vous et on trouve facilement de la bière. Que demander de plus ? Trouverait-on une destination de voyage moins pénible ? Difficilement.

Mais ce n’est pas le tout d’y aller et de boire des bières. Une fois sur place, il faut encore se livrer à des activités à caractère culturel. M’étant renseigné sur Internet pour savoir ce qu’on pouvait bien fabriquer à Bruxelles entre deux bières, j’avais découvert avec plaisir qu’il y avait, au nord de la ville, dans une petite rue, le Musée d’art spontané.

Il se trouve en effet que je me suis pris de passion depuis quelques temps pour ce que l’on appelle l’art brut. Le concept étant flou, souvent mal compris, et se trouvant désigné par une multitude de termes différents, j’ai estimé que le Musée d’art spontané était, bien certainement, un musée d’art brut. C’est donc avec une grande confiance envers le peuple belge que je marchais d’un bon pas, hier après-midi, parmi les rues du quartier turc de Bruxelles à la recherche de cette institution.

Confiance envers le peuple belge, oui. Car c’est vrai : le belge est sympathique. Certes, il y a l’accent. C’est sûr. Certes on ne peux pas faire un pas à Bruxelles sans tomber sur une rue Tintin, un buste de Tintin, une statue de Tintin, un mausolée Tintin et ce en dépit du fait que Tintin est la bande-dessinée la plus emmerdante qui existe. Certes. Mais le belge demeure sympathique. Un pays qui nous a donné le chocolat, la bière, la carbonnade et qui sauve régulièrement l’honneur du cinéma francophone a droit à notre respect.

Le belge a pourtant ses défauts, disons-le bien. Ainsi, dans les rapports que l’on peut avoir, en tant que visiteur, avec tous les serveurs, postiers, employés de magasins et autres, on est bien frappé par leur amabilité (fascinante pour qui vit à Paris) mais aussi par leur mollesse et, avouons le, leur incompétence. Les belges sont mous et ils sont nuls. Par exemple, depuis que je suis à Bruxelles, je ne parviens que très rarement à obtenir la marque de bière que je souhaite dans les bars. Commanderais-je une Orval, je me verrais servir une Rodenbach. Commanderais-je une Rodenbach, j’aurais une Leffe. Presque à chaque fois. Ils sont cons, ces belges.
Mais vive les belges quand même, me disais-je en marchant gaillardement vers le Musée d’art spontané. J’arrive devant la porte, je rentre. C’est le bordel, là-dedans : il y a des tableaux, des sculptures aux murs, mais aussi par terre, posés contre les murs, empilés un peu partout. Une dame d’une cinquantaine d’année, aimable et molle, m’accueille. « Oui, ah ! Vous venez pour le musée, hein ? Ah oui… c’est embêtant, voyez, parce que on est entre deux expositions, là. Donc c’est un peu le bazar, là, depuis quelques semaines. Voyez, là au mur, c’est l’ancienne exposition, et puis là, par terre, dans le coin, c’est la nouvelle, et là sur la table, aussi… et puis là, dans le coin, c’est les nouvelles acquisitions qu’on a pas eu le temps de traiter, encore, avec tout ça. Là aussi, le tas derrière la porte, c’est des nouvelles acquisitions. Mais je vous ferai une réduction, hein, comme c’est le bazar ! Vous inquiétez pas. Ou plutôt, attendez, vous êtes pas allés à la Cocof, des fois ? »

La Cocof ? Non. Je n’étais pas allé à la Cocof.

« Eh, Marieke ! C’est ouvert, aujourd’hui, la Cocof ? »

« Ouais, mais faut se grouiller : y ferment dans 2 heures ! »

« Bon, alors, il faut que vous alliez à la Cocof. Ils ferment dans pas longtemps, mais c’est à deux rues d’ici, vous allez voir, c’est très bien. »

La dame me donne un prospectus pour une exposition intitulée Le beau, le brut et le naïf à la Cocof. J’apprends en le parcourant que cet acronyme absolument grotesque désigne la Commission Communautaire Française, ce qui ne m’apprend pas grand chose, à part que ça parlera français là-bas dedans, ce qui est une bonne chose (paraît qu’il y en a qui parlent flamand, par ici). Je prends congé des gens du Musée d’art spontané que je ne visiterai donc pas pour me diriger vers la Cocof.

Alors, la Cocof, ça ne plaisante pas. Grand building en verre et béton, grandes portes vitrées avec "Cocof" fièrement indiqué en lettres dépolies, hall d’entrée et une hôtesse d’accueil. Aimable et molle.

« Ah vous venez pour l’exposition ? C’est vrai ? Allez ! Ah ben alors attendez, je crois qu’il faut que vous signez un truc… ah oui, c’est ça, parce qu’on ne rentre pas ici comme ça, vous comprenez, c’est une administration… attendez, il faut signer ce registre d’entrée… mais mince, y’a plus de feuilles… attendez je crois qu’il m’en reste quelque part, ah voilà, tenez. Vous mettez votre nom, là, et vous signez. Normalement, faut mettre son numéro de carte d’identité, mais bon, on s’en fout. Là. Et puis tenez, il faut mettre ce badge "visiteur". Voilà. Alors les collection, sont réparties un peu partout dans les bureaux. Faut vous balader et puis vous allez tomber dessus. Y’en a dans tout l’immeuble, sauf au 8ème et au 1er étage. Ceux-là c’est pas la peine d’y aller, mais sinon, les autres, y’en a partout. Voilà voilà. Bonne visite. »

…et me voilà donc parti avec mon déguisement de touriste – basquets, jeans, t-shirt du film Predator et casquette militaire délavée – à travers les bureaux de la Cocof à la recherche de tableaux. Disons-le tout de suite, l’expo n’était pas terrible. Grande confusion entre l’art brut et l’art naïf. L’art brut, ce sont des gens en marge de la société – fous, mystiques, asociaux – qui produisent des œuvres inquiétantes hors des codes artistiques courants. L’art naïf, ce sont des gens comme vous et moi, mais qui par une sorte de fausse naïveté roublarde produisent des œuvres d’une niaiserie malsaine. Art naïf à la Cocof, donc. Art niais : des coiffeurs, des postiers, des avocats et des fonctionnaires qui peignent mal, comme ils s’imaginent que peignent les enfants. Agaçante exposition. Une seule œuvre, assez frappante, d’un certain De Guide, mais sinon, que de la merde.

De Guide : Afghanistan


Mais là n’était pas l’intérêt de l’opération. Le gag a consisté en ce que j’ai passé 2 heures à arpenter les locaux de la Cocof habillé en pouilleux, passant dans les couloirs, les bureaux, les salles de réunion, poussant les portes sans façon sous le regard interloqué d’hommes en costume, croisant la directrice financière au sortir de son bureau du dernier étage, la saluant courtoisement alors qu’elle se demande qui l’on peut bien être, surprenant le directeur au sortir des toilettes, lisant le courrier, les notes de services, les cartes postales des employés en vacances sur la Côte d’azur, les petits mot et les petites photos que chacun met à la porte de son bureau pour personnaliser l’endroit en affichant son amour pour son chien, pour Linux, pour Verlaine ou pour l’équipe d’Anderlecht qui a récemment remporté une victoire décisive. Une vue de l’intérieur d’une administration nébuleuse. Bien nébuleuse, en vérité, car que fabrique la Cocof ? Ayant dérobé quelques rapports qui trainaient sur certains bureaux, j’ai pu voir qu’ils s’occupaient de problèmes majeurs tels que l’alcoolisme, la santé mentale ou les SDF dont ils avaient, si l’on en croit ces documents, une vision théorique complexe et structurée.


Je suis sorti de la Cocof en me disant que quand même, ces belges ne sont pas comme nous. Je suis allé boire une bière dans un estaminet pour réfléchir tout à mon aise à cette question et écrire le présent texte. J’ai commandé une Faro. Le serveur, très aimable, m’a, au bout d’une demi-heure, apporté une Palm.

mardi 24 mai 2011

Le spectre hideux de la dépression

Paridil prit ce matin-là son courage et une chaise à deux mains pour s’en aller nouer une corde autour de la poutre maîtresse de sa chambre à coucher. C’était-là, il en était certain à présent, la seule corde qui se passerait jamais à son cou et la seule maîtresse à laquelle il pourrait jamais se suspendre dans cette chambre où il n’était plus question de « coucher » depuis plus d’un lustre. Quelques instants plus tard, Paridil Bakshi regardait silencieusement le monde au-travers d’un nœud aussi coulant que funeste. C’était son monde qu’il apercevait par la porte entrebâillée, son couloir qui conduisait à sa cuisine qui donnait sur son balcon qui surplombait son jardin qui jouxtait sa rue. Si cet univers de détails, dont l’aîné des frères Bakshi avait mille et une fois fait le tour, n’avait plus pour lui aucun attrait, notre homme ne parvenait pas pour autant à en franchir les trop évidentes limites. Cloîtré par l’angoisse du dehors, Paridil s’était finalement résolu à tenter l’aventure de l’au-delà. Fébrilement juché sur un siège qui avait subitement pris l’inquiétante allure d’un gibet de fortune, il glissa sa tête au-dedans du nœud qu’il resserra autour de son cou avec la ferme intention de courir sa chance dans l’autre monde…

« Sais-tu, Hrundi mon doux, mon tendre, que la dépression nerveuse est, selon l’OMS, le premier trouble mental dans le monde ? »

C’est en ces termes et à l’autre bout de l’univers, que Jayamala, en pleine préparation de son concours d’infirmière, questionnait votre serviteur en cet instant fatidique.

« J’ignorais même que l’on qualifiât ainsi la dépression, ma mie : j’aurais jusqu’à cette minute juré mes grands dieux qu’il s’agissait tout au contraire d’une imparable manifestation de lucidité. »

« Saches, mon tout beau, qu’ils sont neuf millions en France. Les dépressifs. Qu’on me comprenne bien : il y a neuf millions de personnes entre 15 et 75 ans qui, de par nos sémillantes contrées, ont vécu, vivent ou vivront une dépression au cours de leur vie. En outre, on estime que plus de la moitié de ces dépressions ne sont guère traitées bien qu’il existe indéniablement dans notre splendide pays une surconsommation bien connue d’antidépresseurs parfois prescrits à la va comme je te pousse dans le trou. »

« Humm… Troublant, en effet. Mais dis moi, Jayamala, ma suave, pourquoi me parles-tu de tout cela ? »

« Abaissement du sentiment de valeur personnelle, estime de soi en friche, pessimisme triomphant, inappétence globale et généralisée à la vie jusque dans les plus infimes manifestations de cette dernière sont le lot quotidien du dépressif, trésor de mon cœur. »

« Certes. Je compatis crois-le bien, troublante déesse, mais… »

« Cette description ne te rappelle personne ? »

« Humm… Tu veux dire : quelqu’un à qui, lorsqu’on le voit pour la première fois, il serait difficile, pour ne pas dire impossible de donner un âge ? »

« Quelqu’un qui, de fait, aurait entre 15 et 75 ans, idole de mes nuits. »

« Ferais-tu subtilement allusion à quelqu’un qui serait indéniablement la clé de voute de bien des cabinets médicaux ratnapuriens, ma bien aimée ? Penserais-tu à cette minute même à un homme sans vice, continuellement marqué du sceau infâme de la souffrance pathologique, sublime créature ? »

« Oui. »

« Il se trouve que par l’habile truchement de notre petite conversation, je pense aussi à lui. Paridil serait donc selon toute vraisemblance aussi dépressif qu’un agnelet une veille de Pâques ? »

« C’est fort probable, ne crois-tu pas ? »

« Fort probable en effet. Ceci étant, ce n’est guère nouveau : je connais notre homme depuis toujours et c’est depuis ce temps-là qu’il broie du noir et des antidépresseurs. Vois-tu, ma bonne amie, Paridil Bakshi n’est pas en crise, il est la crise. À grand frère, grande dépression ! Et sans qu’aucune médecine ne soit parvenue à enrayer cette bien crapuleuse pelade psychologique qui conduit parfois à… »

« Disons-le tout de go : le danger majeur de la dépression est le suicide, amour de ma vie. Dans le cas de ton frère, ce danger est redoublé par le fait patent qu’en tant que membre éminent de deux sociétés de chasse, nul ne peut ignorer qu’il possède à demeure une technologie amplement suffisante pour en finir avec la vie et ses visqueuses vicissitudes. »

« Tu imagines Paridil Bakshi commettre l’irréparable, charmante compagne ? »

« Tragédie de l’insuffisance, jeune et éternel fiancé ! La dépression est un drame dont chaque acte est jalonné à satiété de répliques telles que : « suis-je à la hauteur, hein, dites, suis-je donc capable de le faire ? » Ton frère tout craché, non ? Paridil est dépassé dans son travail, ignoré par l‘amour, houspillé par la solitude et n’a pas donné de ses nouvelles depuis plus de trois semaines ! Oserais-je, de fait, te suggérer de t’enquérir… »

« Maintenant que tu en parles… C’est vrai que si l’on demandait à Paridil où a bien pu passer le lait de la tendresse humaine, il serait capable de répondre que le nichon du monde s’est tari ! »

« Et puis, tu sais ce qu’en dit le professeur Parquet ? »

« Plaît-il ? »

« Le professeur Parquet, comme un parquet. C’est un psychiatre originaire de Lille qui a beaucoup travaillé la question. »

« Et que dit le saint homme ? »

« Eh bien Parquet affirme que si un individu se retrouve dans sept des phrases suivantes, il y a un fort risque de dépression : je suis sans espoir dans l’avenir, je suis sans énergie, je suis triste, je me sens bloqué, je suis déçu de moi-même, j’ai du mal à me débarrasser de mauvaises pensées, je perds la mémoire, en ce moment je me sens moins heureux que la plupart des gens, ma vie est vide, tout me paraît difficile, je suis obligé de me forcer, je n’ai pas l’esprit clair, j’ai moins de plaisir à faire ce que j’aimais faire… »

« Tu as raison, muse de l’amour ! Voilà qui n’est guère rassurant : tu dresse-là une saisissante synthèse de la rhétorique paridilienne ! Je me propose donc sous tes yeux et sur tes conseils d’établir sur le champ un contact téléphonique avec lui ! »

Paridil hésita un bref instant lorsque la sonnerie aigüe de son téléphone déchira l’épais silence de sa chambre funéraire. Cette courte incertitude manqua de lui faire perdre cet équilibre incertain qui régissait depuis peu une existence non moins précaire. Il se ravisa donc et laissa au répondeur le soin de faire son office.

« Allô ? Paridil ? Mon grand ? C’est Hrundi à l’appareil. Dis-moi, voilà bien des jours que tu n’as donné signe de vie, vieille branche ? N’hésites pas à me rappeler. Jayamala t’embrasse. À bientôt. »

« Jayamala, mon petit oiseau de paradis, je suis mort d’inquiétude ! Crois-tu Paridil en danger ? »

« Il se peut en effet que la dynastie vacillante des Bakshi ne finisse par glisser brutalement sur le Parquet de la psychiatrie lilloise ! Il est de notre devoir d’agir ! Mais que faire pour Paridil ? »

« Qu’offrir à un homme qui n’a rien ? »

« Une surprise, mon aimé ! Celle de notre visite. Clermont-Ferrand n’est jamais qu’à une heure et demie de route de Ratnapura : nous pouvons y être pour déjeuner si nous partons sur l’heure ! »

Pendant ce temps-là, à Ratnapura, les jambes de Paridil Bakshi s’engourdissaient. L’effort soutenu qu’elles devaient fournir pour permettre au corps de conserver sa stabilité commençait à leur peser. La chaise elle-même semblait aspirer à d’autres activités que celle qui consistait à soutenir Paridil et tout le poids du monde avec lui. À l’autre bout de la verticale, toutes sortes de pensées traversaient la tête de l’homme sans vice : mourir jeune – encore jeune, plutôt jeune, pas si vieux – avait-il jamais été pour lui un idéal ? Allait-il seulement présenter un beau cadavre ? Comment Mâdharasi réagirait-elle en apprenant la tragédie ? Et Putholi-bis ? Regretteraient-elles seulement d’avoir ainsi rejeté l’amour d’un homme suffisamment épris pour en périr ?

Le téléphone sonna de nouveau.

« Allô ? C’est Mâdharasi. Dis-moi, je viens de terminer le bouquin que tu m’as prêté : Osez la tristesse, la solitude et l’ennui : une théorie d’exception pour combler le vide et l’absence.

En entendant les mots de la reine des femmes, Paridil réalisa qu’il avait, comme bien souvent, prêté un livre dont il avait entendu parler, qu’il avait acheté mais qu’il n’avait pas lu.

« C’était vraiment très intéressant ! Tout le passage où l’auteur explique qu’on ne doit pas mourir sans avoir joué sa propre musique intérieure est époustouflant. Le titre n’est pas mensonger pour une fois : il s’agit bel et bien-là d’une théorie d’exception ! C’est le secret du bonheur révélé, ni plus ni moins ! Et tout ça pour treize euro ! J’en suis encore bouleversée ! Il n’est pas étonnant que tu ailles mieux après avoir lu ça ! »

Paridil redressa la tête et tendit l’oreille ! Quand s’était-il procuré l’ouvrage, déjà ? Depuis ce temps-là, la solution était sous son nez, dans ce livre auquel il n’avait prêté une quelconque attention au-delà de la quatrième de couverture ? Etait-ce seulement possible ?

« Quand on pense que pour aller mieux il suffit de… Mais je ne vais pas t’ennuyer avec des choses que tu dois connaître par cœur ! On se voit lundi au bureau. Ce sera l’occasion d’évoquer de tout ça de vive voix. À bientôt, champion ! »

Paridil était plus déprimé que jamais ! L’envie d’en finir le submergea de nouveau. Il inspira profondément et ferma les yeux. Un pas en avant suffirait à abréger toutes ses souffrances. Un seul petit pas. Le premier. Celui qui coûte mais pour quelle récompense ! À lui, la paix de l’âme, du cœur et du corps ! L’aîné des frères Bakshi se dit alors qu’il avait fait le plus dur. En effet, ne s’était-il pas suicidé affectivement à plusieurs reprises ces derniers mois ? Son geste du jour n’était dès lors qu’une simple confirmation physique d’un trépas notoire.

Notre homme fini en était là, lorsque la sonnerie du téléphone se fit de nouveau entendre.

« Allô ? Paridil ? C’est Marudhammal. Je vous appelle parce que… je crois que quelque chose m’échappe. Il me semble que je ne comprends pas bien la situation. Depuis cette soirée-rencontres où vous étiez venu avec un ami, vous n’avez jamais repris contact avec moi. Voilà bientôt deux mois tout de même. Et la seule fois où je me suis autorisée à passer chez vous, vous m’avez accueillie sur le pas de la porte avec un superbe bouquet qui contenait une carte sur laquelle vous aviez écrit… eh bien les plus beaux mots du monde. »

La tête basse, Paridil regardait ses pieds fébriles sur sa potence improvisée en se disant qu’il ne méritait pas de mourir, que c’était encore trop bon pour lui, qu’il devrait plutôt vivre encore mille ans pour avoir une petite chance d’expier convenablement ses fautes !

« Vous savez, Paridil – poursuivait Marudhammal-la-femme-des-terres-fertiles – je finis par me demander si ces fleurs m’étaient bien destinées… C’est vrai, sur l’instant je ne me suis posé aucune question, mais à la réflexion comment pouviez-vous m’offrir un bouquet alors que vous ignoriez que je vous rendrais visite ce jour-là ? Et puis il y a votre silence depuis ce jour… J’ai besoin de savoir, Paridil. J’espère que vous comprenez que… »

Paridil n’écoutait plus. Il s’était retranché en son fort intérieur. Comme pour tenir un siège. Comme pour tenir encore un peu sur son siège de plus en plus vacillant sous le poids de ses erreurs impardonnables. Que lui restait-il à présent en dehors du formidable devenir qu’offre la maladie ? Que pouvait-il faire d’autre à ce point de son existence que de cultiver jusqu’au bout sa dépression comme d’autres cultivent leur jardin ? L’autorité de l’échec était bel et bien la seule qui lui restait. Il y avait toujours eu chez lui cette idée qu’il n’était pas vraiment l’acteur de sa vie. Cette pensée le protégeait en faisant de la bien calamiteuse suite d’épisodes récents vécue par notre homme quelque chose d’inconsistant dont il n’était pas vraiment responsable. Mais la-femme-des-terres-fertiles venait de lui mettre les points sur les trémas ! De l’extérieur, l’attitude de Paridil pouvait naïvement sembler bizarroïde ou ambigüe mais, si les évènements n’étaient pas exempts de coïncidences malheureuses, ce que reflétait en premier lieu la conduite de l’aîné des frères Bakshi, au-delà de l’exiguïté de sa propre existence, était de l’ordre d’un égoïsme invétéré et d’un mépris inconscient pour les vies contigües à la sienne.

« Voilà. C’est tout ce que voulais vous dire. À bientôt, peut-être. »

Même au seuil de la mort, Paridil ne pouvait soutenir bien longtemps son attention. Il n’écoutait, ni ne voyait d’ailleurs, le monde qui l’entourait. Comment le pourrait-il tant qu’il resterait comme éternellement pendu à lui-même ? Mais comment se dépendre de soi – se demandait l’homme pourtant sans vice – la corde au cou et la chaise sous les pieds ? Peut-être fallait-il commencer dans son cas par se dépendre tout court… Mais l’idée de devoir replonger dans les passions de la vie, qui prenaient trop souvent la forme indescriptible de la cruauté de l’amour, angoissait déjà notre professionnel du chaos. Paridil avait depuis toujours une idée très claire de l’amour : il ne pouvait s’agir que des épousailles de deux consciences ! Le fait que dans le même temps deux inconscients se reconnaissaient également lui échappait totalement ! Or c’était pourtant cette part de ténèbres qui régissait les mouvements unilatéraux du cœur d’un Paridil toujours prompt à désirer s’acoquiner à qui ne pouvait pas l’aimer comme à consciencieusement éviter toute possibilité de réussite dans ce domaine enviable du sentiment partagé.

Une sonnerie retentit de nouveau comme pour marquer la fin d’une récréation. C’était celle de la porte d’entrée. Paridil hésita. S’il voulait mourir il fallait agir maintenant ! La panique s’empara de notre asthénique compulsif à mesure que la sonnette de l’entrée se faisait plus impatiente ! Faute de pire, Paridil décida d’aller ouvrir…

« Ecoutez, je suis très occupé en ce moment et… Mais qui diable êtes-vous, Madame ? »

« Monsieur Bakshi ? Monsieur Paridil Bakshi ? »

« Moui… »

« Bonjour, je suis Akshaya. Ce qui signifie l’indestructible. Ca ne vous dit rien ? »

« Non. Je… »

« Vraiment ? »

« Eh bien il me semble en effet vous avoir déjà rencontrée mais… »

« Écoutez, monsieur Bakshi, ne jouons pas à ce petit jeu ! Vous m’avez odieusement renversée aux sports d’hiver non sans avoir ensuite pris la fuite ! Je vous ai assigné en justice ! Et juste après cela, je suis l’objet d’un contrôle fiscal ! Or je sais de source bien informée que vous êtes contrôleur au centre des impôts de Ratnapura, dans une cellule qui traque les fraudeurs potentiels… Si j’additionne un et un, vous comprendrez sans doute la raison de ma présence ici aujourd’hui, non ? »

« … »

« Ah, ne faite pas l’innocent ! C’est agaçant ! Vous avez encore ce regard confondu et hébété que vous aviez ce jour-là sur la piste ! Ce regard n’a cessé de me poursuivre depuis ! C’est insupportable ! »

« … »

« Vous êtes fort, Bakshi ! Très fort ! Je l’avoue ! Sachez que j’ai retiré ma plainte hier… Alors soyez beau joueur et cessez vous aussi les hostilités, d’accord ? »

« … »

« Je prends ça pour un oui et n’en parlons plus ! Monsieur, je ne vous salue pas ! »

C’est à cet instant que Jayamala et votre serviteur se présentèrent eux aussi devant la porte d’un Paridil confondu et hébété comme de juste.

« Paridil, mon grand ! Tu sembles confondu et hébété ! Que se passe-t-il donc ? »

« Vous connaissez cet individu ? » – demanda alors l’indestructible Akshaya.

« Absolument. C’est mon frère, mon grand frère… Madame ? »

« Peu importe ! Vous évoquez-là un lien de parenté qui ne me donne guère l’envie de me présenter… Et sur ce, je prends congé avec cette dignité qui n’est pas le point fort de votre famille, messieurs ! »

Et Akshaya-l’indestructible s’exécuta sous les trois regards confondus et hébétés de Jayamala, Paridil et de votre serviteur.

« Qui est-ce ? » – questionna Jayamala.

« Quelqu’un que j’ai rencontré au ski… » – répondit Paridil.

« Elle a l’air furibarde, non ? » – ajoutais-je, fort de cette fascinante capacité d’observation qui caractérise la famille Bakshi.

« Il faut dire que c’est la femme que j’ai renversée sur la piste… » – souligna Paridil.

« Oh, mais dis-moi, ne trotte-t-elle pas comme un lièvre des neiges ? Admirable chez une femme de son âge ! Que voulait-elle ? »

« Elle m’a annoncé qu’elle retirait sa plainte… »

« Merveilleux ! Et pourquoi cette soudaine rétractation ? »

« Un contrôle fiscal l’a fait réfléchir, semble-t-il ? »

« Oh, Paridil, mon grand vilain garçon : est-ce là ton œuvre sournoise et vindicative ? »

« Pas le moins du monde ! Mais c’est ce qu’elle semble croire… »

« Stupéfiant quiproquo ! Ta vie est une suite ininterrompue de cocasseries, une véritable farandole de retournements de situation ! Comme je t’envie parfois ! »

« Hrundi, mon petit, si tu suis ma voie, tu auras bientôt ton propre ulcère… »

« Entrons fêter cela ! Je monte déposer nos vestes dans ta chambre et lorsque je redescendrai j’espère que tu ne nous laisseras pas voir le fond de nos verres jusqu’à la nuit tombée ! »

Nous passâmes une fort agréable journée, Jayamala, Paridil et moi-même. Nous bûmes un peu plus que de raison, conversâmes de fait à bâtons un peu plus rompus qu’à l’accoutumée et nous quittâmes le soir venu un peu moins distants les uns des autres. Paridil nous confia qu’il venait de payer sa dernière traite immobilière et nous ouvrîmes du champagne, pour le plus grand plaisir de Jayamala, afin de pendre dans les règles de l’art cette sorte de crémaillère. Personne ne souhaita briser une harmonie aussi fragile et gracieuse qu’improvisée. De fait, Paridil n’évoqua pas plus que je ne le fis, la corde en forme de point d’interrogation qui dépassait du tiroir de la commode de la chambre à coucher.


dimanche 8 mai 2011

Politique et défécation

L’eau était coupée chez moi depuis 24 heures à cause de mystérieux travaux dans mon immeuble. Assis en puant dans mon salon, je pris conscience que sans eau courante, il y a beaucoup de choses de la vie courante (également) que l’on ne peut plus faire : on ne peut plus boire, on ne peut plus se laver, on ne peut plus aller aux toilettes et quand, comme moi, on n’a plus que des pâtes dans son placard, on ne peut même pas se faire à manger. C’est donc tenaillé par la soif, la faim et l’envie de faire caca que je suis sorti de chez moi ce soir-là. Un restaurant, me dis-je, était le lieu où assouvir tous mes besoins d’un coup (ou quasiment).

En arrivant dans la pizzeria du coin, j’y fus accueilli par l’ombrageuse patronne et je m’aperçus tout de suite que mes plans risquaient d’être en partie contrecarrés. Je pensais m’installer dans la chaleureuse salle du fond, à l’extrémité de laquelle se trouvent les toilettes qui motivaient pour une bonne part ma présence en ces lieux, mais je fus déçu de constater que cette salle avait été retenue pour une réunion. Un panneau à l’entrée m’apprit qu’il s’agissait d’une conférence-débat organisée par les Jeunes Actifs du XVIIIème sur le thème « Le XVIIIème arrondissement en 2020 ». En bon fan de science-fiction, je m’émerveillai de ce thème si futuriste et j’entendis d’ailleurs la voix lointaine de l’orateur évoquer l’importante question des voitures volantes.

Tout cela était certes passionnant, mais j’avais d’autres soucis, ce soir-là. En effet, je dus m’installer dans la première salle, beaucoup moins agréable. Et pour accéder aux toilettes, il m’aurait fallu traverser devant l’assemblée toute la salle du fond et m’enfermer derrière une fine porte mal jointée et fermant à peine, c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu, pour ainsi dire, faire caca parmi les Jeunes Actifs du XVIIIème. Un problème plus crucial pour moi que celui de l’absence de voitures volantes, on en conviendra. J’étais donc contraint de me retenir pendant mon repas et d’espérer que la réunion ne s’éterniserait pas.

Je commandai une de ces pizzas à l’improbable non pseudo-italien dont ces restaurants ont le secret et commençai à tendre l’oreille pour essayer d’en savoir plus sur la réunion d’à-côté. L’orateur était trop loin de moi pour que je puisse l’entendre, mais son discours se termina rapidement. Il fut applaudi poliment. Arriva alors, comme il se doit dans ces cas-là, la séance de questions. Je ne sais pas pour vous, mais les séances de questions qui suivent une conférence sont toujours pour moi un moment extrêmement pénible. Les gens qui prennent la parole dans ces moments-là sont inévitablement d’épouvantables histrions qui n’ont strictement rien d’intéressant à dire et ne se lèvent et prennent le micro que dans un seul but : être debout au milieu d’une foule entourés de gens qui les regardent et qui les écoutent. Il y a peu de choses qui, à moi, sont plus désagréables que de me trouver debout au milieu d’une foule entouré de gens qui me regardent et m’écoutent, mais il y a des personnes pour qui c’est manifestement un plaisir. Une drogue, presque.

Et là, ça n’a pas manqué : plusieurs membres de l’assemblée sont venus prendre en otage la salle et l’orateur pour raconter leur vie et se donner en spectacle. Comme ils étaient plus près de moi, j’ai malheureusement pu en entendre certains et j’ai pu ainsi mieux apprécier la nature de la réunion.

Un homme a d’abord commencé à peindre un tableau du XVIIIème arrondissement non pas en 2020, mais bien à notre époque et de la manière dont il le voyait. Il y percevait une recrudescence d’actes d’incivilité, ce qui est bien possible, mais curieusement, il les attribuait quasi-exclusivement à des « joueurs de bonneteau agressifs » et à des « marchands de faux bijoux ». Il y a en effet de ces anachroniques joueurs de bonneteau dans mon quartier (qui joue au bonneteau à notre époque ?), mais ils n’ont jamais fait montre d’une quelconque agressivité en ma présence. Quant aux « marchands de faux bijoux », j’avoue avoir été plus perplexe encore et en même temps séduit par le caractère surréaliste de la chose : car qu’est-ce qu’un faux bijou, au final ? Un objet dont on croit d’abord que c’est un bijou, mais qui s’avère finalement ne pas en être un ? Mystérieux.

Vint ensuite une femme, un peu âgée à mon sens pour être considérée comme une jeune active du XVIIIème, mais elle compensait cet âge un peu avancé par un discours résolument moderne et tourné vers l’avenir. D’une voix aigüe au débit rapide, passablement hystérique, elle fit brièvement l’éloge du discours de l’orateur, mais fit part de son étonnement, de sa déception, même, qu’il n’ait pas abordé la question la plus importante, à savoir celle de la ville 2.0. « Parce que, comprenez-vous, c’est important, le concept de ville 2.0… et puis ce n’est pas tout, car après la ville 2.0, il y a » je vous le donne en mille ! « la ville 3.0, la smart city, quoi ! ». Après cette audacieuse intrusion dans la quasi-science fiction, la dame patina un peu. Elle répétait comme un mantra ses nébuleux concepts de ville 2.0, ville 3.0 et de smart city sans jamais les expliciter, ni même en faire quoi que ce soit à part les évoquer d’un air entendu et persiffler contre ceux qui n’en percevraient pas l’importance.

Il y eut plusieurs autres intervenants qui tinrent des propos intrigants — j’ai même entendu vaguement entre deux bouchées de pizza, la sortie « oui parce que les voitures volantes , y’en a pas… par contre, des voitures volées… ». Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, l’orateur remercia bientôt tout le monde et annonça que c’était la fin de la réunion. Les gens se levèrent et quittèrent la salle en papotant. Je pus alors envisager d’aller enfin aux toilettes, mais je fus temporairement détourné de ce projet par l’apparition des deux personnes qui avaient manifestement organisé cette réunion. Comme je devais par la suite avoir affaire à eux, je vais les décrire brièvement et les nommer à partir de maintenant Charles-Édouard et Sandrine.

Charles-Édouard était grand, mince, chauve quoique jeune, portait un costume bleu-marine, une chemise Vichy, avait 30 ans mais en paraissait 45 et avait en tous points le look d’un comptable de Province.

Sandrine, brune, mince, la petite trentaine, pimpante et sobrement vêtue d’un jean et d’un haut noir de forme imprécise avait ce charme si particulier des jeunes femmes de bonne famille de droite.

Ayant fini ma pizza et n’ayant pas l’intention de commander de ces tiramisus maison dont les restaurateurs pseudo-italiens ne manquent jamais de faire la retape et qui sont invariablement répugnants, je me dis que je pouvais prendre cinq minutes pour me renseigner un peu sur cette étrange réunion. J’avais le choix entre aborder Charles-Édouard ou aborder Sandrine. Je choisis bien sûr Sandrine (que voulez-vous…).

Explications : « Ah, ça vous intéresse ! Ah mais c’est fantastique ! Il faut nous laisser votre adresse e-mail, je vous enverrai… je t’enverrai – ti-hi-hi, on se tutoie, hein ! – je t’enverrai des informations sur ce qu… qui on est ? On est les Jeunes Actifs du XVIIIème… mais en fait on est les Jeunes de l’UMP. Non, on ne met pas « UMP » sur les affiches. C’est plus… c’est moins… enfin c’est plus discret, quoi. »

Là j’avoue que j’étais un peu intrigué. Toutes considérations politiques mises à part, l’UMP est quand même un parti qui gagne régulièrement les élections les plus importantes et bénéficie donc sensément de la sympathie d’une grande partie de la population. Pourquoi dès-lors se cacher comme des conspirateurs ou de dangereux révolutionnaires ? Bizarre. Le goût du secret et du complot, sans doute. Les gens qui ont une conscience politique semblent tous, quel que soit leur bord, aimer jouer aux guérilleros.

« Oui, on essaye de faire des réunions sur divers thèmes importants pour discuter, débattre, rencontrer les gens. Et donc là, Le XVIIIème arrondissement en 2020, ça nous a paru bien, parce que, quand on y pense, 2020, c’est dans dans quoi… attends… euh, dix moins neuf… voyons… ben c’est dans 9 ans ! »

J’en convins volontiers.

« Et 9 ans, finalement, c’est bientôt. C’est rien ! Mais attends, je vais te présenter notre président. Eh Charles-Édouard, y’a quelqu’un là qui est intéressé par notre action. Je vous présente Ernesto - Charles-Édouard, Charles-Édouard – Ernesto. »

On papote, on discute, mais bon, moi, j’aime bien rire, mais le XVIIIème arrondissement en 2020, je m’en fous un peu. Et puis l’envie de faire caca devenait impérieuse. Je me débarrassai donc discrètement et poliment des deux Jeunes UMP pour me diriger vers les toilettes, pendant que Charles-Édouard et Sandrine se dirigeaient avec quelques amis vers une table pour boire un coup. Je fus cependant coupé dans mon élan par l’apparition dans le bar d’un autre individu. Il s’agissait du troisième personnage important de ma petite histoire. Nous l’appellerons Kevin.

Une chose me frappa immédiatement, dans ce contexte – ce sont des choses que l’on remarque tout de suite – disons le en un mot : Kevin était de gauche. Dès qu’il entra dans la pizzeria, mèche rebelle, mal rasé, blouson en cuir et casque de moto sous le bras, Sandrine poussa un gloussement aigu et se mit à trottiner vers lui en poussant des petits cris de belette pour se jeter dans ses bras.

Petit instant de tendresse entre Kevin et Sandrine. Les amis de Kevin étaient entrés pendant ce temps et s’étaient virilement accoudés au bar. Kevin leur lança « Ouais, Sandrine est là, mais elle est avec » rictus théâtral de dégoût « ses amis politiques. Bhââââââ ! Vade Retro Satanas ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ouais, un demi, s’il vous plaît. »

Après un dernier geste d’affection, Sandrine laissa Kevin au comptoir pour retourner vers ses "amis politiques", ramenant ainsi mon attention vers Charles-Édouard. Je pus alors constater que Charles-Édouard dardait en direction de Kevin un regard empreint de haine pure, une haine complète, à la fois politique et sentimentale, car l’affreuse vérité m’apparaissait : Charles-Édouard en pinçait pour Sandrine et Sandrine allait se vautrer dans la couche de ce jeune gauchiste au look de Bertrand Cantat et aux mains, se disait sans doute Charles-Édouard, calleuses et pleines de cambouis.

Sandrine passa les minutes qui suivirent à faire des allers-retours en gloussant entre la table de Charles-Édouard et le comptoir de Kevin. Son manège me divertissait follement, mais l’envie de faire caca qui était, après tout, la raison de ma présence en ces lieux devint plus forte et j’allai enfin occuper les toilettes que je convoitais depuis des heures.

Recueilli dans la solitude des toilettes et en pleine défécation mystique, je me pris à imaginer, goguenard, la vie de Sandrine et les interactions entre elle et ses deux soupirants rivaux. J’entendis alors sa voix dire « Où ça ? Là au fond ? Ah merci, je… » avant de laisser échapper malgré moi un pet extrêmement sonore « Ah ! Je vois que c’est occupé… tant pis. » Je terminais donc ma petite affaire et glissai discrètement vers la première salle pour voir où en était la situation.

Et franchement, me dis-je, si j’étais Kevin, je m’inquiéterais. Car le va-et-vient de Sandrine tendait nettement à se stabiliser du côté de la table de l’UMP. Certes Charles-Édouard avait un physique moins avantageux que Kevin, mais quand le moment viendrait pour Sandrine de désirer une Scénic, il faudrait manifestement qu’elle ait 16 soupapes et pas une de moins. Et c’est à ce moment-là que Charles-Édouard aurait sa carte à jouer. Et il le savait.

Je suis parti de la pizzeria. C’était il y a plus d’une semaine : bien que je leur ai laissé mon e-mail, les Jeunes Actifs du XVIIIème ne m’ont pas envoyé d’informations complémentaires. À notre époque, à 9 ans de 2020, sur qui peut-on compter, je vous le demande…



mardi 3 mai 2011

Faire construire.

« Le déroulement de l’inévitable a pour théâtre, simultanément, le cœur de l’homme et le Cosmos. »

Rachel Bespaloff - De l’Iliade.

Les brillants débuts de Paridil Bakshi dans des domaines fiscaux variés au sein de la très sérieuse cellule administrative, sa vertigineuse conquête du pourtant intimidant ministère des finances en qualité de technicien de pointe de la fiscalité, ses premiers soupirs d’amour pour une égérie du commerce de détail alimentaire dont tout Ratnapura se fit en son temps l’écho jusque bien au-delà des monts du Forez comme de ceux de la Madeleine, ses folles courses à perdre haleine menées tambour-battant et l’arme au poing sur les traces de mille animaux retors à travers les périlleux terroirs qui s’étendent à perte de vue tout autour de la ville, sa patience légendaire envers les plus insolites représentantes du beau sexe, ses entrées partout de gré ou de force, ses aventures les plus corsées, tout cela au fond ne compte pas. Ce qui importe est le sentiment qui ne cesse d’animer en tous points du jour et de la nuit l’aîné des frères Bakshi, l’air toujours plus pur que notre homme aspire à respirer encore, la poésie du mouvement toujours plus solidement ancrée chez ce gaillard à l’œil encore vif, à la cuisse également assurée en dépit du temps qui passe et fait passer toute chose ici-bas. Bien des bornes ont en effet été franchies par ce débroussailleur de plaines invétéré, fameux crapahuteur de collines à ses heures. Pourtant, ce diable d’homme semble avoir dédié son existence entière à cette région des plus intérieures dans laquelle du relief ou du plat, du soleil ou de la pluie, du jour ou de la nuit, rien ne peut plus guère être distingué. La vie a ainsi fait de ce Moïse du peuple Bakshi une étonnante girouette ne sachant plus à quel sein se vouer dès qu’il s’agit de conduire une vie amoureuse devenue, si ce n’est inexistante, pour le moins spasmodique et confuse.

Observons Paridil faire sa valise pour les vacances d’hiver. Il serait tout à fait possible de ne voir là qu’innocents préparatifs en vue de ne négliger aucun de ces petits détails qui permettent au bout de leur compte de passer une chic semaine entre amis partageant le même goût pour la gastronomie helvétique et les combinaisons aux coloris aussi improbables que tapageurs. D’aucun n’y verrait même sûrement que réponse pratique à l’appel entêtant de la glisse en forme de linge de maison joliment bourré au fond du baise-en-ville. Pourtant il n’en est rien, tant, en réalité, le spectacle est d’une violence inouïe ! En effet, ce que tasse sans plus de ménagement notre contrôleur des impôts dans son bagage à main n’est rien d’autre que ce fameux linge sale que d’autres lavent – parait-il – en famille ! Or voilà bien là le propre de notre fonctionnaire que de s’obliger quoi qu’il advienne à fonctionner. Et pour cela, il doit rien moins que continuellement masquer sa part sombre sous les étoffes les plus pétillantes. S’il n’est que désolation au-dedans, après un nouvel échec sentimental face à Putholi-bis la pourtant si douce, Paridil va néanmoins s’efforcer de n’en rien laisser paraître dans les jours qui viennent pour tenter encore de redevenir l’ami – et c’est inhumain – qu’il n’a probablement jamais cessé d’être – et c’est abominable. Paridil ne charme pas plus ses sentiments que les femmes auxquelles ils les destine. S’il laisse indifférentes ces dernières, il dresse les premiers avec une extrême brutalité, les mène au fouet et au tabouret ! Son cœur est une cage aux fauves qu’il lui faut domestiquer à tout prix. Tuer la pulsion est pour ce dompteur de passions une sorte de manière de vivre l’amour en tâchant tant bien que mal de se tenir hors de portée de sa féline et puissante cruauté. Ainsi le mardi se glisse-t-il dans la peau du prétendant, pour revêtir la combinaison de ski orange et violette du bon camarade le samedi suivant ! L’aîné des frères Bakshi fait de ce point de vue-là figure de véritable brute qui malmène ses affects dans le seul but d’éviter à tout prix la solitude qui le glace et le terrifie ! Paridil doit alors se dresser contre ses propres inclinaisons pour suivre celles des pistes vertes, bleues, rouges ou noires qu’il va bien lui falloir dévaler s’il ne veut pas perdre de vue l’objet de sa concupiscence recuite. Dès lors, son seul projet de glisse consiste à passer avec plus ou moins d’adresse d’un statut à un autre afin de ne point trop effaroucher certains membres de ce précieux entourage qui l’aide pied à pied à lutter contre les conditions extrêmes que lui impose sa montagne de solitude…

Outre qu’il s’était décidé à ne plus jamais investir un sou dans le commerce floral, tant faire parvenir un bouquet à sa destinatrice était devenu pour lui une tâche insurmontable, Paridil avait également pris quelques sages résolutions avant que de ne s’embarquer pour une semaine de ski de piste – sport qu’il n’avait jamais pratiqué et détail qu’il avait omis de préciser à ses deux camarades de chalet : Putholi et Putholi-bis. La domestication du cœur passant comme de juste par celle du corps, il fallait dans ce but équiper au mieux ce dernier. Ainsi, notre Jean-Claude Killy du dimanche s’était-il muni d’une paire de ski grand débutant de la gamme « Alien » de chez Head qu’il avait finalement préférée au modèle « K2 Public Enemy » qui lui avait pourtant tapé dans l’œil alors qu’il essayait le masque intégral « Ninja in love » de marque Spy en polyuréthane thermoplastique à l’autre bout du magasin mais qui « taillait trop grand » pour lui. Les modèles « Viper » de chez Rossignol et « Suspect » de chez Salomon avaient été un temps envisagés par notre roi de la glissade, mais ils n’avaient finalement pas été retenus car ils étaient notoirement considérés par la vendeuse comme trop rigides, voire « freestyle ».

« Pas votre genre – avait-elle ajouté au désespoir de l’aîné des frères Bakshi – Vous, ce qu’il vous faut c’est un modèle plus polyvalent, quelque chose de plus commun si vous me passez l’expression… Je dirais même qu’un modèle plus mou vous correspondrait davantage », surenchérit-elle, après avoir envisagé Paridil de pied en cape avec une moue toute professionnelle, sans se douter de l’effet boule-de-neige dévastateur que cette phrase avait déjà sur son client, entraînant cul par-dessus tête comme par l’entremise d’une puissante avalanche le moral de ce dernier au bas de toutes les pistes de bonheur possibles et imaginables…

Néanmoins l’affaire fut assez rapidement conclue et Paridil regagna son domicile avec sa paire d’« Alien » toute molle sous le bras et une paire de lunette Loubsol de la gamme Mistral Junior en poche. On n’entendit plus parler de lui pendant toute une semaine.

« Allô ? »

« Allô ? Hrundi ? C’est moi ! J’en suis revenu ! »

« Oh ! Paridil ! Revenu ! Mais… de quoi ? »

« Du ski, bien entendu ! »

« Eh oui ! Le ski ! Mais où ai-je la tête ? Alors, ce séjour ? »

« Et bien j’ai passé une… Une semaine au ski. Ce n’est pas si mal le ski, finalement. On s’en fait toute une montagne et puis… C’est après que la pente s’est avérée raide… Je n’ai pas pu… Je ne peux pas rentrer dans ma vie de tous les jours. Putholi-bis et Putholi ont été très gentilles. Tellement gentilles. Tu sais, j’avais très peur d’aller au ski. De décevoir Putholi-bis. D’être ridicule. De mal fonctionner. De skier. Il a fallu que je me lance. Je n’avais dit à personne que je n’étais jamais monté sur des skis. J’aurais aimé mieux skier ! Si je skiais mieux, leurs regards sur moi seraient différents. »

« Tu m’as l’air de t’en être bien sorti, non ? »

« Au milieu de la piste rouge, dès ma première descente, j’ai renversé une très vieille femme… »

« Pardon ? Mais qu’est-ce que faisait au beau milieu d’une piste écarlate une femme aussi âgée ? »

« La même chose que moi, elle essayait de se tenir sur des skis. Désirer passer l’automne de sa vie aux sports d’hiver n’a rien de bien novateur, tu sais. Bref, je l’ai fauchée en pleine vieillesse ! Une catastrophe ! Si tu avais vu ce chantier ! Elle hurlait ! Elle m’a semblé très mécontente pour tout dire ! »

« Et qu’est-ce que tu as fait ? »

« Eh bien, le lendemain je suis allé m’inscrire chez les Oursons : c’est la catégorie « chasse-neige » grands débutants. »

« Non, je voulais dire : qu’as-tu fait sur l’instant ? »

« Sur l’instant ? Rien. J’ai continué de descendre. Je ne savais pas m’arrêter à l’époque. J’ai beaucoup appris chez les Oursons, tu sais. »

« C’est fascinant, tu t’es une nouvelle fois jeté dans l’inconnu avec toute cette pugnacité qui te caractérise ! »

« En quelque sorte. Je me suis jeté dans ce vide qui me fait tant horreur et je l’ai traversé de part en part. C’était grisant ! Et quand arrivé au plus bas, je me retournais pour regarder les pentes, je m’étonnais toujours de les avoir descendues, et si vite de surcroît ! »

« Je dois dire que c’est un domaine où tu es excelles. C’est bien que tu t’en aperçoives… »

« Et les filles ! Si tu les avais vues ! De véritables casse-cous ! Putholi-bis en particulier est d’une nature tellement intrépide ! Elle m’a vraiment impressionné. Vraiment. »

« À ce propos, comment s’est passé la cohabitation ? »

« Eh bien je dirais qu’elles ont toutes deux conclu une étonnante alliance. C’est un rapport complexe fait de décision de la part de Putholi et d’acceptation de celle de Putholi-bis. Putholi m’est apparue comme quelqu’un de difficile, quelqu’un de très peu portée sur la remise en question, et qui, de fait, ne te laisse que trois issues : te soumettre, combattre ou t’en aller. Du coup, Putholi-bis assure le lien avec le monde extérieur. C’est un ange de bonté et d’abnégation entièrement dévolu au bonheur de Putholi mais que je sens incapable de décider quoi que ce soit par ou pour elle-même. Comme tu peux t’en douter, ma place était assez difficile à définir dans ce tableau-là. »

« Comme d’habitude, non ? Tu as les mêmes problèmes que la plupart des gens mais tu parviens à les concentrer dans très peu d’espace – un bureau ou un chalet – ce qui les intensifie affreusement quand on y pense… »

« C’est épuisant, tu sais. La solution c’est de ne pas y penser. Mais ça me demande mentalement beaucoup d’efforts… »

« Je dois avouer que ton obstination force l’admiration. »

« Mon obstination à quoi faire, au fond ? »

« C’est ce point que je détermine mal… »

« Toujours est-il que je suis rentré depuis une semaine et que ma vie m’est à nouveau insupportable ! »

« Trop calme, j’imagine. »

« Tu ne crois pas si bien dire, avec mon problème de hanches… »

« De quoi parles-tu ? »

« De trois oursons mal léchés qui m’ont percuté sans plus de précaution alors que je tentais de récupérer l’un de mes ski dans un taillis… Je suis plâtré, immobilisé pour plusieurs semaines et c’est un authentique cauchemar ! »

« Toi qui ne tiens pas en place ! Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? »

« Mâdharasi et Pritish sont venus me chercher hier et m’ont emmené chez eux pour dîner. Après le repas nous avons regardé le match de l’ASSE à la télévision au salon. Ils m’ont installé dans mon fauteuil, celui que j’aime tant près du guéridon, face au canapé. Quelle soirée, mes aïeux ! C’était doux, chaud et rassurant. C’était merveilleux de voir enfin « Mâmâ » avec les yeux d’après. »

« Les yeux d’après quoi ? »

« D’après l’amour, pardi ! Je la voyais enfin telle qu’elle est : douce, ouverte, compréhensive, magnifique de dévouement, en un mot : sublime ! »

« Ne le prends pas mal – tu sais combien je t’aime – mais les cinglés dans ton genre devraient porter un écriteau ! Prévenir, quoi ! Mais poursuis, je t’en prie. »

« Ensuite, nous avons parlé elle et moi de ce que je ressens pour Putholi-bis, de cette situation un peu délicate… »

« Tu parles de ça avec Mâdharasi ? »

« Bien entendu : nous sommes amis après tout. Et puis j’avais besoin d’un conseil quant à l’incident. »

« L’incident ? Quel incident ? »

« Eh bien puisque tu me le demandes, je t’en touche deux mots : je suis allé à la chorale hier, comme chaque mardi… »

« Avec le bassin plâtré ? »

« La mère de mon camarade de chasse Padaïthalaïvan est impotente, il s’est donc acheté un de ces véhicules avec la porte latérale et la rampe d’accès qui permettent de ramener le gros gibier ou de transporter une personne en fauteuil roulant, ce qui est mon cas… »

« Tu veux dire que tu es en fauteuil roulant ? »

« La mère de Padaï m’a dit que ça me donnait un air encore plus attendrissant, figures-toi. Comme nous voyageons souvent ensemble ces derniers temps, on a le temps de causer un peu… Mais là n’est pas la question. Donc Padaïthalaïvan me dépose à la chorale. J’y ai vu Putholi-bis pour la première fois depuis notre retour des sports d’hiver. J’en ai profité pour lui dire à quel point je n’étais pas bien, j’ai évoqué à mots couverts la solitude crasse dans laquelle je me retrouvais depuis notre retour ainsi que l’horreur sans borne que j’avais de mon quotidien… Après l’avoir rassurée sur la nature platonique des sentiments aussi cristallins qu’amicaux que j’éprouve à présent à son égard, nous nous sommes séparés sur le parking où Padaï m’attendait pour me charger dans sa voiture à côté de sa mère qui rentrait elle-même de son club de belotte… Et voilà que depuis, Putholi-bis ne me donne plus signe de vie ! »

« Pas étonnant, au vu de ton numéro de moribond ! »

« J’ai tout de même fini par recevoir un « texto » la semaine suivante : « Je vais mal. D’un mal qui empire chaque jour. Il n’y aura pas de chorale demain. » A ces mots – ni une ni deux ! – je m’autorise à reprendre contact à demi-mots et je réponds à l’expéditeur quelque chose qui se voulait réconfortant : « Moi non plus je ne vais pas bien. Je t’aime. Je ne peux pas vivre sans toi. Tu me manques épouvantablement. Je suis prêt à tout pour toi ! »

« Troublant de subtilité, en effet ! Tu comptes sur sa capacité à lire entre les lignes, c’est astucieux… »

« Hélas, son message n’était en fait rien d’autre que celui de notre professeur de chant qui est atteint d’un cancer comme tu le sais et que Putholi-bis m’avait fait suivre pour me prévenir de l’annulation de la chorale ! »

« Quiproquo ! Tu viens de déclarer ta flamme à un retraité en phase terminale, c’est bien ce que tu essayes de me dire ? Tu es décidemment l’innocent jouet du destin… »

« Il m’a répondu qu’il valait mieux que je ne vienne plus à la chorale. Qu’il ne pouvait pas faire face à une telle situation dans l’immédiat. Qu’il avait lui aussi ses soucis en ce moment. »

« Et Putholi-bis, qu’en est-il ? »

« Le chef de chœur et elle sont assez proches. J’ai peur qu’ils ne se soient parlé à mon désolant propos. »

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

« Elle m’a envoyé un nouveau message peu après qui se résume à une question : « Mais qui es-tu, à la fin ? » Depuis lors, je suis sans la moindre nouvelle d’elle ! Alors même que j’allais faire le grand saut ! »

« Le grand sot ? »

« Parfaitement ! Je venais de mettre en vente ma maison, un acheteur s’était proposé, lui et moi allions conclure, et j’étais sur le point d’acheter le terrain à côté de leurs maisons mitoyennes pour… »

« …Faire construire ? »

« Pour ne plus jamais être seul ! Mais voilà : au lieu d’habiter à côté, je suis Gros-Jean comme devant ! Depuis lors, j’ai triplé les doses de prozac ! Ma psychiatre vient ici chaque jour et elle n’est pas remboursée par la sécurité sociale ! Putholi-bis me fuit comme la peste ! Je suis dans le plâtre jusqu’au cou ! Et pour couronner le tout, j’ai reçu ce matin une lettre lourde de menaces !

« Diable ! Qui peut bien t’en vouloir ? Si l’amour des femmes t’échappe plus souvent qu’à ton tour, on ne peut que constater par ailleurs à quel point tout le monde t’aime sur le mode appréciable de l’amitié sincère, non ? »

« Tout le monde. C’est vrai. Exception faite de la seule femme que j’ai réussie à faire chavirer depuis trente ans : figures-toi que la vieille inopinément culbutée sur la piste rouge me réclame des dommages et intérêts pour préjudice physique et moral ou elle me traîne au tribunal ! »

« Mais comment t’as-t-elle retrouvé ? »

« Grâce à des réflexes exceptionnels pour une femme de son âge et de son gabarit : au moment du choc, elle m’a arraché mon bonnet – tu sais le violet avec un gros pompon multicolore… »

« Et alors ? Tu n’étais présumablement pas le seul à porter un grotesque couvre-chef… »

« Ce bonnet m’accompagne depuis toujours, tu le sais. Maman avait cousu mon nom à l’intérieur au cas où, adolescent, je l’aurai égaré. »

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

« Faire la sourde oreille. Ne pas répondre. »

« Tu ne pourras pas éternellement l’éviter… »

« Elle finira bien par mourir et l’affaire avec elle. »

« Ca risque de prendre un certain temps ! »

« Ca tombe bien, le temps est tout ce qu’il me reste. »

« Paridil, mon grand, il va falloir trouver mieux que ça, j’en ai peur… »

« Je ne le sais que trop. Comme je sais que j’ai souvent abusé de cette formule de part le passé, mais pourtant cette fois je le sens, Hrundi, mon petit, mon tout petit : je suis cuit ! »