dimanche 8 mai 2011

Politique et défécation

L’eau était coupée chez moi depuis 24 heures à cause de mystérieux travaux dans mon immeuble. Assis en puant dans mon salon, je pris conscience que sans eau courante, il y a beaucoup de choses de la vie courante (également) que l’on ne peut plus faire : on ne peut plus boire, on ne peut plus se laver, on ne peut plus aller aux toilettes et quand, comme moi, on n’a plus que des pâtes dans son placard, on ne peut même pas se faire à manger. C’est donc tenaillé par la soif, la faim et l’envie de faire caca que je suis sorti de chez moi ce soir-là. Un restaurant, me dis-je, était le lieu où assouvir tous mes besoins d’un coup (ou quasiment).

En arrivant dans la pizzeria du coin, j’y fus accueilli par l’ombrageuse patronne et je m’aperçus tout de suite que mes plans risquaient d’être en partie contrecarrés. Je pensais m’installer dans la chaleureuse salle du fond, à l’extrémité de laquelle se trouvent les toilettes qui motivaient pour une bonne part ma présence en ces lieux, mais je fus déçu de constater que cette salle avait été retenue pour une réunion. Un panneau à l’entrée m’apprit qu’il s’agissait d’une conférence-débat organisée par les Jeunes Actifs du XVIIIème sur le thème « Le XVIIIème arrondissement en 2020 ». En bon fan de science-fiction, je m’émerveillai de ce thème si futuriste et j’entendis d’ailleurs la voix lointaine de l’orateur évoquer l’importante question des voitures volantes.

Tout cela était certes passionnant, mais j’avais d’autres soucis, ce soir-là. En effet, je dus m’installer dans la première salle, beaucoup moins agréable. Et pour accéder aux toilettes, il m’aurait fallu traverser devant l’assemblée toute la salle du fond et m’enfermer derrière une fine porte mal jointée et fermant à peine, c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu, pour ainsi dire, faire caca parmi les Jeunes Actifs du XVIIIème. Un problème plus crucial pour moi que celui de l’absence de voitures volantes, on en conviendra. J’étais donc contraint de me retenir pendant mon repas et d’espérer que la réunion ne s’éterniserait pas.

Je commandai une de ces pizzas à l’improbable non pseudo-italien dont ces restaurants ont le secret et commençai à tendre l’oreille pour essayer d’en savoir plus sur la réunion d’à-côté. L’orateur était trop loin de moi pour que je puisse l’entendre, mais son discours se termina rapidement. Il fut applaudi poliment. Arriva alors, comme il se doit dans ces cas-là, la séance de questions. Je ne sais pas pour vous, mais les séances de questions qui suivent une conférence sont toujours pour moi un moment extrêmement pénible. Les gens qui prennent la parole dans ces moments-là sont inévitablement d’épouvantables histrions qui n’ont strictement rien d’intéressant à dire et ne se lèvent et prennent le micro que dans un seul but : être debout au milieu d’une foule entourés de gens qui les regardent et qui les écoutent. Il y a peu de choses qui, à moi, sont plus désagréables que de me trouver debout au milieu d’une foule entouré de gens qui me regardent et m’écoutent, mais il y a des personnes pour qui c’est manifestement un plaisir. Une drogue, presque.

Et là, ça n’a pas manqué : plusieurs membres de l’assemblée sont venus prendre en otage la salle et l’orateur pour raconter leur vie et se donner en spectacle. Comme ils étaient plus près de moi, j’ai malheureusement pu en entendre certains et j’ai pu ainsi mieux apprécier la nature de la réunion.

Un homme a d’abord commencé à peindre un tableau du XVIIIème arrondissement non pas en 2020, mais bien à notre époque et de la manière dont il le voyait. Il y percevait une recrudescence d’actes d’incivilité, ce qui est bien possible, mais curieusement, il les attribuait quasi-exclusivement à des « joueurs de bonneteau agressifs » et à des « marchands de faux bijoux ». Il y a en effet de ces anachroniques joueurs de bonneteau dans mon quartier (qui joue au bonneteau à notre époque ?), mais ils n’ont jamais fait montre d’une quelconque agressivité en ma présence. Quant aux « marchands de faux bijoux », j’avoue avoir été plus perplexe encore et en même temps séduit par le caractère surréaliste de la chose : car qu’est-ce qu’un faux bijou, au final ? Un objet dont on croit d’abord que c’est un bijou, mais qui s’avère finalement ne pas en être un ? Mystérieux.

Vint ensuite une femme, un peu âgée à mon sens pour être considérée comme une jeune active du XVIIIème, mais elle compensait cet âge un peu avancé par un discours résolument moderne et tourné vers l’avenir. D’une voix aigüe au débit rapide, passablement hystérique, elle fit brièvement l’éloge du discours de l’orateur, mais fit part de son étonnement, de sa déception, même, qu’il n’ait pas abordé la question la plus importante, à savoir celle de la ville 2.0. « Parce que, comprenez-vous, c’est important, le concept de ville 2.0… et puis ce n’est pas tout, car après la ville 2.0, il y a » je vous le donne en mille ! « la ville 3.0, la smart city, quoi ! ». Après cette audacieuse intrusion dans la quasi-science fiction, la dame patina un peu. Elle répétait comme un mantra ses nébuleux concepts de ville 2.0, ville 3.0 et de smart city sans jamais les expliciter, ni même en faire quoi que ce soit à part les évoquer d’un air entendu et persiffler contre ceux qui n’en percevraient pas l’importance.

Il y eut plusieurs autres intervenants qui tinrent des propos intrigants — j’ai même entendu vaguement entre deux bouchées de pizza, la sortie « oui parce que les voitures volantes , y’en a pas… par contre, des voitures volées… ». Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, l’orateur remercia bientôt tout le monde et annonça que c’était la fin de la réunion. Les gens se levèrent et quittèrent la salle en papotant. Je pus alors envisager d’aller enfin aux toilettes, mais je fus temporairement détourné de ce projet par l’apparition des deux personnes qui avaient manifestement organisé cette réunion. Comme je devais par la suite avoir affaire à eux, je vais les décrire brièvement et les nommer à partir de maintenant Charles-Édouard et Sandrine.

Charles-Édouard était grand, mince, chauve quoique jeune, portait un costume bleu-marine, une chemise Vichy, avait 30 ans mais en paraissait 45 et avait en tous points le look d’un comptable de Province.

Sandrine, brune, mince, la petite trentaine, pimpante et sobrement vêtue d’un jean et d’un haut noir de forme imprécise avait ce charme si particulier des jeunes femmes de bonne famille de droite.

Ayant fini ma pizza et n’ayant pas l’intention de commander de ces tiramisus maison dont les restaurateurs pseudo-italiens ne manquent jamais de faire la retape et qui sont invariablement répugnants, je me dis que je pouvais prendre cinq minutes pour me renseigner un peu sur cette étrange réunion. J’avais le choix entre aborder Charles-Édouard ou aborder Sandrine. Je choisis bien sûr Sandrine (que voulez-vous…).

Explications : « Ah, ça vous intéresse ! Ah mais c’est fantastique ! Il faut nous laisser votre adresse e-mail, je vous enverrai… je t’enverrai – ti-hi-hi, on se tutoie, hein ! – je t’enverrai des informations sur ce qu… qui on est ? On est les Jeunes Actifs du XVIIIème… mais en fait on est les Jeunes de l’UMP. Non, on ne met pas « UMP » sur les affiches. C’est plus… c’est moins… enfin c’est plus discret, quoi. »

Là j’avoue que j’étais un peu intrigué. Toutes considérations politiques mises à part, l’UMP est quand même un parti qui gagne régulièrement les élections les plus importantes et bénéficie donc sensément de la sympathie d’une grande partie de la population. Pourquoi dès-lors se cacher comme des conspirateurs ou de dangereux révolutionnaires ? Bizarre. Le goût du secret et du complot, sans doute. Les gens qui ont une conscience politique semblent tous, quel que soit leur bord, aimer jouer aux guérilleros.

« Oui, on essaye de faire des réunions sur divers thèmes importants pour discuter, débattre, rencontrer les gens. Et donc là, Le XVIIIème arrondissement en 2020, ça nous a paru bien, parce que, quand on y pense, 2020, c’est dans dans quoi… attends… euh, dix moins neuf… voyons… ben c’est dans 9 ans ! »

J’en convins volontiers.

« Et 9 ans, finalement, c’est bientôt. C’est rien ! Mais attends, je vais te présenter notre président. Eh Charles-Édouard, y’a quelqu’un là qui est intéressé par notre action. Je vous présente Ernesto - Charles-Édouard, Charles-Édouard – Ernesto. »

On papote, on discute, mais bon, moi, j’aime bien rire, mais le XVIIIème arrondissement en 2020, je m’en fous un peu. Et puis l’envie de faire caca devenait impérieuse. Je me débarrassai donc discrètement et poliment des deux Jeunes UMP pour me diriger vers les toilettes, pendant que Charles-Édouard et Sandrine se dirigeaient avec quelques amis vers une table pour boire un coup. Je fus cependant coupé dans mon élan par l’apparition dans le bar d’un autre individu. Il s’agissait du troisième personnage important de ma petite histoire. Nous l’appellerons Kevin.

Une chose me frappa immédiatement, dans ce contexte – ce sont des choses que l’on remarque tout de suite – disons le en un mot : Kevin était de gauche. Dès qu’il entra dans la pizzeria, mèche rebelle, mal rasé, blouson en cuir et casque de moto sous le bras, Sandrine poussa un gloussement aigu et se mit à trottiner vers lui en poussant des petits cris de belette pour se jeter dans ses bras.

Petit instant de tendresse entre Kevin et Sandrine. Les amis de Kevin étaient entrés pendant ce temps et s’étaient virilement accoudés au bar. Kevin leur lança « Ouais, Sandrine est là, mais elle est avec » rictus théâtral de dégoût « ses amis politiques. Bhââââââ ! Vade Retro Satanas ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ouais, un demi, s’il vous plaît. »

Après un dernier geste d’affection, Sandrine laissa Kevin au comptoir pour retourner vers ses "amis politiques", ramenant ainsi mon attention vers Charles-Édouard. Je pus alors constater que Charles-Édouard dardait en direction de Kevin un regard empreint de haine pure, une haine complète, à la fois politique et sentimentale, car l’affreuse vérité m’apparaissait : Charles-Édouard en pinçait pour Sandrine et Sandrine allait se vautrer dans la couche de ce jeune gauchiste au look de Bertrand Cantat et aux mains, se disait sans doute Charles-Édouard, calleuses et pleines de cambouis.

Sandrine passa les minutes qui suivirent à faire des allers-retours en gloussant entre la table de Charles-Édouard et le comptoir de Kevin. Son manège me divertissait follement, mais l’envie de faire caca qui était, après tout, la raison de ma présence en ces lieux devint plus forte et j’allai enfin occuper les toilettes que je convoitais depuis des heures.

Recueilli dans la solitude des toilettes et en pleine défécation mystique, je me pris à imaginer, goguenard, la vie de Sandrine et les interactions entre elle et ses deux soupirants rivaux. J’entendis alors sa voix dire « Où ça ? Là au fond ? Ah merci, je… » avant de laisser échapper malgré moi un pet extrêmement sonore « Ah ! Je vois que c’est occupé… tant pis. » Je terminais donc ma petite affaire et glissai discrètement vers la première salle pour voir où en était la situation.

Et franchement, me dis-je, si j’étais Kevin, je m’inquiéterais. Car le va-et-vient de Sandrine tendait nettement à se stabiliser du côté de la table de l’UMP. Certes Charles-Édouard avait un physique moins avantageux que Kevin, mais quand le moment viendrait pour Sandrine de désirer une Scénic, il faudrait manifestement qu’elle ait 16 soupapes et pas une de moins. Et c’est à ce moment-là que Charles-Édouard aurait sa carte à jouer. Et il le savait.

Je suis parti de la pizzeria. C’était il y a plus d’une semaine : bien que je leur ai laissé mon e-mail, les Jeunes Actifs du XVIIIème ne m’ont pas envoyé d’informations complémentaires. À notre époque, à 9 ans de 2020, sur qui peut-on compter, je vous le demande…



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire