mardi 29 juin 2010

On rigole, des fois, dans les mairies...


M. Cassecouilles
1 rue de la Truie-qui-file
92100 Boulogne Billancourt
à
Monsieur le Maire de Paris
Hôtel de Ville
75001 Paris

Monsieur le Maire,
Je me permets par la présente d’attirer votre attention sur un problème qui, pour être crucial, n’en a pas moins, semble-t-il, échappé à votre attention en raison, j’aime à le croire, du rythme insensé que la vie politique moderne impose à nos édiles. Il s’agit du problème du compositeur Adrian Leverkhün, auteur de plus de 300 œuvres, que vous connaissez sûrement. Or malgré sa notoriété qui a bien souvent dépassé les frontières, et aussi invraisemblable qu’un tel oubli puisse paraître, l’auteur de la célèbre Sonatine transcontinentale n’a à ce jour pas de rue portant son nom dans notre capitale ! Je suis certain qu’un homme tel que vous, sensible, érudit, ami des arts, ne saurait laisser perdurer cette situation inacceptable et que vous ferez le nécessaire auprès de qui de droit pour qu’une voie de Paris soit prochainement rebaptisée du nom d’Adrian Leverkhün. Dans cet espoir, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.



M. Cassecouilles
1 rue de la Truie-qui-file
92100 Boulogne Billancourt
à
Monsieur le Maire de Paris
Hôtel de Ville
75001 Paris

Monsieur le Maire,
Par lettre en date du XX XX XXXX, j’avais signalé à votre attention combien il serait souhaitable que la Ville de Paris honore avec tout l’éclat voulu en donnant son nom à l’une de ses voies, un de ses enfants les plus fidèles et les plus attachants, qui l’avait lui même honorée tout au long de son existence par son prestigieux talent, en la persone d’Adrian Leverkhün, auteur de plus de 300 œuvres d’une richesse et d’une diversité tout à fait exceptionnelles et que le Oklahoma Citizen News du 16 avril 1946 (voir article ci-joint) décrivait comme « probablement l’un des 20 compositeurs les plus intéressants de son temps ». Dans l’attente d’une réponse favorable de votre part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.



M. Cassecouilles
1 rue de la Truie-qui-file
92100 Boulogne Billancourt
à
Monsieur le Maire de Paris
Hôtel de Ville
75001 Paris

Monsieur le Maire,
Par lettres en dates des XX XX XXXX et XX XX XXXX auxquelles je suis stupéfait de n’avoir par encore reçu de réponse, j’attirais votre attention sur l’urgence qu’il y avait à attribuer enfin à une rue parisienne le nom du compositeur Adrian Leverkhün. Qu’il me soit permis de rappeler ici que le 18 octobre dernier, l’inauguration d’une plaque commémorative en l’honneur d’Adrian Levekhün à l’entrée de l’immeuble qu’il avait ocuppé pendant près de 40 ans au numéro 3 de la rue Championnet a rassemblé autour de M. Grospourri, Mairie du nième arrondissement, et de moi-même d’éminentes personnalités du milieu musical. Je vous signale en outre que M. Vieuxdébris, compositeur membre de l’Académie des Beaux-Arts et Chancellier de l’Institut de France, qui n’avait pu assister à cette inauguration car il luttait déjà contre la maladie qui devait, comme vous le savez, l’emporter quelques temps après, avait pris la peine d’envoyer un message empreint de la plus profonde estime. Nul ne songerait à faire à des personnalités aussi prestigieuses l’insulte de croire qu’elles se seraient dérangées pour un créateur de second ordre ! Je vous prie donc de bien vouloir prêter à ma légitime requête l’attention qu’elle mérite. Dans l’attente d’une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.

PS. Je me permets d’adresser copie de cette lettre à mon ami M. Grospourri, Maire du nième arrondissement.



M. Grospourri
Ancien Ministre
Maire du nième arrondissement
à
Monsieur le Maire de Paris
Hôtel de Ville
75001 Paris

Monsieur le Maire,
Je souhaite attirer votre attention sur la requête qui vous a été adressée par un de nos administrés, M. Cassecouilles, concernant l’éventuelle attribution du nom d’Adrian Leverkhün à une voie de Paris. Je partage totalement l’argumentation qu’il développe dans sa correspondance et je vous serais très reconnaissant si vous pouviez faire examiner favorablement cette demande. Avec mes remerciements, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.



Le Directeur de Cabinet du Maire de Paris
à
M. Grospourri
Ancien Ministre
Maire du nième arrondissement

Monsieur le Maire,
Vous avez bien voulu attirer l’attention du Maire de Paris sur le souhait de M. Cassecouilles que le nom d’Adrian Leverkhün soit donné à une rue de Paris. J’ai le plaisir de vous confirmer que la Commission d’examen des projets de dénomination des voies, places et espaces verts de la Capitale (la CEPDVPEVC) a été chargée de l’examen de cette requête. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.

Copie envoyée à M. Cassecouille, 1 rue de la Truie-qui-file 92100 Boulogne Billancourt



Commission d’examen
des projets de dénomination des voies,
places et espaces verts de la Capitale

à
M. Grospourri
Ancien Ministre
Maire du nième arrondissement

Monsieur le Maire,
J’ai le plaisir de vous annoncer que la Commission d’examen des projets de dénomination des voies, places et espaces verts de la Capitale (la CEPDVPEVC) lors de sa séance du XX XX XXXX a décidé d’attribuer le nom d’Adrian Leverkhün à la voie située au niveau du 1 rue Lamblet dans votre arrondissement. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.

Copie envoyée à M. Cassecouille, 1 rue de la Truie-qui-file 92100 Boulogne Billancourt



M. Cassecouilles
1 rue de la Truie-qui-file
92100 Boulogne Billancourt
à
Monsieur le Maire de Paris
Hôtel de Ville
75001 Paris

Monsieur le Maire,
Je viens de recevoir copie d’un courrier de la Commission d’examen des projets de dénomination des voies, places et espaces verts de la Capitale (la CEPDVPEVC) concernant la question pressante de l’attribution à une voie de Paris du nom du compositeur Adrian Leverkhün et je vous écris pour vous faire part de ma consternation. L’emplacement auquel la Commission envisage, semble-t-il, de donner le nom d’Adrian Leverkhün n’est en effet pas une voie mais un simple renfoncement entre deux immeubles juste bon à entreposer des poubelles (ce qui était effectivement le cas lorsque je me suis rendu sur place). Destiner un tel lieu à l’un des plus grands compositeurs du XXème siècle encensé par le presse américaine (voir article ci-joint) constituerait, si c’était de propos délibéré au lieu de n’être probablement que l’effet regrettable de quelque fâcheuse négligence, une véritable ignominie. Et une ignominie d’autant plus flagrante, au demeurant, que vient d’être inaugurée récemment une Place Claude François sur le parcours flatteur d’une des grandes artères proches. Un sens élémentaire des valeurs oblige à dire qu’il serait profondément indécent de traiter, par comparaison, avec mépris un des grands créateurs du siècle. Dans l’attente de votre réaction à cette situation, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, etc.

samedi 12 juin 2010

L'amour sur un pot ou le supplice de la chaise

N’hésitons pas à le dire dans une langue aussi fleurie qu’adaptée à la situation de Paridil-mon-frère-sans-vice qui aime mais n’est pas aimé de retour : Paridil en chie comme pas possible au quotidien ! Ainsi pourrait-on croire que la cruauté de l’amour lui facilite pour le moins le transit à défaut de la vie ? Il n’en est rien car Paridil donnerait à quiconque et dès qu’il paraît l’impression de chier jour après jour de la vaisselle cassée ! Paridil, on ne peut guère se le cacher, a le plus souvent la tête d’un type qui a sans nul doute le couloir à lentilles en feu ! Conséquemment, il ne peut échapper à personne que Paridil-l’homme-pourtant-sans-vice souffre comme un damné…


Seul ce court laps de temps au réveil qui voit les limbes du sommeil se dissiper lui octroie un peu d’accalmie. Et puis très vite et chaque jour que Sivèn, Sakti et Visnu font (s’y mettre à trois pour faire ça… enfin passons !), d’invisibles démons travaillent sans relâche à resserrer autour de la poitrine de Paridil un formidable étau pendant que d’autres, tout aussi vils, le font ployer sous une chape de plomb, faisant de la sorte et dès l’aube passer Paridil par toutes les couleurs de l’arc en ciel. Et c’est distinctement sous la forme d’une sorte de rubik’s cube de l’amour, comme moulé à chaud par le mal du même nom, comme proposant au regard une énigme chamarrée à la résolution laborieuse, que Paridil sort de son lit. Ce n’est pas là la forme la plus adéquate pour traverser aisément l’existence, c’est une affaire entendue. Mais l’aisance n’est plus de mise depuis fort longtemps dans l’existence de Paridil et s’il se lève tant bien que mal et au prix fort, il ne le fait que pour se rendre, pieds et poings liés, à Mâdharasi-la-reine-des-femmes, que Paridil idôlatre, ainsi qu’au centre des impôts de Ratnapura - sous-préfecture de la Loire - où Paridil doit aller gagner sa vie. Comme Mâdharasi l’amour de sa nouvelle vie. Comme Amaïdhimalar l’épouse de son ancienne vie.

Au centre des impôts de Ratnapura, tous pensent que Paridil – jadis gai comme un italien lorsqu’il sait qu’il aura de l’amour et du vin – s’est paré de l’austère masque de la détresse en raison du départ de son épouse. Comme nous le savons, il n’en est rien. Ledit départ, largement consenti de part et d’autre, s’est déroulé sur le terrain dulcifié de l’amitié et sous un climat qu’on ne saurait trop qualifier autrement que de tempéré. C’est à peine si quelques averses firent ça et là de courts passages. On n’en fit pas grand cas de part et d’autre de toute façon.

Notons ici le profond sens du sacrifice d’Amaïdhimalar. En effet, tout en refaisant sa vie dans l’exotique cité de Tricomalee, dans le Rhône, refuge de bien des sensualités meurtries, avec un dénommé Rathinavelan – autrement dit « celui-qui-possède-la-lance-de-pierres-précieuse », ce qui est tout de même vendeur, non ? –, l’épouse déchue de Paridil n’a pas hésité une seconde à tenir, après celui déjà ingrat de confidente, le rôle encore plus malaisé de la fauteuse de troubles aux milles yeux braqués sur elle du centre des impôts de Ratnapura, microcosme d’une société toujours prompte à se faciliter la compréhension des choses de la vie et, de fait, avide des clichés les plus éculés. Ainsi, chaque matin, sa fidélité à celui qui fut vingt ans durant son époux, l’oblige encore parfois à subir les quolibets larvés, les rumeurs perverses que l’on devine aisément être, avec le café, le carburant essentiel d’un corps social normalement constitué.

À quoi ressemble la journée de Paridil ? Et bien à n’importe quelle journée du moment que Mâdharasi lui sourit. Si tel est le cas, Paridil puise dans la perception de cette contraction musculaire sacrée, de ce mouvement de la bouche et des yeux divins, une énergie suffisante pour édifier du mieux qu’il peut un jour acceptable à ses yeux comme à ceux de son entourage. Mais si tel n’est pas le cas, c’est un enfer qui s’ouvre sous les pas de Paridil. La déesse Massalin Karly-la-furieuse en personne, maîtresse et mère de toute création, entre alors en Paridil par son front torturé comme on défonce une porte ! Ce qu’il faut savoir de Massalin Karly se résume à peu de choses mais il est impératif d’en être bien conscient : si elle n’est pas satisfaite la susdite détruit purement et simplement toutes les choses que nous aimons, que nous possédons ! Domaine, fortune, cheptel, êtres chers : tout y passe ! Pour l’anecdote c’est une déesse au teint plus que bleuté, qui affectionne les guirlandes de crânes autour du cou, possède dix visages et dix pieds pour faire bonne mesure en toutes circonstances, manie l’épée comme personne et n’est pas là pour rigoler comme on peut raisonnablement s’en douter à sa vision. Alors Paridil-le-vicié, comme possédé, se ferme, se tend, se noue et finit, tout violacé, par exploser, sous des prétextes aussi divers que variés mais toujours transparents aux yeux du monde, dans le bureau de Mâdharasi qu’il vient défier de le mépriser encore. Paridil, dans ces moments-là, redéfinit l’idée-même du transport amoureux en ne se déplaçant plus que pour aller exister là où il n’y a pas de place pour lui. Alors face à Mâdharasi, là, devant elle, Paridil, ce qu’il dit, ce qu’il fait, tout est alors déplacé, abusif et vain.

Après que Massalin Karly ait quitté son corps défendant, Paridil donne généralement de ses nouvelles.


« Allô ? »

« Salut. Ça va ? »

« Non. »

« … »

« J’ai regardé la météo… »

« La météo ? Et alors ? Ils t’ont annoncé la fin du monde ? »

« Oui. »

« Comment ça ? »

« Demain il pleut. »

« Je peux te prêter un parapluie si tu veux… On va s’en sortir, crois-moi. Je ne te laisserai pas sous la pluie sans parapluie, tu as ma parole… »

« Tu ne comprends pas. Demain c’est mercredi. Le jour où… »

« …vous jouez au tennis, toi et Mâdharasi, c’est ça ? »

« Oui. Les terrains couverts sont tous réservés. Je viens de vérifier. Nous ne jouerons pas demain. Demain je ne verrai pas Mâdharasi. Demain… »

« Propose-lui autre chose… Propose-lui d’aller boire un verre. C’est une activité in-door comme disent les tennismen. »

« Non. Je ne veux pas qu’elle pense que je ne comprends pas la situation. »

« Mais tu ne comprends pas la situation : tu n’admets pas qu’elle te rejette… »

« Non. C’est insupportable. »

« Invite Granamabar, elle vient de divorcer… »

« … »

« Quoi ? J’ai dit quelque chose de mal ? Je ne te demande tout de même pas de vivre à cent à l’heure, de mourir jeune et de laisser un cadavre obèse ! »

« Je ne saurais même pas quoi lui dire… »

« Dis-lui ce qu’on dit dans ces cas-là : que tu gagnes à être connu. Ensuite, tu lui proposes un rendez-vous et si elle accepte… Et bien vous gagnez tous les deux à vous connaître, non ? »

« Et si elle refuse ? »

« Tu proposes tes services à Kurinji… »

« Mais c’est Mâdharasi que j’aime ! Un amour pareil n’arrive qu’une fois dans la vie… »

« … »

« Tu comprends, je ne supporte pas qu’elle parle à tout le monde au boulot sauf à moi. Mâdharasi s’y entend pour souffler le chaud et le froid. Émotionnellement c’est trop dur, je n’y arrive plus, je… »

« Mets-toi à sa place cinq minutes. Que ferais-tu dans la situation inverse ? »

« Je ne sais pas… »

« Bien sûr que si, tu le sais, à sa place à elle tu t’éviterais toi comme la peste ! »

« Pourquoi ne le fait-elle pas tout le temps alors ? Mais seulement de temps en temps ? »

« … »

« Je sais qu’elle ne m’aimera jamais. Pourtant je veux être là en cas de coup dur, je veux l’aider, je veux que… Pour cela, il est impératif que je reste dans la course ! »

« La course ? Bah ! Que serait la vie sans la capacité à prendre les mauvaises décisions ? Je te le demande bien… »

« Elle pourrait être ma meilleure amie, tu vois ? »

« Une amie ? Hum… Une amie dotée d’un trop riant bocage, tu ne crois pas ? »

« Elle est si merveilleuse, si vivante, elle est tout ce que je ne suis pas ! J’aurais tellement aimé être quelqu’un… comme elle… »

« !!! »

« Sa famille est prodigieuse. Ils s’entendent tous à merveille. Prîtish est un type épatant et banquier avec ça ! Ça n’est pas facile pour eux en ce moment, Murthy va déjà partir de la maison… Tu te rends compte, il va au Canada ou quelque chose comme ça… »

« Il a vingt-six ans ! »

« Mais c’est une famille tellement unie. C’est un tel choc pour eux… »

« Écoute, tout le monde a une vie de famille insatisfaisante sinon tout le monde vivrait chez ses parents ad vitam aeternam ! »

« La famille de Mâdharasi est différente… Etc. Etc. Etc. »



On le voit, Paridil, abandonné par l’amour bilatéral, s’est à défaut d’une amante trouvé une propriétaire, quelqu’un à qui il doit des comptes imaginaires, à qui il paye un lourd tribut dont personne ne veut, à qui il donne un pouvoir bien extravagant qui fait de Mâdharasi l’instrument exclusif de son oppression.


« Allô ? »

« Paridil ? »

« Oui. Je voulais m’excuser pour tout à l’heure. Ça va mieux… En fait, tout va bien. Ne t’inquiète pas. On se rappelle. »

« Bon. »



Votre serviteur apprendra le lendemain que Mâdharasi venait d’appeler Paridil pour le convier – comme elle le fait à l’occasion – à venir regarder un match de football – tous deux sont supporters de l’A.S.S.E. – sous son toit et en famille. Mais revoyons la scène au ralenti : Mâdharasi et Prîtish trônant en majesté sur le divan, Murthy et Madhabada, dociles et souriants, à leurs pieds et mon frère Paridil assis sur le fauteuil du salon, ébaubi par tant de perfection entre deux coups d’œil furtifs aux démêlés footballistiques des anges verts immaculés. Après le match, confiera Paridil à son frère impuissant, une discussion productive a eu lieu à la faveur de la victoire de ceux que l’on nomme « les Verts » dans ce département bigarré qu’est la Loire. De cette conversation entre Mâdharasi-la-reine-de-toutes, Murthy le sage comme une image divine et Paridil le bon samaritain qui passait par là, l’issue suivante s’est faite jour : Murthy va reculer son départ de quelques mois, Paridil a su, à titre d’observateur extérieur et impartial, trouver les mots bleus, les mots tortueux qui font que les fils ne quittent pas leurs mères comme ça ! Il n’est donc dans la vie que l’amour… ?


Quelques jours plus tard et dès potron-minet, au bistrot, Paridil et son frère perplexe commandent deux cafés, dont un calva pour votre serviteur (le café ça réveille mais le calva ça ouvre les volets et ceux de votre serviteur étaient un peu grippés ce matin-là). Morceau choisi :


« Alors… ? »

« Quoi ? »

« Comment ça va ? »

« Bof… »

« Quoi de neuf ? »

« Rien… »

« Quoi de vieux alors ? »

« J’ai encore fais ce rêve, tu sais… »

« … »

« Mais si ! Je rêve d’une grande pièce blanche. Vide. Enfin pas tout à fait. Dans un coin, à dix bons mètres de la porte d’entrée, il y a une chaise. »

« Une chaise ? »

« Ben oui… »

« Et rien d’autre ? »

« Ben non. »

« Ah. »

« Bon, je continue. »

« J’allais t’en prier. »

« Au bout d’un moment, un type entre. »

« Tu le connais ? »

« Non. Arrête de m’interrompre tu veux bien ! »

« D’accord, d’accord. Je me tais. C’est ton histoire après tout. »

« Merci. Bon, c’est un gros type et il a l’air vanné. Il est en nage. Il a des sacs de voyage sous les yeux ! Le bout du rouleau, quoi. Malgré tout, il s’avance… »

« Et ? »

« A chaque fois, je mets du temps à comprendre que cette chaise, c’est moi. Et pendant qu’il s’écrase la raie sur moi dans un long soupir, je me dis que jamais – jamais tu m’entends ! – je ne me suis senti aussi utile… »

« … »



À suivre...

mardi 8 juin 2010

Impôt sur l’amour.

Nous avions déplié, Paridil et votre serviteur, sur la table de la salle à manger de la vaste demeure où mon frère vivait à présent seul, une carte topographique du Sri Lanka. Paridil donc, mon frère réduit en miettes, ne la quittait pas des yeux. Il marmonnait au gré des reliefs qui s’étendaient devant lui. C’était là le ton général de sa conversation depuis près de quatre longues heures, la voix même du vide intérieur sans cesse plus dense qui le taraudait sans relâche. « Elle ne voudra jamais de moi, c’est l’évidence… – se disait Paridil à intervalles métronomiques – qui pourrais-je bien intéresser ? D’ailleurs qui donc pour moi sacrifierait à l’autel de Kâma – Divinité du mariage ? Voit-on, lorsque l’on me regarde, matière à exalter les sens ? » Prolongeant parfois sa complainte par un antithétique : « Je ne peux tout de même pas briser son mariage ! Je ne suis pas ce genre d’homme, non, pas ce genre-là… Par ailleurs Prîtish-le Dieu-de-l’amour son époux est un homme tellement… tellement… inouï ! Et que pourrais-je dire à Madhubada et Murthy leur deux si merveilleux enfants ? Je ne m’y connais guère en enfants. Bien sûr, si Mâdharasi avait voulu de moi j’en aurais eu des enfants ! Et par dizaines encore… Toute une chiée ! Et je ne serais pas seul comme un vieux chien errant à présent : mes enfants viendraient me visiter, me consoler… Cette maison vide résonnerait des mille tintinnabulements de la vie! On m’aimerait à la fin ! Si seulement je l’avais rencontré plus tôt… Avec Amaïdhimalar je ne voulais pas d’enfant, non… Mais avec Mâdharasi, c’aurait été une autre histoire ! Oui, tout autre. Ah… Mâdharasi… »

Comme nous l’a révélé notre précédent épisode, Paridil-l’homme-sans-vice à été éconduit par Mâdharasi-la-reine-des-femmes. Créature mineure de son propre aveu, Paridil doit son nom au fait qu’il ne fume pas, ne boit pas et se trouve finalement peu porté sur ce que d’aucun aime à nommer « la chose » afin de ménager la pudeur de leurs interlocuteurs. Divinité majeure, Mâdharasi doit le sien au fait qu’elle est l’unique, la seule, la dernière et la plus merveilleuse des femmes de cette terre aux yeux malades de Paridil.

« Hrundi mon petit ? »

« Oui ? »

« Tu sortais ? »

« Oui. »

« Bien. Alors voudrais-tu en profiter pour faire quelque chose pour moi ? »

« Dis toujours, Paridil mon grand. »

« Cela ne te prendra que quelques instants. Vois-tu le chemin qui court derrière la maison pour s’en aller border la déchèterie d’un côté et le ruisseau de l’autre ? »

« Celui que mère empruntait jadis pour aller faire ses lessives à la mare ? »

« Précisément. Et c’est d’ailleurs jusqu’à cette mare que je souhaiterais que tu m’accompagnes. »

« Tous les deux ? À la mare ? »

« Tout à fait. Tu tâcheras ensuite de trouver une bonne grosse pierre ou à défaut une brique, la déchetterie en rejette continuellement. »

« Je vois. Pierre ou brique. »

« Alors, me dit Paridil, je voudrais que comme un gentil garçon tu attaches le minéral à un bout de cette corde que voici pour ensuite attacher l’animal que je suis à l’autre bout… Enfin tu me pousseras dans la vase et je ferais mon possible pour m’y noyer ! Je compte sur toi, Hrundi mon frère, pour ne pas faire repêcher d’ici quelques jours mon corps insignifiant. Qu’en dis-tu ? »

« Tu ne sembles pas te tenir en très haute estime, ce soir, Paridil mon frère tout gonflé de désespoir ? Pourquoi cette morbidité mal dissimulée ? »

« Mâdharasi ne m’aime pas… or j’aime Mâdharasi… à quoi bon continuer ? »

« Oh, ça… La cruauté de l’amour, que veux-tu… Ça fait si mal que ça ? »

« Seulement quand je respire… »

« Alors pour l’heure, il te suffit d’oublier que tu respires. Allons nous coucher et noyons-nous plutôt demain, à tête reposée nous ne souffrirons qu’avec plus de délectation. »

Votre serviteur pensait bien faire en conseillant plus que vivement à Paridil-son-frère-sans-vice d’ouvrir son cœur à Mâdharasi-la-reine-des-femmes. Une certitude, aussi cruelle soit-elle, est toujours préférable à un doute angoissant se disait-il. Le doute ouvre sous nos pieds des mondes imaginaires propices à l’épanouissement pervers des idées les plus absconses... La réalité c’est autre chose ! La réalité c’est… Bon, disons, qu’une fois les pieds de Paridil de nouveau sur la terre ferme, par le truchement d’une fin de non-recevoir bien sentie de la part de Mâdharasi, l’aîné de frères Bakshi, après un temps de deuil réglementaire et les quelques errances d’usage, s’en irait de nouveau, gai et primesautier, sur les sentiers ombragés et fleuris de l’amour qui toujours recommence, au bras honnête et attendri d’une employée des eaux et forêts ou d’une ex-épouse de gouverneur colonial. Bref, il fallait que Paridil-le-fourvoyé-bien-que-sans-vice réalise son erreur pour finir, tôt ou tard, par rencontrer « quelqu’un de bien ». Votre serviteur confesse ne plus trop savoir que penser de tout cela à la lumière de ce qui suit.

Depuis le jour funeste qui vit Mâdharasi verser une pleine bassine d’eau glacée sur la flamme de Paridil, bien d’autres bassines du même liquide sont passées sous les ponts. Bien sûr Paridil continuait à ne pas tarir d’éloge sur les charmes en nombre pléthorique de Mâdharasi, mais il semblait en fin de comptes admettre que la déesse et lui ne s’accoupleraient pas dans cette vie-là. Dharma – Dieu du devoir – dans sa clairvoyance bien connue accordait selon toute vraisemblance à Paridil la possibilité de poursuivre une vie digne sur le droit chemin de la morale et de l’honneur. Quelle leçon pour nous tous – clamait autour de lui votre serviteur. Jusqu’au jour où le téléphone sonna.

« Allô ? »

« Elle ne m’a même pas souhaité ma fête ! »

« Pardon ? »

« Oui ! Tu n’es pas sans savoir que c’est aujourd’hui la saint Paridil ! »

« ... »

« Bon. Et bien ce matin j’arrive au bureau comme tous les matins, sauf que tout de même c’est ma fête ! Bien. Tu sais que c’est l’époque des déclarations d’impôt ? »

« … »

« Bref ! Conséquemment nous avons au centre beaucoup de travail en ce moment, alors bien entendu je ne m’attendais pas à une nouba à tout casser, mais tout de même à ce qu’on marque le coup, tu vois ? Pour la fête de Mâdharasi j’avais fait un gâteau… »

« … »

« Bien. Et là j’entre. Chinnakili, « petit perroquet », et Muyal, « femme combative », m’ont toutes les deux souhaité ma fête. Chinnakili n’arrêtait pas de parler, c’était épuisant. Mais ça m’a quand même fait plaisir. Muyal a beaucoup de problème en ce moment, je suis touché qu’elle ait tout de même pensé à moi… Ainsi que Granamabar, « fleur intelligente », elle vient de divorcer et.... Même Kurinji, « celle qui fleurit tous les douze ans », me l’a souhaité cette bon sang de bonsoir de fête à la noix, tu te rends compte, et pourtant tu la connais, timide comme tout ! Bon. Adalarasu, « roi de la danse », a esquissé quelques pas, tu sais que c’est son truc à lui, Thâyanban, « celui qui aime sa mère », m’a fait signe de loin, Thîran, « l’homme hardi », et Savarinathan, « le seigneur des cerfs », avaient préparé une banderole « Bonne fête Paridil ! » Ils sont sympas tous les trois quand j’y pense. Et Sâmihannu, « l’homme au regard de maître », m’a serré la main. « Bonne fête, Bakshi ! » m’a-t-il dit. C’est le chef de centre, il n’est pas obligé. »

« Certes… Mais dis-moi, tout ça est fort aimable de la part de tes collègues. Pourquoi donc parais-tu si contrarié, Paridil-mon frère ? »

« Tu te fiches de moi ? »

« … »

« Qui aujourd’hui ne m’as pas souhaité ma fête ? Peux-tu me le dire ? »

« Oui… Écoute je suis désolé… C’est vrai que j’aurai dû y penser… mais vois-tu en ce moment, moi aussi je… »

« Mais que racontes-tu là ? Ce n’est pas toi qui es en cause. Tu sais que je n’attache pas d’importance à ce genre de détail. Pas de ça entre nous, Hrundi mon petit. C’est à Mâdharasi que je pense ! Elle m’a consciencieusement évité toute la sainte journée ! Que dis-tu de ça ? Elle parle aux autres ! À tous les autres ! Et elle ne me souhaite même pas la saint Paridil ! J’étais si mal à l’aise… Je bouillais intérieurement… »

« Peut-être qu’elle a oublié ? Moi-même… »

« Toi ça n’est pas pareil ! »

« Je te le concède volontiers… »

« Je suis allé dans son bureau et je l’ai sévèrement réprimandé ! »

« Tu as fait quoi ? »

« Et bien je suis allé dans son bureau et… je… lui ai dit que j’étais malheureux lorsqu’elle… m’ignorait… »

« Et que t’as-t-elle répondu ? »

« Qu’elle avait d’autres soucis en tête. C’est vrai que sa mère est morte ce matin et… »

« Quoi ? Sa mère est morte ce matin ? Et tu es allé dans son bureau réclamer ta dîme… comme une sorte de… dû ? Et bien, on ne peut pas dire que tu ais fait dans la porcelaine de Chine cette fois ! Vois-tu Paridil-mon-frère-sans-plus-de-jugeote-que-de-vice, si l’on considère un instant que la vie de Mâdharasi était ce jour semblable à la plus glaciale des nuits d’hiver, alors nous pouvons également considérer que tu t’es glissé dans son lit à la faveur de l’obscurité et d’une certaine confusion et que tout ce que tu as trouvé moyen d’y faire est de tirer sauvagement la couverture à toi dans un rire sardonique ! Quel aberrant coup d’éclat ! »

« … »

Un détail d’importance avait été omis par votre serviteur : dès qu’il s’agit de perception, la frontière entre réel et imaginaire n’existe pas. Ainsi Paridil savait-il tout et depuis toujours de son erreur. Il ne l’admettait simplement pas comme telle, voilà tout. Son erreur et son désir n’étant qu’une seule et même chose. Or nous ne désirons pas forcément faire notre propre bonheur. Et ce n’est certes pas dans l’optique d’être plus heureux, ou moins malheureux, que Paridil s’était déclaré. Il n’avait ouvert son cœur que pour le faire saigner davantage, que pour vérifier une certitude : la déesse ne désirait point son corps pourtant brûlant d’un désir sans borne. Et une fois la veste prise il ne lui restait plus qu’à la retourner en proposant immédiatement à Mâdharasi de rester amis. Comme pour s’excuser d’une audace passagère. Mais surtout pour éviter le pire : éviter que Mâdharasi la reine d’entre toutes ne disparaisse de sa vie et que Paridil lui-même ne disparaisse à sa suite puisque seule la déesse avait à son sens émoussé par la fascination le pouvoir de le faire encore un peu exister à ses propres yeux. La suite de son plan, élaboré dans l’urgence ou mûri de toute éternité ?, était plus ardue : il devait se convaincre lui-même de la nature de son lien à Mâdharasi. Il s’était consciemment fixé pour but de parvenir à être son ami. Tout simplement. Hélas, le caractère irréaliste de son délirant dessein commençait à nettement transparaitre…

Paridil va sur ses cinquante ans. Or durant les deux dernières périodes de la vie du tamoul, celui-ci recherche Moksha, la libération du cycle des réincarnations. Il n’y a pas vraiment de règles pour y parvenir. Plusieurs chemins peuvent être préconisés. La dévotion envers une divinité est l’un des ces chemins potentiels. Alors seulement vient la Délivrance. La conquête de cette liberté absolue constitue le but de toutes les philosophies et de toutes les techniques mystiques indiennes. D'après la tradition hindoue, l'homme qui a manqué sa Délivrance doit parcourir un cycle de 8 400 000 renaissances dans d'autres conditions que la condition humaine avant d'y accéder à nouveau…

Paridil avait raccroché. Il avait également disparu de la carte topographique du Sri Lanka punaisée au mur de votre serviteur. A vrai dire il semblait que Paridil-l’homme-sans-vices ne figurait plus sur aucune carte sous quelques formes que ce soit. Sa Délivrance n'était vraisemblablement pas pour demain.
A suivre...

vendredi 4 juin 2010

Une belle histoire

On appelle parfois Laussonne « la cité de l’eau qui chante ». Parfois non. Laussonne est une petite commune de Haute-Loire située à une quarantaine de kilomètres du Puy-en-Velay dans une région très isolée. S’il prenait à un voyageur la fantaisie de s’y rendre, il lui faudrait quitter le Puy par l’est pour passer d’abord à Brives-Charensac, puis à Orzilhac, puis Servissac, puis Lantriac, puis Bournac, puis Montbrac, puis Roffiac, puis faire demi-tour jusqu’à Lantriac car il se serait trompé de route, puis cheminer longtemps pour enfin arriver à Laussonne. Cet hypothétique voyageur éprouverait alors sans doute de la déception. Laussonne, contrairement à d’autres communes avoisinantes, est une ville bien laide malgré la majestueuse présence non loin de là du Mont Mézenc, que certains — mais pas tous — appellent « le géant blanc des Cévennes ». Laussonne est laide, oui. Elle n’a en effet jamais été riche et ne le sera, selon toute vraisemblance, jamais. Les quelques maisons de ville grises qui la composent sont sans intérêt architectural, petites et très humides. J’ai souvent rendu visite, dans mon enfance, à des membres de ma famille vivant dans une de ces maisons et l’odeur de moisi d’habitation malsaine de l’endroit m’avait toujours frappé. Il est vrai que le climat est rude, à Laussonne. L’été n’est pas chaud et dure de toute façon peu de temps. L’hiver est froid et long et se caractérise notamment par un vent vif soulevant la neige du sol que certains — tous, en fait — appellent « la burle ».

C’est à Laussonne que naquît Stève Poulet. Ce garçon fit donc son entrée dans la vie avec un double handicap : celui d’être né à Laussonne et celui d’être affublé d’un nom ridicule : Poulet, comme un poulet, et Stève, comme le prénom anglo-saxon Steve, mais grotesquement francisé. Stève Poulet avait un frère aîné. Stéphane Poulet. Stéphane Poulet était un de ces brigands de la campagne vellave : petit, costaud, teigneux, sale, méchant comme la gale et ayant à ces divers titres un succès important auprès des jeunes femmes du cru qu’il baisait volontiers sur la banquette arrière de sa Renault Fuego à la sortie des bals de campagne. Stève, au contraire, était grand, gracile, élégant dans ses mouvements, discret et doux, et n’ayant donc aucun succès auprès des filles. Stève, en un mot, et selon le terme employé par les amis de son frère et par les jeunes femmes du cru, était « un gros pédé ».

Et là, qu’arriva-t-il ? À l’adolescence, notre ami Stève faisant le bilan de ses désirs et de ses affections, s’aperçut qu’il était, pour de bon, homosexuel. Un constat qui vous met, et toujours de nos jours, un homme dans une situation délicate vis-à-vis de la société. Délicate, même si cet homme est né et vit dans un milieu moderne et éduqué. Hors Stève était né et vivait à Laussonne. Et à Laussonne, ces choses-là sont compliquées. À Laussonne, si on refuse au bistrot du village son quarantième « pastis agricole » (NDT : à Laussonne, « un pastis agricole » signifie « un verre de vin rouge »), si le samedi soir, en boîte, au Galaxy, on n’a pas trop envie de boire un Destroy (NDT : Destroy : cocktail local composé de tequila, de gin, de vodka et de bière brune) ou un mazout (NDT : Mazout : cocktail local composé de pastis additionné de bière à la place d’eau), si on n’aime pas passer ses dimanches à changer le pot d’échappement de sa mobylette, si, en bref, on n’a pas de goût pour tous ces passe-temps innocents des gens de la campagne, on peut se faire traiter de gros pédé. C’est bien humain. Par contre, s’il s’avère que l’on est effectivement homosexuel et que les gens s’en rendent compte, les risques de prendre un coup de fusil ou de se faire tabasser dans un fossé sont réels. Stève Poulet l’a rapidement compris et à 17 ans, il a quitté Laussonne pour des contrées plus accueillantes et n’y est jamais retourné.

Et là, Stève Poulet disparaît de nos écrans-radar pendant 15 ans. C’est que la vie des gens nés aux environs du Puy-en-Velay est ainsi faite : certains quittent le Puy pour aller faire des études (on ne peut pas faire d’études au Puy), pour trouver du travail (il n’y a pas de travail au Puy) ou pour prendre femme (il y a d’importants problèmes de consanguinité au Puy). Ces gens vivent alors ailleurs qu’au Puy, mais font désormais partie de la diaspora. Ils sont donc tenus au courant de ce qui arrive aux autres membres de la diaspora ou aux gens vivant toujours Puy. Quand vous êtes né au Puy, tous les gens du Puy de part le Monde sont tenus au courant de vos activités. Mais pour Stève Poulet, rien. Silence radio. Pas d’information. Pas de nouvelles de Stève Poulet pendant 15 ans.

Et c’est alors que, 15 ans plus tard, par la magie d’internet et de l’ennui professionnel qui vous pousse à chercher n’importe quoi sur Google, qui est-ce qui réapparait sous la forme d’un danseur professionnel menant une brillante et audacieuse carrière internationale se situant à des hauteurs artistiques qui interdisaient aux primitifs écrans-radars de la diaspora ponote de prendre conscience de son existence ? Qui ? Qui ? Ben oui. C’est bien lui.

Belle histoire.

C’est dingue, quand même : les danseurs sont tous homosexuels, alors ?


Laussonne en 2004

mercredi 2 juin 2010

Déclaration

« Alors, je suis comment ? »

« … »

« Le gilet, tu crois que je devrais m’en débarrasser ? »

« Non. Brûle-le. Si tu ne fais que le jeter tu risques de le retrouver… »



Paridil Bakshi, mon frère – Paridil signifie « L’homme sans vices » en tamoul – Paridil donc, se rend ce jour-là au rendez-vous d’amour comme d’autres mammifères se rendent à l’abattoir. Sans plus de conviction quant à de bien hypothétiques chances de s’en sortir la tête haute. Epris de Mâdharasi – « La reine des femmes » en tamoul – il compte bien lui déclarer sa flamme quelques minutes après l’essayage de ses plus beaux atours. Je le conseille dans cette dernière tâche, inclinant de-ci et penchant de-là parmi ses tenues les mieux ignifugées. « La reine des femmes », détail d’importance, est encore aujourd’hui l’épouse de Prîtish, soit « Le dieu de l’amour » et toujours en tamoul. Ils ont eu deux enfants, une fille et un garçon : Madhubada – « Douce petite fille » – et Murthy – « Image divine ». Mon frère sans vices brûle pour ces quatre-là d’une flamme ancienne et ô combien durable. En effet, La reine des femmes exerce une fascination telle sur l’homme sans vices que toute sa famille à elle jouit à ses yeux enamourés à lui d’un prestige sans nul autre pareil. Voilà huit ans maintenant – soit plus de deux mille neuf cent jours quand on y pense – que la seule vue de Mâdharasi-la-reine-des-femmes l’a dévasté ! Voilà huit ans qu’en silence il connait l’atroce volupté des grands chagrins d’amour, laissant le soin à d’autres de se contenter du bonheur, cette consolation des médiocres.



« Lui dire que je l’aime ! Comme ça ! A brûle pourpoint ! Mais comment puis-je avoir cette audace ?!Tu crois vraiment que c’est une bonne idée ? » – questionne Paridil-sans-vices-mais-au-visage-emprunt-d’une-angoisse-sans-nom.

« Tout dépend de ce que tu en attends… Et puis voilà maintenant huit ans que brûle ton pourpoint ! La situation ne peut pas continuer de la sorte tu en conviendras… Il faut que tu te défasses de ce trop lourd secret qui te ronge, Paridil mon frère. Tout est fort simple. Rien de tiré par les cheveux. Rien de tarabiscoté. Rien de bizarre. Juste la grande nature pour remède. Tu seras rapidement fixé sur ton sort. Ce sont là des phénomènes qui s’explorent à deux et pour le moins. Fais-moi confiance et ôtes-toi d’un doute. »

« Oui, tu as raison. Et puis quoiqu’il advienne nous resterons bons amis… Si elle ne m’aime pas… Je sais bien qu’elle ne m’aime pas… Pas d’amour, veux-je dire. Mais j’y pense : la pire des hypothèses serait qu’elle ne veuille plus me voir ! – me dit-il soudain avec une expression d’horreur ! Mais ça n’arrivera pas. Je ne vais pas l’effrayer – il ne faut pas l’effrayer – et ça n’arrivera pas ! Oh, Hrundi, je suis terrifié. Je voudrais en ce moment me faire aussi petit qu’une souris ! »

« C’est à mon sens une très mauvaise idée : si tu te faisais souris, Paridil, Mâdharasi ne te regarderais même pas. Du moins pas avec les yeux de l’amour. Crois-moi. »



Disons le tout de go, le vrai problème de l’amour provient, pour l’essentiel et pour ce que j’en sais, du fait que les éléments du groupe A se trompent très souvent dans le choix des éléments du groupe B. Nous nous bornerons ici à l’étude d’un cas notoirement hétérosexuel bien que la sexualité n’y tienne qu’un rôle tout au plus secondaire. Si nous partons de l’idée, somme toute modérée, que le monde des relations amoureuses est une sorte de cirque ultime de l’absurde, alors il faut aussi considérer que l’aîné des frères Bakshi, mon frère donc, y tient le rôle de l’homme-canon !

Et c’est nippé comme il se doit – infortuné clou du spectacle – qu’il se rend d’un pas lourd au rendez-vous des Dieux, pourtant fixé par ses soins à Mâdharasi-la-reine-des-femmes en personne. Flamberge au vent ? Python flamboyant ? Que nenni ! Que non point ! Épaules rentrées, tête basse, mollesse empestant la spontanéité. Je le regarde partir vers le couchant, mon frère en deux morceaux – prétendant parce qu’il le faut bien, déjà vaincu parce que c’est écrit partout en lettres de feu – et ce faisant, un étrange bruit m’aiguillonne l’oreille. Comme de la fonte qu’on trainerait tant bien que mal sur du carrelage. Car c’est à contrecœur que Paridil l’écoute et le suit, son cœur, pour s’en aller faire du tintouin sous le balcon parfait d’une déesse qui ne l’est pas moins.



Je me souviens. Paridil-le-sans-vices était un brave type au départ, qui prenait la vie du bon côté. Toujours levé à l’aube, un sécateur, une canne à pêche ou un fusil, il ne lui demandait pas grand-chose à cette vie. Le jardin au printemps, la pêche à la truite en bords de rivière, les joies simples de la chasse au perdreau l’automne venu. Il avait épousé Amaïdhimalar – Amaïdhimalar signifie « riche de sa tranquillité » pour tout Tamoul qui se respecte – avec qui il avait partagé vingt ans d’une existence placide. L’homme-sans-vice et La-riche-de-sa-tranquillité travaillant de conserve, durs à la tâche, âpres aux gains, au centre des impôts de la bonne ville de Ratnapura, dans la Loire, berceau de leurs familles respectives. On le devine, entre ces deux-là, ce n’était pas à proprement parler la fournaise. Mais qu’importe après tout. Quelques rêves épars et inassouvis de vieux coureur de savane lui étaient bien restés chevillés au corps comme en bandoulière, mais il semblait s’en être arrangé et laissait depuis lors, peu ou prou, sa vie s’écouler comme une eau vive. Elle fuit à présent comme un vieux robinet… Mâdharasi l’avait un matin irradié de sa présence cosmique. Huit années durant il s’était efforcé de lui cacher un amour qui le dévorait pourtant chaque jour davantage. Acculé par le trop plein, il en avait été réduit au bout de quatre longues années à prendre Amaïdhimalar, sa propre épouse, son épouse propre, comme confidente de ses démons de midi intérieurs. Certes ils ne s’aimaient plus de ce genre d’amour qui possède cette frénésie charnelle qui rend fou, mais tout de même, Amaïdhimalar finit par le quitter après quatre ans de confidences partout ailleurs que sur l’oreiller et de déclarations incessantes à une autre femme qu’elle. Ils restèrent bons amis. Ils l’étaient déjà.



Mais revoilà Paridil. Presque instantanément – comme c’était prévisible – assis dans son fauteuil, ramassé, dense comme un œuf. Déchu par l’existence. Je ne dis rien. Ce serait superfétatoire. Ses mots à lui – mais qui ne s’en doutait pas ? – n’ont pas eu l’heur de plaire à la déesse, et à sa suite, toutes les femmes sur lesquelles elle règne sans partage se préparent déjà à ignorer Paridil-l’homme-sans-vices pour les siècles des siècles. Au moins ce frère n’est-il plus en deux morceaux me dis-je. Rien de tel, après tout, qu’un échec bien clair, bien net et bien cuisant pour reconstruire son royaume sur des bases saines. C’est vrai quoi… Il faut bien toucher le fond pour rebondir, etc., etc. Mais voilà que Paridil-l’homme-sans-vices rompt le silence et explose sous mes yeux tout aussi impuissants qu’écarquillés. Mon frère en mille morceaux n’en finit pas de se briser au gré de phrases absconses qui reviennent en flots continus, se répètent sans fin.



« Mâdharasi… Oh, comment ai-je même osé m’adresser directement à Toi ? Nous ne sommes tous que des sous-créatures face à Ta magnificence ! Mâdharasi… me dit-il à présent... Mâdharasi est bien plus qu’une femme… ou qu’un homme… »

« … »

« Oui, tellement plus ! »

« C’est un genre de travelo, ou quoi ? »

« Non ! Qu’est-ce que tu racontes, impie ! Mâdharasi te dis-je est bien plus que cela ! »

« Oh… C’est un très gros travelo, tu veux dire ?… »

« Cesse de blasphémer, infidèle ! Nous étions tous, j’en suis convaincu, un être entier au commencement du monde, à l’aube de l’amour ! »

« … »

« Puis nous avons été séparés en deux êtres distincts ! Ma moitié, je le sais, je le sens dans mon âme, n’est autre que Mâdharasi ! Et mon drame sublime est qu’elle ne veut pas de moi ! La vie n’a plus de sens, entends-tu ! Je suis maudit ! Maudit ! »

« Je vois que tu as beaucoup réfléchi à la question... Mais dis-moi Paridil, ne peut-on pas considérer qu’en dépit de ta malédiction, ta chance dans cette histoire est en fait bien extraordinaire, non ? »

« … »

« Et bien oui… Pense à tous nos semblables qui jamais de toute leur misérable existence n’ont eu le simple loisir de rencontrer leur moitié. Imagine un instant, Paridil mon frère, que Mâdharasi, au lieu de naître à Ratnapura et de travailler tout comme toi – tout comme Amaïdhimalar d’ailleurs, je dis ça, je ne dis rien… – au même étage de l’hôtel des impôts de cette riante cité, soit malencontreusement née… je ne sais pas moi… en République démocratique socialiste du Sri Lanka ? Pas la porte à côté, et même pas la suivante, crois-moi… Tout au fond du couloir à gauche… 8500 kilomètres à vol d’oiseau et au bas mot ! Toi, pour le moins, tu auras pu toucher du doigt – si tu me permets cette expression un brin hasardeuse – le fruit même de l’amour – cet hôtel des impôts mériterait de s’orthographier autrement, crois-moi ! Car il est béni ! Oui, béni des dieux puisqu’en guise de fruit… C’est bel et bien le verger de l’amour qui te voit chaque matin pénétrer en son sein ! C’est bien plus qu’un simple centre administratif, en vérité je te le dis Paridil mon frère, c’est sûrement là le centre même du monde, son cœur battant, c’est une Olympe, un Walhalla, c’est « the place to be » comme l’on dit à Batticaloa, et tu en prends plein les mirettes, mon cochon, de ce délicieux spectacle auquel si peu de mortels ont accès, non ? Si tu n’es point l’Élu, ne te trouves-tu pas en bonne place sur la liste électorale divine ? Conséquemment de quoi de plains-tu donc ? »

« … »



Je laissais là, Paridil mon frère en tranches de vie, plongé dans les affres de la géographie.




A suivre.