mercredi 2 juin 2010

Déclaration

« Alors, je suis comment ? »

« … »

« Le gilet, tu crois que je devrais m’en débarrasser ? »

« Non. Brûle-le. Si tu ne fais que le jeter tu risques de le retrouver… »



Paridil Bakshi, mon frère – Paridil signifie « L’homme sans vices » en tamoul – Paridil donc, se rend ce jour-là au rendez-vous d’amour comme d’autres mammifères se rendent à l’abattoir. Sans plus de conviction quant à de bien hypothétiques chances de s’en sortir la tête haute. Epris de Mâdharasi – « La reine des femmes » en tamoul – il compte bien lui déclarer sa flamme quelques minutes après l’essayage de ses plus beaux atours. Je le conseille dans cette dernière tâche, inclinant de-ci et penchant de-là parmi ses tenues les mieux ignifugées. « La reine des femmes », détail d’importance, est encore aujourd’hui l’épouse de Prîtish, soit « Le dieu de l’amour » et toujours en tamoul. Ils ont eu deux enfants, une fille et un garçon : Madhubada – « Douce petite fille » – et Murthy – « Image divine ». Mon frère sans vices brûle pour ces quatre-là d’une flamme ancienne et ô combien durable. En effet, La reine des femmes exerce une fascination telle sur l’homme sans vices que toute sa famille à elle jouit à ses yeux enamourés à lui d’un prestige sans nul autre pareil. Voilà huit ans maintenant – soit plus de deux mille neuf cent jours quand on y pense – que la seule vue de Mâdharasi-la-reine-des-femmes l’a dévasté ! Voilà huit ans qu’en silence il connait l’atroce volupté des grands chagrins d’amour, laissant le soin à d’autres de se contenter du bonheur, cette consolation des médiocres.



« Lui dire que je l’aime ! Comme ça ! A brûle pourpoint ! Mais comment puis-je avoir cette audace ?!Tu crois vraiment que c’est une bonne idée ? » – questionne Paridil-sans-vices-mais-au-visage-emprunt-d’une-angoisse-sans-nom.

« Tout dépend de ce que tu en attends… Et puis voilà maintenant huit ans que brûle ton pourpoint ! La situation ne peut pas continuer de la sorte tu en conviendras… Il faut que tu te défasses de ce trop lourd secret qui te ronge, Paridil mon frère. Tout est fort simple. Rien de tiré par les cheveux. Rien de tarabiscoté. Rien de bizarre. Juste la grande nature pour remède. Tu seras rapidement fixé sur ton sort. Ce sont là des phénomènes qui s’explorent à deux et pour le moins. Fais-moi confiance et ôtes-toi d’un doute. »

« Oui, tu as raison. Et puis quoiqu’il advienne nous resterons bons amis… Si elle ne m’aime pas… Je sais bien qu’elle ne m’aime pas… Pas d’amour, veux-je dire. Mais j’y pense : la pire des hypothèses serait qu’elle ne veuille plus me voir ! – me dit-il soudain avec une expression d’horreur ! Mais ça n’arrivera pas. Je ne vais pas l’effrayer – il ne faut pas l’effrayer – et ça n’arrivera pas ! Oh, Hrundi, je suis terrifié. Je voudrais en ce moment me faire aussi petit qu’une souris ! »

« C’est à mon sens une très mauvaise idée : si tu te faisais souris, Paridil, Mâdharasi ne te regarderais même pas. Du moins pas avec les yeux de l’amour. Crois-moi. »



Disons le tout de go, le vrai problème de l’amour provient, pour l’essentiel et pour ce que j’en sais, du fait que les éléments du groupe A se trompent très souvent dans le choix des éléments du groupe B. Nous nous bornerons ici à l’étude d’un cas notoirement hétérosexuel bien que la sexualité n’y tienne qu’un rôle tout au plus secondaire. Si nous partons de l’idée, somme toute modérée, que le monde des relations amoureuses est une sorte de cirque ultime de l’absurde, alors il faut aussi considérer que l’aîné des frères Bakshi, mon frère donc, y tient le rôle de l’homme-canon !

Et c’est nippé comme il se doit – infortuné clou du spectacle – qu’il se rend d’un pas lourd au rendez-vous des Dieux, pourtant fixé par ses soins à Mâdharasi-la-reine-des-femmes en personne. Flamberge au vent ? Python flamboyant ? Que nenni ! Que non point ! Épaules rentrées, tête basse, mollesse empestant la spontanéité. Je le regarde partir vers le couchant, mon frère en deux morceaux – prétendant parce qu’il le faut bien, déjà vaincu parce que c’est écrit partout en lettres de feu – et ce faisant, un étrange bruit m’aiguillonne l’oreille. Comme de la fonte qu’on trainerait tant bien que mal sur du carrelage. Car c’est à contrecœur que Paridil l’écoute et le suit, son cœur, pour s’en aller faire du tintouin sous le balcon parfait d’une déesse qui ne l’est pas moins.



Je me souviens. Paridil-le-sans-vices était un brave type au départ, qui prenait la vie du bon côté. Toujours levé à l’aube, un sécateur, une canne à pêche ou un fusil, il ne lui demandait pas grand-chose à cette vie. Le jardin au printemps, la pêche à la truite en bords de rivière, les joies simples de la chasse au perdreau l’automne venu. Il avait épousé Amaïdhimalar – Amaïdhimalar signifie « riche de sa tranquillité » pour tout Tamoul qui se respecte – avec qui il avait partagé vingt ans d’une existence placide. L’homme-sans-vice et La-riche-de-sa-tranquillité travaillant de conserve, durs à la tâche, âpres aux gains, au centre des impôts de la bonne ville de Ratnapura, dans la Loire, berceau de leurs familles respectives. On le devine, entre ces deux-là, ce n’était pas à proprement parler la fournaise. Mais qu’importe après tout. Quelques rêves épars et inassouvis de vieux coureur de savane lui étaient bien restés chevillés au corps comme en bandoulière, mais il semblait s’en être arrangé et laissait depuis lors, peu ou prou, sa vie s’écouler comme une eau vive. Elle fuit à présent comme un vieux robinet… Mâdharasi l’avait un matin irradié de sa présence cosmique. Huit années durant il s’était efforcé de lui cacher un amour qui le dévorait pourtant chaque jour davantage. Acculé par le trop plein, il en avait été réduit au bout de quatre longues années à prendre Amaïdhimalar, sa propre épouse, son épouse propre, comme confidente de ses démons de midi intérieurs. Certes ils ne s’aimaient plus de ce genre d’amour qui possède cette frénésie charnelle qui rend fou, mais tout de même, Amaïdhimalar finit par le quitter après quatre ans de confidences partout ailleurs que sur l’oreiller et de déclarations incessantes à une autre femme qu’elle. Ils restèrent bons amis. Ils l’étaient déjà.



Mais revoilà Paridil. Presque instantanément – comme c’était prévisible – assis dans son fauteuil, ramassé, dense comme un œuf. Déchu par l’existence. Je ne dis rien. Ce serait superfétatoire. Ses mots à lui – mais qui ne s’en doutait pas ? – n’ont pas eu l’heur de plaire à la déesse, et à sa suite, toutes les femmes sur lesquelles elle règne sans partage se préparent déjà à ignorer Paridil-l’homme-sans-vices pour les siècles des siècles. Au moins ce frère n’est-il plus en deux morceaux me dis-je. Rien de tel, après tout, qu’un échec bien clair, bien net et bien cuisant pour reconstruire son royaume sur des bases saines. C’est vrai quoi… Il faut bien toucher le fond pour rebondir, etc., etc. Mais voilà que Paridil-l’homme-sans-vices rompt le silence et explose sous mes yeux tout aussi impuissants qu’écarquillés. Mon frère en mille morceaux n’en finit pas de se briser au gré de phrases absconses qui reviennent en flots continus, se répètent sans fin.



« Mâdharasi… Oh, comment ai-je même osé m’adresser directement à Toi ? Nous ne sommes tous que des sous-créatures face à Ta magnificence ! Mâdharasi… me dit-il à présent... Mâdharasi est bien plus qu’une femme… ou qu’un homme… »

« … »

« Oui, tellement plus ! »

« C’est un genre de travelo, ou quoi ? »

« Non ! Qu’est-ce que tu racontes, impie ! Mâdharasi te dis-je est bien plus que cela ! »

« Oh… C’est un très gros travelo, tu veux dire ?… »

« Cesse de blasphémer, infidèle ! Nous étions tous, j’en suis convaincu, un être entier au commencement du monde, à l’aube de l’amour ! »

« … »

« Puis nous avons été séparés en deux êtres distincts ! Ma moitié, je le sais, je le sens dans mon âme, n’est autre que Mâdharasi ! Et mon drame sublime est qu’elle ne veut pas de moi ! La vie n’a plus de sens, entends-tu ! Je suis maudit ! Maudit ! »

« Je vois que tu as beaucoup réfléchi à la question... Mais dis-moi Paridil, ne peut-on pas considérer qu’en dépit de ta malédiction, ta chance dans cette histoire est en fait bien extraordinaire, non ? »

« … »

« Et bien oui… Pense à tous nos semblables qui jamais de toute leur misérable existence n’ont eu le simple loisir de rencontrer leur moitié. Imagine un instant, Paridil mon frère, que Mâdharasi, au lieu de naître à Ratnapura et de travailler tout comme toi – tout comme Amaïdhimalar d’ailleurs, je dis ça, je ne dis rien… – au même étage de l’hôtel des impôts de cette riante cité, soit malencontreusement née… je ne sais pas moi… en République démocratique socialiste du Sri Lanka ? Pas la porte à côté, et même pas la suivante, crois-moi… Tout au fond du couloir à gauche… 8500 kilomètres à vol d’oiseau et au bas mot ! Toi, pour le moins, tu auras pu toucher du doigt – si tu me permets cette expression un brin hasardeuse – le fruit même de l’amour – cet hôtel des impôts mériterait de s’orthographier autrement, crois-moi ! Car il est béni ! Oui, béni des dieux puisqu’en guise de fruit… C’est bel et bien le verger de l’amour qui te voit chaque matin pénétrer en son sein ! C’est bien plus qu’un simple centre administratif, en vérité je te le dis Paridil mon frère, c’est sûrement là le centre même du monde, son cœur battant, c’est une Olympe, un Walhalla, c’est « the place to be » comme l’on dit à Batticaloa, et tu en prends plein les mirettes, mon cochon, de ce délicieux spectacle auquel si peu de mortels ont accès, non ? Si tu n’es point l’Élu, ne te trouves-tu pas en bonne place sur la liste électorale divine ? Conséquemment de quoi de plains-tu donc ? »

« … »



Je laissais là, Paridil mon frère en tranches de vie, plongé dans les affres de la géographie.




A suivre.

1 commentaire:

  1. Sombre crétin ! J'étais en train de lire ton texte à mon bureau en sirotant un café quand je suis tombé sur le passage où tu demandes si Mâdharasi est un travelo : de rire, j'ai recraché tout mon café sur le clavier de mon ordinateur alors même que mon patron et le comptable entraient dans mon bureau.

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