vendredi 4 juin 2010

Une belle histoire

On appelle parfois Laussonne « la cité de l’eau qui chante ». Parfois non. Laussonne est une petite commune de Haute-Loire située à une quarantaine de kilomètres du Puy-en-Velay dans une région très isolée. S’il prenait à un voyageur la fantaisie de s’y rendre, il lui faudrait quitter le Puy par l’est pour passer d’abord à Brives-Charensac, puis à Orzilhac, puis Servissac, puis Lantriac, puis Bournac, puis Montbrac, puis Roffiac, puis faire demi-tour jusqu’à Lantriac car il se serait trompé de route, puis cheminer longtemps pour enfin arriver à Laussonne. Cet hypothétique voyageur éprouverait alors sans doute de la déception. Laussonne, contrairement à d’autres communes avoisinantes, est une ville bien laide malgré la majestueuse présence non loin de là du Mont Mézenc, que certains — mais pas tous — appellent « le géant blanc des Cévennes ». Laussonne est laide, oui. Elle n’a en effet jamais été riche et ne le sera, selon toute vraisemblance, jamais. Les quelques maisons de ville grises qui la composent sont sans intérêt architectural, petites et très humides. J’ai souvent rendu visite, dans mon enfance, à des membres de ma famille vivant dans une de ces maisons et l’odeur de moisi d’habitation malsaine de l’endroit m’avait toujours frappé. Il est vrai que le climat est rude, à Laussonne. L’été n’est pas chaud et dure de toute façon peu de temps. L’hiver est froid et long et se caractérise notamment par un vent vif soulevant la neige du sol que certains — tous, en fait — appellent « la burle ».

C’est à Laussonne que naquît Stève Poulet. Ce garçon fit donc son entrée dans la vie avec un double handicap : celui d’être né à Laussonne et celui d’être affublé d’un nom ridicule : Poulet, comme un poulet, et Stève, comme le prénom anglo-saxon Steve, mais grotesquement francisé. Stève Poulet avait un frère aîné. Stéphane Poulet. Stéphane Poulet était un de ces brigands de la campagne vellave : petit, costaud, teigneux, sale, méchant comme la gale et ayant à ces divers titres un succès important auprès des jeunes femmes du cru qu’il baisait volontiers sur la banquette arrière de sa Renault Fuego à la sortie des bals de campagne. Stève, au contraire, était grand, gracile, élégant dans ses mouvements, discret et doux, et n’ayant donc aucun succès auprès des filles. Stève, en un mot, et selon le terme employé par les amis de son frère et par les jeunes femmes du cru, était « un gros pédé ».

Et là, qu’arriva-t-il ? À l’adolescence, notre ami Stève faisant le bilan de ses désirs et de ses affections, s’aperçut qu’il était, pour de bon, homosexuel. Un constat qui vous met, et toujours de nos jours, un homme dans une situation délicate vis-à-vis de la société. Délicate, même si cet homme est né et vit dans un milieu moderne et éduqué. Hors Stève était né et vivait à Laussonne. Et à Laussonne, ces choses-là sont compliquées. À Laussonne, si on refuse au bistrot du village son quarantième « pastis agricole » (NDT : à Laussonne, « un pastis agricole » signifie « un verre de vin rouge »), si le samedi soir, en boîte, au Galaxy, on n’a pas trop envie de boire un Destroy (NDT : Destroy : cocktail local composé de tequila, de gin, de vodka et de bière brune) ou un mazout (NDT : Mazout : cocktail local composé de pastis additionné de bière à la place d’eau), si on n’aime pas passer ses dimanches à changer le pot d’échappement de sa mobylette, si, en bref, on n’a pas de goût pour tous ces passe-temps innocents des gens de la campagne, on peut se faire traiter de gros pédé. C’est bien humain. Par contre, s’il s’avère que l’on est effectivement homosexuel et que les gens s’en rendent compte, les risques de prendre un coup de fusil ou de se faire tabasser dans un fossé sont réels. Stève Poulet l’a rapidement compris et à 17 ans, il a quitté Laussonne pour des contrées plus accueillantes et n’y est jamais retourné.

Et là, Stève Poulet disparaît de nos écrans-radar pendant 15 ans. C’est que la vie des gens nés aux environs du Puy-en-Velay est ainsi faite : certains quittent le Puy pour aller faire des études (on ne peut pas faire d’études au Puy), pour trouver du travail (il n’y a pas de travail au Puy) ou pour prendre femme (il y a d’importants problèmes de consanguinité au Puy). Ces gens vivent alors ailleurs qu’au Puy, mais font désormais partie de la diaspora. Ils sont donc tenus au courant de ce qui arrive aux autres membres de la diaspora ou aux gens vivant toujours Puy. Quand vous êtes né au Puy, tous les gens du Puy de part le Monde sont tenus au courant de vos activités. Mais pour Stève Poulet, rien. Silence radio. Pas d’information. Pas de nouvelles de Stève Poulet pendant 15 ans.

Et c’est alors que, 15 ans plus tard, par la magie d’internet et de l’ennui professionnel qui vous pousse à chercher n’importe quoi sur Google, qui est-ce qui réapparait sous la forme d’un danseur professionnel menant une brillante et audacieuse carrière internationale se situant à des hauteurs artistiques qui interdisaient aux primitifs écrans-radars de la diaspora ponote de prendre conscience de son existence ? Qui ? Qui ? Ben oui. C’est bien lui.

Belle histoire.

C’est dingue, quand même : les danseurs sont tous homosexuels, alors ?


Laussonne en 2004

4 commentaires:

  1. Mais, la burle c'est pas plutôt ce ravigorant mélange de neige, vent et pluie, voire grêle?
    Sinon c'est vraiment génial, j'ai ri à gorge déployée.

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  2. Merci.

    La burle, je ne suis pas sûr, finalement. Il me semblait bien que c'est quand il ne neige pas mais que le vent soulève la neige du sol... mais bon : il y a longtemps que je ne suis pas allé à Laussonne. Depuis le temps que je vis à Paris, mes instincts de trappeur se sont émoussés.

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  3. Je crois bien que Lison dit vrai : la burle, c'est quand la neige tombe à l'horizontal à cause du vent. Beaucoup de neige, et beaucoup de vent. Ca a l'air de rien, Zéphyr, mais cet Aquilon transforme un talus comme le Mézenc en barrière Himalayenne.
    Une fois encore il a été beaucoup sacrifié sur l'autel de la littérature dans cet article, sacrifice heureux, certes, mais sacrifice des sciences, de la géographie et de l’Histoire.
    Pauvre France, ou plutôt, Pauv’e Chine !

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  4. Il me semble néanmoins qu'il peut burler sans neige, mais néanmoins avec du vent. Exemple : "ça burlait grave!" - Traduction : "Nous étions quelque peu pris par le froid et le vent"....

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