mardi 8 juin 2010

Impôt sur l’amour.

Nous avions déplié, Paridil et votre serviteur, sur la table de la salle à manger de la vaste demeure où mon frère vivait à présent seul, une carte topographique du Sri Lanka. Paridil donc, mon frère réduit en miettes, ne la quittait pas des yeux. Il marmonnait au gré des reliefs qui s’étendaient devant lui. C’était là le ton général de sa conversation depuis près de quatre longues heures, la voix même du vide intérieur sans cesse plus dense qui le taraudait sans relâche. « Elle ne voudra jamais de moi, c’est l’évidence… – se disait Paridil à intervalles métronomiques – qui pourrais-je bien intéresser ? D’ailleurs qui donc pour moi sacrifierait à l’autel de Kâma – Divinité du mariage ? Voit-on, lorsque l’on me regarde, matière à exalter les sens ? » Prolongeant parfois sa complainte par un antithétique : « Je ne peux tout de même pas briser son mariage ! Je ne suis pas ce genre d’homme, non, pas ce genre-là… Par ailleurs Prîtish-le Dieu-de-l’amour son époux est un homme tellement… tellement… inouï ! Et que pourrais-je dire à Madhubada et Murthy leur deux si merveilleux enfants ? Je ne m’y connais guère en enfants. Bien sûr, si Mâdharasi avait voulu de moi j’en aurais eu des enfants ! Et par dizaines encore… Toute une chiée ! Et je ne serais pas seul comme un vieux chien errant à présent : mes enfants viendraient me visiter, me consoler… Cette maison vide résonnerait des mille tintinnabulements de la vie! On m’aimerait à la fin ! Si seulement je l’avais rencontré plus tôt… Avec Amaïdhimalar je ne voulais pas d’enfant, non… Mais avec Mâdharasi, c’aurait été une autre histoire ! Oui, tout autre. Ah… Mâdharasi… »

Comme nous l’a révélé notre précédent épisode, Paridil-l’homme-sans-vice à été éconduit par Mâdharasi-la-reine-des-femmes. Créature mineure de son propre aveu, Paridil doit son nom au fait qu’il ne fume pas, ne boit pas et se trouve finalement peu porté sur ce que d’aucun aime à nommer « la chose » afin de ménager la pudeur de leurs interlocuteurs. Divinité majeure, Mâdharasi doit le sien au fait qu’elle est l’unique, la seule, la dernière et la plus merveilleuse des femmes de cette terre aux yeux malades de Paridil.

« Hrundi mon petit ? »

« Oui ? »

« Tu sortais ? »

« Oui. »

« Bien. Alors voudrais-tu en profiter pour faire quelque chose pour moi ? »

« Dis toujours, Paridil mon grand. »

« Cela ne te prendra que quelques instants. Vois-tu le chemin qui court derrière la maison pour s’en aller border la déchèterie d’un côté et le ruisseau de l’autre ? »

« Celui que mère empruntait jadis pour aller faire ses lessives à la mare ? »

« Précisément. Et c’est d’ailleurs jusqu’à cette mare que je souhaiterais que tu m’accompagnes. »

« Tous les deux ? À la mare ? »

« Tout à fait. Tu tâcheras ensuite de trouver une bonne grosse pierre ou à défaut une brique, la déchetterie en rejette continuellement. »

« Je vois. Pierre ou brique. »

« Alors, me dit Paridil, je voudrais que comme un gentil garçon tu attaches le minéral à un bout de cette corde que voici pour ensuite attacher l’animal que je suis à l’autre bout… Enfin tu me pousseras dans la vase et je ferais mon possible pour m’y noyer ! Je compte sur toi, Hrundi mon frère, pour ne pas faire repêcher d’ici quelques jours mon corps insignifiant. Qu’en dis-tu ? »

« Tu ne sembles pas te tenir en très haute estime, ce soir, Paridil mon frère tout gonflé de désespoir ? Pourquoi cette morbidité mal dissimulée ? »

« Mâdharasi ne m’aime pas… or j’aime Mâdharasi… à quoi bon continuer ? »

« Oh, ça… La cruauté de l’amour, que veux-tu… Ça fait si mal que ça ? »

« Seulement quand je respire… »

« Alors pour l’heure, il te suffit d’oublier que tu respires. Allons nous coucher et noyons-nous plutôt demain, à tête reposée nous ne souffrirons qu’avec plus de délectation. »

Votre serviteur pensait bien faire en conseillant plus que vivement à Paridil-son-frère-sans-vice d’ouvrir son cœur à Mâdharasi-la-reine-des-femmes. Une certitude, aussi cruelle soit-elle, est toujours préférable à un doute angoissant se disait-il. Le doute ouvre sous nos pieds des mondes imaginaires propices à l’épanouissement pervers des idées les plus absconses... La réalité c’est autre chose ! La réalité c’est… Bon, disons, qu’une fois les pieds de Paridil de nouveau sur la terre ferme, par le truchement d’une fin de non-recevoir bien sentie de la part de Mâdharasi, l’aîné de frères Bakshi, après un temps de deuil réglementaire et les quelques errances d’usage, s’en irait de nouveau, gai et primesautier, sur les sentiers ombragés et fleuris de l’amour qui toujours recommence, au bras honnête et attendri d’une employée des eaux et forêts ou d’une ex-épouse de gouverneur colonial. Bref, il fallait que Paridil-le-fourvoyé-bien-que-sans-vice réalise son erreur pour finir, tôt ou tard, par rencontrer « quelqu’un de bien ». Votre serviteur confesse ne plus trop savoir que penser de tout cela à la lumière de ce qui suit.

Depuis le jour funeste qui vit Mâdharasi verser une pleine bassine d’eau glacée sur la flamme de Paridil, bien d’autres bassines du même liquide sont passées sous les ponts. Bien sûr Paridil continuait à ne pas tarir d’éloge sur les charmes en nombre pléthorique de Mâdharasi, mais il semblait en fin de comptes admettre que la déesse et lui ne s’accoupleraient pas dans cette vie-là. Dharma – Dieu du devoir – dans sa clairvoyance bien connue accordait selon toute vraisemblance à Paridil la possibilité de poursuivre une vie digne sur le droit chemin de la morale et de l’honneur. Quelle leçon pour nous tous – clamait autour de lui votre serviteur. Jusqu’au jour où le téléphone sonna.

« Allô ? »

« Elle ne m’a même pas souhaité ma fête ! »

« Pardon ? »

« Oui ! Tu n’es pas sans savoir que c’est aujourd’hui la saint Paridil ! »

« ... »

« Bon. Et bien ce matin j’arrive au bureau comme tous les matins, sauf que tout de même c’est ma fête ! Bien. Tu sais que c’est l’époque des déclarations d’impôt ? »

« … »

« Bref ! Conséquemment nous avons au centre beaucoup de travail en ce moment, alors bien entendu je ne m’attendais pas à une nouba à tout casser, mais tout de même à ce qu’on marque le coup, tu vois ? Pour la fête de Mâdharasi j’avais fait un gâteau… »

« … »

« Bien. Et là j’entre. Chinnakili, « petit perroquet », et Muyal, « femme combative », m’ont toutes les deux souhaité ma fête. Chinnakili n’arrêtait pas de parler, c’était épuisant. Mais ça m’a quand même fait plaisir. Muyal a beaucoup de problème en ce moment, je suis touché qu’elle ait tout de même pensé à moi… Ainsi que Granamabar, « fleur intelligente », elle vient de divorcer et.... Même Kurinji, « celle qui fleurit tous les douze ans », me l’a souhaité cette bon sang de bonsoir de fête à la noix, tu te rends compte, et pourtant tu la connais, timide comme tout ! Bon. Adalarasu, « roi de la danse », a esquissé quelques pas, tu sais que c’est son truc à lui, Thâyanban, « celui qui aime sa mère », m’a fait signe de loin, Thîran, « l’homme hardi », et Savarinathan, « le seigneur des cerfs », avaient préparé une banderole « Bonne fête Paridil ! » Ils sont sympas tous les trois quand j’y pense. Et Sâmihannu, « l’homme au regard de maître », m’a serré la main. « Bonne fête, Bakshi ! » m’a-t-il dit. C’est le chef de centre, il n’est pas obligé. »

« Certes… Mais dis-moi, tout ça est fort aimable de la part de tes collègues. Pourquoi donc parais-tu si contrarié, Paridil-mon frère ? »

« Tu te fiches de moi ? »

« … »

« Qui aujourd’hui ne m’as pas souhaité ma fête ? Peux-tu me le dire ? »

« Oui… Écoute je suis désolé… C’est vrai que j’aurai dû y penser… mais vois-tu en ce moment, moi aussi je… »

« Mais que racontes-tu là ? Ce n’est pas toi qui es en cause. Tu sais que je n’attache pas d’importance à ce genre de détail. Pas de ça entre nous, Hrundi mon petit. C’est à Mâdharasi que je pense ! Elle m’a consciencieusement évité toute la sainte journée ! Que dis-tu de ça ? Elle parle aux autres ! À tous les autres ! Et elle ne me souhaite même pas la saint Paridil ! J’étais si mal à l’aise… Je bouillais intérieurement… »

« Peut-être qu’elle a oublié ? Moi-même… »

« Toi ça n’est pas pareil ! »

« Je te le concède volontiers… »

« Je suis allé dans son bureau et je l’ai sévèrement réprimandé ! »

« Tu as fait quoi ? »

« Et bien je suis allé dans son bureau et… je… lui ai dit que j’étais malheureux lorsqu’elle… m’ignorait… »

« Et que t’as-t-elle répondu ? »

« Qu’elle avait d’autres soucis en tête. C’est vrai que sa mère est morte ce matin et… »

« Quoi ? Sa mère est morte ce matin ? Et tu es allé dans son bureau réclamer ta dîme… comme une sorte de… dû ? Et bien, on ne peut pas dire que tu ais fait dans la porcelaine de Chine cette fois ! Vois-tu Paridil-mon-frère-sans-plus-de-jugeote-que-de-vice, si l’on considère un instant que la vie de Mâdharasi était ce jour semblable à la plus glaciale des nuits d’hiver, alors nous pouvons également considérer que tu t’es glissé dans son lit à la faveur de l’obscurité et d’une certaine confusion et que tout ce que tu as trouvé moyen d’y faire est de tirer sauvagement la couverture à toi dans un rire sardonique ! Quel aberrant coup d’éclat ! »

« … »

Un détail d’importance avait été omis par votre serviteur : dès qu’il s’agit de perception, la frontière entre réel et imaginaire n’existe pas. Ainsi Paridil savait-il tout et depuis toujours de son erreur. Il ne l’admettait simplement pas comme telle, voilà tout. Son erreur et son désir n’étant qu’une seule et même chose. Or nous ne désirons pas forcément faire notre propre bonheur. Et ce n’est certes pas dans l’optique d’être plus heureux, ou moins malheureux, que Paridil s’était déclaré. Il n’avait ouvert son cœur que pour le faire saigner davantage, que pour vérifier une certitude : la déesse ne désirait point son corps pourtant brûlant d’un désir sans borne. Et une fois la veste prise il ne lui restait plus qu’à la retourner en proposant immédiatement à Mâdharasi de rester amis. Comme pour s’excuser d’une audace passagère. Mais surtout pour éviter le pire : éviter que Mâdharasi la reine d’entre toutes ne disparaisse de sa vie et que Paridil lui-même ne disparaisse à sa suite puisque seule la déesse avait à son sens émoussé par la fascination le pouvoir de le faire encore un peu exister à ses propres yeux. La suite de son plan, élaboré dans l’urgence ou mûri de toute éternité ?, était plus ardue : il devait se convaincre lui-même de la nature de son lien à Mâdharasi. Il s’était consciemment fixé pour but de parvenir à être son ami. Tout simplement. Hélas, le caractère irréaliste de son délirant dessein commençait à nettement transparaitre…

Paridil va sur ses cinquante ans. Or durant les deux dernières périodes de la vie du tamoul, celui-ci recherche Moksha, la libération du cycle des réincarnations. Il n’y a pas vraiment de règles pour y parvenir. Plusieurs chemins peuvent être préconisés. La dévotion envers une divinité est l’un des ces chemins potentiels. Alors seulement vient la Délivrance. La conquête de cette liberté absolue constitue le but de toutes les philosophies et de toutes les techniques mystiques indiennes. D'après la tradition hindoue, l'homme qui a manqué sa Délivrance doit parcourir un cycle de 8 400 000 renaissances dans d'autres conditions que la condition humaine avant d'y accéder à nouveau…

Paridil avait raccroché. Il avait également disparu de la carte topographique du Sri Lanka punaisée au mur de votre serviteur. A vrai dire il semblait que Paridil-l’homme-sans-vices ne figurait plus sur aucune carte sous quelques formes que ce soit. Sa Délivrance n'était vraisemblablement pas pour demain.
A suivre...

1 commentaire:

  1. Quel étrange mélange : on dirait Wodehouse ré-écrivant le Mahâbhârata dans le style de Tortilla Flat après avoir lu Houellebecq...

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