jeudi 28 octobre 2010

À l'Ouest...

Résumé des épisodes précédents : Paridil dit l’homme-sans-vice n’a qu’un désir dans l’existence : n’être que glaise sur le grand tour céleste entre les mains divines de Mâdharasi dite la-reine-des-femmes, être de feu, créature de toutes les passions à l’exclusion d’une seule : la poterie.

C’est ce résumé – ou quelque chose d’approchant – que Paridil se fait à lui-même chaque matin au réveil. Et chaque matin, c’est le même Nirvana qui lui tombe sur la tête. Observons Paridil dans son grand lit deux places « Monsieur Meubles ». Il occupe approximativement le même volume d’espace que lorsqu’il partageait cette vaste couche avec Amaïdimalar-riche-de-sa-tranquillité, son ex-épouse. Après sept ans, c’est à peine s’il ose, de temps en temps, laisser courir une jambe de cet autre côté du lit connu pour n’être pas le sien. Les commissures de Paridil se soulèvent à intervalles réguliers jusqu’à ce qu’un large sourire finisse par lui barrer tout le visage. Face à semblable spectacle, il n’y a qu’une seule explication : Paridil dort encore. Soyons à présent attentifs au radio-réveil : il indique sept heures et le voilà qui sonne déjà ! Paridil n’a jamais obtenu de cet appareil qu’il accomplisse conjointement ses deux fonctions principales : en lieu et place du doux ronronnement de la radio, il n’a droit chaque matin qu’à la pénible rengaine du réveil. Ainsi doit-il supporter au quotidien un abominable petit son aigu et saccadé qui s’insinue jusqu’aux tréfonds de ses rêves les plus voluptueux en n’ayant de cesse de les briser net ! Malgré cela, Paridil se sent bien. L’espace d’une fraction de seconde l’univers – pourtant fortuit, violent et dénué de sens – lui apparait juste et bon. Puis une première pensée vient alors troubler sa béatitude : Mâdharasi-la-reine-des-femmes ne lui rendra jamais l’amour sans borne qu’il lui voue. À partir de là, tout s’enchaîne comme en un cauchemar – l’un des pires : de ceux que l’on fait éveillé – et en quelques brefs instants Paridil voit défiler sous ses yeux impuissant les temps forts d’une existence vouée à l’abomination : il rencontre de nouveau la souveraine Mâdharasi, tombe encore amoureux d’elle, décide éternellement de se séparer d’Amaïdhimalar, se retrouve pour une énième journée supplémentaire face à la solitude crasse de son angoissant quotidien… C’est une véritable chape de plomb qui s’abat inlassablement sur un Paridil au cœur broyé dont le visage semble à présent tuméfié par l’horreur. Ô profondeur de la félonie humaine, ô intrigue infernale ! Dans quel esprit dépravé a bien pu germer cette idée qui dépasse en prétention les rêves les plus fous : être aimé en retour par la reine des femmes en personne ? Le voilà bien ce complot que Paridil ourdit depuis plus d’une décennie contre lui-même ! C’est une manière de chef-d’œuvre dont l’insondable perversité, la perfidie sans borne, l’éclat maléfique hors de toute mesure ne peuvent qu’empêcher son auteur d’en apprécier l’absolue perfection tant la machine infernale fonctionne à plein régime et sans relâche hors des limbes bienfaisantes du sommeil !

Ce n’est qu’une fois réveillé que d’un doigt mou et tâtonnant, notre contrôleur des impôts enclenche sans conviction la fonction « radio » de l’appareil.


« Dépêche AFP. Des nouvelles de l’Est à présent. D’après un sondage de l’Institut pour les Questions Publiques de Bratislava, les trois quarts des Slovaques auraient préféré naître ailleurs. Il est sept heures. Vous êtes bien sur France Info. »



Paridil se lève à grand peine. Uriner et faire du café sont les deux premières tâches qu’un homme se doit d’accomplir chaque matin afin de conserver un semblant de dignité. Paridil le sait. Aussi s’attèle-t-il à ces tâches, sans plus de brusquerie toutefois, sans précipitation aucune car Paridil sait aussi que personne au monde ne maîtrise raisonnablement la suite des évènements, celle-là même qui constitue l’essentiel d’une journée humaine. Alors que la chasse d’eau se remplit et que le café passe, Paridil entre dans la salle de bain. Pas un tube de crème de jour, pas un poil de brosse à dent ayant appartenu à Amaïdimalar, qui a depuis convolé en d’autres lieux plus riants, qui n’aient bougé d’un pouce depuis bientôt sept ans ! D’une manière générale, Paridil est l’homme qui ne touche à rien. Aussi vit-il dans un temps étrange, à part, que lui seul – si seul ! – semble habiter. Cependant, le présent, vulgaire et hirsute comme on le sait, se rappelle parfois à lui, comme ce matin, lorsque enjambant le rebord de la baignoire d’un pied distrait, Paridil écrase ce dernier sur un pommeau de douche décidé à ne pas se laisser marcher dessus ! Qui de l’homme emprunt jusque là de dignité ou du pommeau apparemment indifférent à la marche du monde s’apprête à triompher ? Bien que moulé dans le plus inoffensif des plastiques, le perfide accessoire tranche la question et la voute plantaire de Paridil du même coup ! Paridil pisse le sang assis dans sa baignoire, dubitatif, un rien abattu, pendant que le café caramélise à la cuisine et que la chasse d’eau, vessie mécanique, machine célibataire subitement molle, s’oublie pitoyablement sur le carrelage immaculé. À quoi pense en cet instant l’aîné des frères Bakshi ? Approchons-nous et tendons l’oreille. Que murmure donc Paridil ?

« C’est pas possible… Je n’en ai jamais reçu une seule… même… par erreur. En fait, je n’en ai même jamais vu, je crois… de toute ma chienne de vie. Ça alors… »

Pendant que l’eau des toilettes pénètre à la salle de bain et à la cuisine pour se mêler au sang comme au café de Paridil, celui-ci songe qu’il n’a jamais – pas une seule fois ! – tenu dans ses mains de lettre d’amour. Et cette pensée ne lui facilite en rien la tâche toujours délicate pour lui de commencer la journée. Il y avait bien eu cette lettre affreusement parfumée que lui avait glissée cette fille, elle-même très portée sur les fragrances les plus extravagantes, en classe de seconde et dont le début – « Cher Paridil, » – lui avait laissé présager du meilleur… Mais au final – « Encore merci pour tes exercices de maths ! Salut ! » – l’ensemble s’était avéré bien décevant. Après avoir pansé sa plaie, coupé l’eau et l’électricité et pris son premier Lexomil de la journée, Paridil décide qu’il est n’est que temps d’abandonner son repaire pour aller travailler. Dans sa voiture, il est presque heureux de constater que l’autoradio fonctionne encore. Et ce soulagement, bien que modeste, le rassérène un peu.


« Dépêche AFP en provenance du Grand Sud. Mohammed Ibrahim Egal, président du Somaliland, a célébré les dix ans d’indépendance de la petite république autoproclamée, privée d’aide internationale, plus misérable que jamais, en hurlant son discours fleuve dans de vieux haut-parleurs en panne. Vous êtes si bien sur RTL.»



Au centre des impôts de Ratnapura, sous-préfecture de la Loire, où il œuvre chaque jour ouvrable à l’édification de l’égalité sociale par une astucieuse application de diverses lois visant au partage des richesses, Paridil doit jongler avec plusieurs problèmes. Recommence ainsi chaque jour un étrange manège qui laisse Paridil en délicatesse plus souvent qu’à son tour (de manège bien entendu).

Premier problème : Mâdharasi est également au centre, et pas que des impôts. En fait Mâdharasi, que Paridil semble voir dans chaque encadrement de porte, est au centre de toutes les préoccupations du fils maudit de Hrundiette Nallarasi-la-reine-de-beauté Bakshi. Ainsi Paridil a-t-il potentiellement sous les yeux et à chaque instant l’objet de sa folle concupiscence, prenant un Lexomil, guettant un regard, prenant un Lexomil, quémandant un geste de la déesse excédée elle aussi plus qu’à son tour par cette sorte de parade nuptiale déviante et médicamenteuse dont Paridil s’est fait le pionnier, poussant toujours plus à l’Ouest un comportement parfois inexplicable aux yeux du monde. Ainsi va-t-il régulièrement, sous Lexomil et sur la pointe des pieds, dans le bureau de Mâdharasi, refermant à grands soins la porte derrière lui pour ne pas mettre la déesse – mariée rappelons-le à Pritish-le-dieu-de-l’amour – dans l’embarras vis-à-vis des collègues les plus attentifs. Et là, le voilà qui demande régulièrement des comptes à la reine en personne pour ceci ou cela, un regard trop sévère, un bonjour oublié, se mettant parfois à vociférer de telle manière que tout l’étage se fige et attend la fin des hostilités pour reprendre une activité normale.

Deuxième problème : Amaïdimalar, l’ex-épouse éconduite mais cependant riche-de-sa-tranquilité tant elle a comme l’on dit « refait sa vie », travaille au même étage. Elle est le sujet de bien des quolibets de la part de ceux qui la pensent responsable de l’état général déplorable que Paridil peine à masquer. Cette injustice fait souffrir Paridil qui ne peut cependant révéler le coupable motif qui le plonge régulièrement dans des affres insondables, des gouffres sans fond : il ne peut souiller la réputation de Mâdharasi, heureuse en ménage comme en société. Amaïdimalar demande ce jour-là un service à Paridil : son nouveau compagnon – Rujul-le-simple-le-sincère – s’étant bloqué malencontreusement le dos, est-ce que Paridil pourrait l’aider vendredi soir à aller chercher le nouveau lit du couple chez « Monsieur Meubles » ? Vendredi soir ? Mais Paridil n’a-t-il pas un « bon plan » programmé ce soir-là ? Une sortie « Chansons et sensualités du Monde » est à l’ordre de ce jour-là avec Putholi bis, une créature sur laquelle Paridil a des vues… Que Paridil ait des vues sur une femme réelle était il y a encore peu tout à fait inimaginable tant seule comptait Mâdharasi l’entêtante, notons-le : il ne s’agit donc pas de manquer le rendez-vous ! Or cette histoire de lit va se prolonger suffisamment tard, c’est à la fois probable et fâcheux, pour lui faire manquer le coche et le début de la soirée avec Putholi bis… Paridil est mortifié. Il aimerait dire simplement : « non, je ne peux pas te rendre cet élémentaire service Amaïdimalar mon ex-épouse qui m’a supporté toutes ces années, passant tant de week-end seule car je préférais aller à la chasse, n’ayant jamais été mère car je ne voulais pas d’enfant et que j’ai remerciée en te faisant la confidente de tous mes déboires amoureux avec Mâdharasi durant de longues années jusqu’à ce que tu finisses par partir, gentiment, t’installer avec un autre, le brave Rujul au dos meurtri chez qui je vais parfois dormir quand je ne suis plus étanche au vide qui m’obsède et m’envahit. » Au lieu de quoi Paridil reprend un Lexomil et cède à la culpabilité. Amaïdimalar l’en remercie. Paridil à l’habitude d’être remercié. Tout est bien qui continue bien.

La sonnerie de la pause méridienne n’a rien d’un angélus et retentit davantage comme une sorte de glas. Paridil sait qu’il ne faut arriver à la cantine ni trop tôt – les premiers à table sont les plus populaires, ce sont ceux auprès desquels les places s’arrachent car ils portent beau, sont drôles et détendus : Paridil ne peut pas appartenir à cette catégorie-ci – ni trop tard – les derniers assis n’ont pour voisins que les tristes sires qui font pale figure et grise mine : Paridil ne veut pas appartenir à cette catégorie-là. Il faut donc viser juste, en plein milieu. C’est là, au cœur de la cible, qu’on peut effleurer le fol espoir d’une place près de Mâdharasi et loin de Granamabar… Une radio, quelque part, vient grésiller à l’oreille absente d’un Paridil lourd de son angoisse à l’idée de devoir manger en compagnie de Granamabar.


« Comment comprendre cette information que dévoile aujourd’hui le « Canard enchainé » : alors que les négociations sur les salaires piétinaient, la direction nationale des magasins Casino a provoqué une grève d’une heure, en offrant à chaque employé de l’hypermarché de Poitiers un hectare de Lune numéroté et répertorié par la société américaine Lunar Embassy. Vous êtes sur France Bleue Rhône Alpes. Il est midi. »



Troisième problème : Granamabar dite Fleur-intelligente qui a divorcé et dont le mari s’est ensuite suicidé. Granamabar a passé plusieurs mois en maison de repos. Au centre, on dit qu’elle a été « fatiguée ». Elle essaye de remonter la pente. Bref, elle est en chasse selon l’expression consacrée. Et Paridil le gentil chasseur lui semble une proie idéale. Aussi Granamabar fait-elle ce qu’il faut faire. Elle aborde fortuitement Paridil presque chaque jour pour lui proposer telle ou telle activité. Aux yeux de Paridil, Granamabar est forte de sa personnalité originale, de son sens de l’humour bien connu, de son courage face à la vie jamais pris en défaut mais également grosse – trop grosse – de sa gourmandise insatiable. Pourtant elle n’a rien contre la chasse, elle trouve même – fascinant labyrinthe de l’esprit humain – que cette activité d’un autre âge confère à Paridil un côté romantique et désuet qui la fait fondre. Mais pas suffisamment pour un Paridil qui, s’il n’espère pas de la vie les joies que doit procurer la promiscuité mutuellement consentie avec un top-model, n’en souhaite pas moins palper un peu de cuisse encore ferme. Hélas ! Serpentant d’habitude entre les tables comme entre deux Lexomil avec toute la maestria nécessaire à ses différentes stratégies de rencontres ou d’évitements des uns et des autres, Paridil ne se meut aujourd’hui qu’avec l’énergie du désespoir, c’est un homme au bout du rouleau, qui fini conséquemment par tomber aux pieds de Granamabar.

« Alors cette soirée Country ce soir ? Qu’est-ce que tu en dis ? Tu devais y réfléchir… Verdict ? »

Parce que toujours pour Paridil mieux vaut être mal accompagné face au trop plein de soirées absconses que bien seul face au vide de sa vaste demeure désertée, il s’entend répondre d’une voix sépulcrale :

« Mais ce sera avec plaisir… Granamabar. »

« Avec qui ? » – lui répond alors et du tac au tac une Granamabar enchantée à la fois par sa savoureuse répartie et par l’heureuse perspective d’une chic soirée.

Paridil chipote son haricot de mouton. Il n’a plus faim.


« Une dépêche AFP surprenante vient de tomber sur nos téléscripteurs : Figurez-vous chers auditeurs que la dialyse rompant le jeûne, selon le comité des recherches scientifiques de la Fatua d’Arabie Saoudite, les insuffisants rénaux du pays devront reporter les ramadans manqués après leur guérison. Bon appétit sur RMC »



Le voisin de Paridil est un maniaque de l’information et de ce qu’il nomme lui-même « le poste » qu’il écoute avidement du matin au soir. De son côté du bureau et à ce stade de la compétition, Paridil broie du noir et du Lexomil comme certaines vieilles femmes du Burkina Faso pilent le millet pour survivre. Aux abois, il fini même par se surprendre à prier le Père, le fils et même le saint frusquin.


« Dernière dépêche AFP de cette mi-journée sur RMC. Au troisième jour de sa mort, vendredi, à Lima, le messie Ezequiel Ataucussi, fondateur de la Mission Israélite du Nouveau Pacte Universel – huit cent mille fidèles et quatre mille cinq cent soixante deux églises au Pérou – n’est pas ressuscité, comme promis.



N’arrivant pas à se concentrer sur son travail, Paridil demande à son voisin d’éteindre sa radio.

17 heures. Paridil est perclus de douleurs à l’estomac. Un début d’ulcère se dit-il en lui-même avec un laconisme confinant au fatalisme. Il s’apprête à quitter le Centre des impôts de Ratnapura. Complètement perdu dans ses pensées : cette affreuse soirée Country qui se présente l’inquiète, que fera-t-il vendredi soir après avoir aidé Amaïdimalar ? Elle ira retrouver le gentil Rujul et lui restera seul, Putholi bis sera déjà partie pour sa soirée « Trucs machins du monde »… Pire ! Que va-t-il faire samedi soir ? Il n’a rien de prévu… Seul chez lui il n’ose l’imaginer ! Aller faire un scrabble avec Hrundiette sa mère serait presque humiliant… C’est alors que son portable se met à vibrer dans sa poche. « Vous avez un nouveau message » sont pour Paridil les plus beaux mots du monde depuis qu’il a presque renoncé à entendre un jour « je t’aime ». Paridil n’a pas accès a sa messagerie facilement. Paridil ne connait pas son code PIN. Paridil a pour ce faire un précieux pense-bête sur lequel figure le-dit code. Le portable de Paridil lui a été donné par la fille d’un de ses collègues parce qu’il est démodé – nous parlons là du portable bien entendu. Le message d’accueil du répondeur est toujours celui de la jeune fille. Paridil, on le sait bien, est l’homme qui ne touche à rien. Et lorsque l’on souhaite joindre l’homme qui ne touche à rien voilà ce qu’on entend : « Salut c’est Marlène ! J’suis trop o.q.p., là ! J’peux trop pas répondre tout d’suite mais laissez-moi un message ou retrouvez moi sur ma page Facebook ! Allez, a + ! Bizous »

Oreille affamé n’ayant pas de ventre comme l’on sait, Paridil oublie un instant ses douleurs stomacales pour dévorer son nouveau message :

« Salut, c’est Putholi bis, dis-donc, tu pourrais tout de même modifier ton message de répondeur… C’était marrant au début mais là, ça fait trois ans quand même ! Bon, dis voir je t’appelais pour te proposer un truc samedi soir : c’est à la médiathèque que ça se passe, c’est une lecture de poèmes du Burkina Faso sur le thème de l’identité sexuelle… Ça a l’air épatant. Si ça te dit, rappelle-moi. Salut. »

Le cœur de Paridil s’envole comme un faucon : la soirée de samedi sera donc Burkina-Fasienne ou ne sera pas !

Thâyanban-celui-qui-aime-sa-mère, l’un de ses proches collègues, interpelle Paridil et lui propose d’aller voir une collègue dépressive en maison de repos suite à son suicide raté.

« Quand ça ? »

« Samedi après-midi ? »

« C’est parfait ! Je n’ai rien samedi après-midi. Je serai heureux de t’accompagner ! »

« Heureux ? »

« Oui, enfin, heureux n’est pas le mot, je veux dire que c’est toujours bien de ne pas être seule pour… une femme comme elle… après… ce qui lui est arrivé… »

« Hum… Oh ! Puisque je te tiens, regarde ce que j’ai trouvé sur You Tube cet après-midi, c’est un extrait du journal télévisé d’hier. C’est in-cro-ya-ble ! »


« Quinze naufragés qui dérivaient entre Saint Domingue et Porto Rico ont survécu grâce à Faustina Mauricio Mercedes, compagne d’infortune qui les nourrissait au sein. »



Paridil regarde le visage de Faustina Mauricio Mercedes tout en songeant de plus en plus à Putholi bis. Pour la première fois depuis son réveil, il sourit.

Au Carrefour de la rue des martyrs, Paridil rencontre Pritish-le-dieu-de-l’amour, l’époux de Mâdharasi. Tout d’abord Paridil est pris de panique. Il voudrait fuir. Disparaitre dans un trou de souris comme le veut l’usage. Mais c’est déjà trop tard, Pritish fond sur Paridil comme l’aigle sur la vieille buse ! Cherchant à éviter son regard, Paridil après un rapide signe de la main et un sourire contrit, détaille le contenu du caddie du plus chanceux des hommes : « Night », Le parfum pour hommes d’Hugo Boss en Boss Bottle, le kit « chantier matinal » de Nivea for men – un panachage de divers onguents – un beaume hydratant « ClarinsMen », un exfoliant « Green Boost » énergisant pour le visage et un coffret après-rasage Azzaro « Captivant Chrome » attire l’attention d’un Paridil qui n’a dans son chariot qu’un premier prix Carrefour de mousse à raser et une bouteille d’eau de Cologne. Antipodes. Deux mondes différents entrent en collision dans une obscure travée d’hypermarché. Dans le monde de Pritish tout n’est que produits frais, mets variés et délicats au format familial. Dans le monde de Paridil tout n’est que surgelés pour une personne, saucisses orange et boites de cassoulet de secours. Un court moment social a lieu. Puis chacun reprend sa route, semée d’étoiles pour Pritish et de mines anti-personnel pour Paridil en qui gronde soudain une sourde colère qu’il ne peut s’expliquer. La caissière, qui écoute en secret une radio miniature, demande à Paridil d’avancer. Il gène.


« D’après un sondage Times-CNN publié au lendemain du 11 septembre 2002, soixante deux pour cent des Américains voulaient que les États-Unis déclarent la guerre, mais soixante et un pour cent d’entre eux ne savaient pas à qui la déclarer. C’était le flash de 18 heures sur RTL2. »



De retour chez lui, Paridil constate qu’il doit déjà se changer pour mettre le cap toujours plus à l’Ouest : la soirée proposée par Granamabar est une soirée déguisée ! Ouvrant son placard à la recherche de quelques atours qui pourrait correspondre au signalement du genre de gars qu’on pourrait croiser à une soirée Country, Paridil constate, non sans inquiétude, que n’importe lequel de ses vêtements pourrait faire l’affaire !

Sur la route, Paridil dans une superbe chemise à carreaux rouges et noirs, ragaillardi par la perspective de ne pas être seul ce soir-là, sourit pour la troisième fois en apprenant une étonnante nouvelle par l’entremise d’un autoradio qui décidément fonctionne à merveille, preuve que la vie n’est peut-être pas si moche après tout :


« John Ashcroft, candidat républicain au poste de gouverneur du Missouri, a perdu les élections face à un adversaire officiellement décédé trois jours avant le scrutin. Il est vingt heures et quatre minutes sur Europe n°1 ! »



« Allô, Hrundi, mon petit ? »

« Qui d’autre ? Dis donc Paridil mon grand, ignorerais-tu que dans mon fuseau horaire il est deux heures du matin ? »

« Deux heures et demi. Elle a préféré se faire raccompagner par un mort ! »

« Pardon ? »

« J’étais, ce soir, à une sorte de… soirée dansante. L’un de ces rituels rythmiques comme les affectionne nos semblables. »

« Et ben c’est bien ça, non ? »

« Oui, je continue comme tu le vois à faire mes petites choses pour garder la tête hors de l’eau… Même si je suis terrifié à l’idée de devoir… gérer le refus, ce genre de truc. »

« Moui… Quel genre de soirée était-ce ? »

« Déguisée… »

« J’espère que tu y es allé en Fakir ! »

« Pardon ? »

« Ben oui, c’est le meilleur costume pour qui espère se faire avaler le sabre ! »

« Hrundi ? »

« Oui ? »

« Mon tout petit ? »

« Moui… ? »

« Pourrais-tu enfin te taire et m’écouter cinq minutes à la fin ! Tu ne la fermes jamais ! C’est à peine croyable ! C’est tout de même moi qui appelle, non ? »

« Pardon, pardon. Heu… Tu as raison. Je parle trop. Vas-y ! Envoie la purée. Je ne suis qu’oreille… C’est quand tu veux… Paridil, mon grand ? »

« Oui. Bon. J’étais donc convié à cette… sorte de… féérie dansante de l’Ouest américain. Et vois-tu, j’y étais avec cette collègue divorcée et… son mari décédé. Et bien malgré cet état de fait, qui peut légitimement être considéré comme un handicap dès lors qu’il s’agit de séduire, cette femme a finalement choisi de finir la soirée avec un cadavre plutôt qu’avec moi. Elle m’a dit que… Enfin qu’elle ne pouvait pas me donner ce que j’attendais, que c’était finalement trop tôt pour elle, qu’elle pensait encore à lui… Mais je n’avais rien demandé moi ! Je ne m’étais même pas aperçu que j’attendais quelque chose… Un mort ! Tu te rends compte ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et bien je vais te le dire ce que ça veut dire, moi ! Ça veut dire… que je suis moins attractif qu’un macchabée ! Je… Je suis un homme fini. Fini, tu comprends ? »

« Assez mal a vrai dire… Je… ne… comprends pas un traître mot de ce que tu me racontes-là. »

« Aucune importance ! Rien n’a plus d’importance ! On se rappelle. »


Votre serviteur s’était endormi ce soir-là en laissant la radio allumée.


« Dépêche AFP. On nous annonce que plus personne ne comprend la langue maternelle de Marie Smith, quatre vingt trois ans, native de l’Alaska, dernière au monde à parler l’Eyak. France Culture. Il est trois heures. »



Au bout d’un moment, il s’est levé pour aller l’éteindre.


lundi 18 octobre 2010

La nef des fous


J’ai un problème, dans la vie : j’ai tout le temps l’impression d’être entouré de fous. Peut-être que tout le monde a la même impression que moi, je ne sais pas. En tout cas, en ce qui me concerne, j’ai distinctement l’impression, que ce soit au travail, parmi des amis, en famille ou ailleurs, d’avoir tout autour de moi des gens complètement déments. Et le club de boxe ne fait certes pas exception. Dieu ! Que le gens sont fous, là-dedans. Tous les clubs de boxe que j’ai fréquentés étaient remarquablement fournis de ce côté-là et certains types de déments se retrouvaient régulièrement de l’un à l’autre. Passons-les brièvement en revue, si vous le voulez bien.


Le professeur taré

Ce n’est pas sa faute, le pauvre. Il va sur ses quarante ans. Il a entrepris dans sa jeunesse une carrière professionnelle, mais une rapide recherche sur internet vous révèle son palmarès : 12 combats, 0 victoires, 1 nul, 11 défaites dont 9 par KO dont 5 par KO au premier round. Ouch. Impitoyable est le monde de la boxe professionnelle. Il en a pris plein la gueule et, il faut bien le dire, ça se voit. Son nez a une forme irrégulière et son crâne est bosselé comme une vieille casserole en étain avec laquelle on aurait cogné longuement contre une enclume. Et conséquemment, il a un peu rayé son disque dur. Son élocution est étrange, il prononce mal certaines consonnes, parle très vite en avalant un mot sur trois. Ses explications techniques sur la boxe se répètent souvent tout en demeurant confuses. Sympathique, hein, très gentil, tout ça, mais complètement taré.


Le professeur crypto-gay

Ça, c’est un personnage très courant dans les clubs de boxe. Il est marié ou en ménage avec une femme. Il a éventuellement des enfants. Il enseigne la boxe. Bon. Dans les clubs de boxe, il y a, disons, 95% d’hommes parmi les élèves. Pourtant, les 5% de femmes présentes accaparent beaucoup son attention, l’inquiètent beaucoup. Il leur parle beaucoup, leur fournit beaucoup plus d’explications techniques qu’aux hommes, s’assure sans arrêt qu’elles ne se fassent pas mal ou qu’on ne les importune pas… puis ceci fait, il lance d’une voix puissante à travers la salle une remarque hautement signifiante telle que « bon allez, on n’est pas des gonzesses : vous m’faites trente pompes, là » ou « allez les mecs, un peu de nerf, là, bande de pédales » ou encore « qu’est-ce que c’est que ces uppercut de tapette ». Et ensuite, à la fin de l’entraînement, il est extrêmement présent dans les vestiaires, particulièrement dans les douches où il ne rechigne pas au contact physique, exhibant tatouage, comparant longueurs et diamètres tout en se lamentant sur les relations difficiles qu’il a avec sa femme. Sympathique, hein, lui aussi, je ne dis pas, mais qui refuse manifestement de prendre conscience de son orientation sexuelle.


Les femmes à la boxe

On pourrait se dire que la boxe n’est pas un sport de femme. Ou l’on pourrait ne pas se le dire. En tout cas, on l’a dit, il n’y a que 5% de femmes parmi les gens qui viennent s’entraîner. Ces femmes-là pour la plupart, disons le, ne sont pas nettes. Dans cet environnement très masculin et où, il faut bien le dire, le niveau d’éducation est assez bas, elles ne rechignent pas à porter des tenues extrêmement suggestives, à passer essentiellement le temps où elles sont au club à se promener dans ladite tenue de-ci de-là dans la salle devant des hommes suants en train de s’exercer sans jamais trop se livrer à quoi que ce soit qui ressemblerait à un entraînement… Pas très nettes, elles non plus.


L’ordure

Celui-là, il est extrêmement agaçant. Il y en a un dans mon club actuel. Dieu qu’il m’énerve. C’est ce type à l’air chafouin, qui boxe assez mal, qui critique tout et qui a le comportement suivant : lors d’un exercice ou d’un sparring (comme on dit), il vous explique longuement qu’il faut y aller doucement avec lui car ça fait longtemps qu’il ne s’est pas entraîné et qu’il ne faut pas taper trop fort parce qu’il a passé des radios et que il faut absolument retenir les coups avec lui parce que considérant qu’en dépit de son niveau il faudrait s’il te plaît y aller doucement car il y a des considérations médicales qui peuvent intervenir dans son cas et que etc. et quand vous commencez à boxer avec lui en prenant autant de précautions que si vous boxiez avec votre grand-mère, il se met immédiatement et sans vergogne à vous en bourrer plein la gueule de toutes ses forces. Une fois l’exercice ou le sparring (comme on dit) fini, vous vous promettez de lui maraver la tronche à l’exercice suivant mais il s’est déjà éloigné pour boxer avec quelqu’un d’autre à qui il commence déjà à resservir son discours bien rodé « il faut y aller doucement avec moi car ça fait longtemps que je ne me suis pas entraîné et qu’il ne faut pas taper trop fort parce qu… ». L’ordure.


La femme qui valait trois milliards

Peu de femmes à la boxe, donc, mais il y en a. Il y en a même qui viennent pour boxer. Celles-là, il se trouve, ont en général un très petit gabarit. 1m60, 50Kg. Et il advient parfois qu’il faille boxer avec elles, bien qu’on soit un homme qui fasse le double de leur poids. C’est un exercice amusant et très technique car, justement, on doit ne travailler que la technique. Si l’on devait effectivement se battre efficacement avec cette personne, on n’aurait pas besoin de savoir boxer : la simple différence de gabarit permettrait d’avoir le dessus. Mais là, contre tous ses instincts, il faut s’appliquer à travailler exclusivement la précision et l’élégance de ses coups. C’est très formateur. Elle, par contre, tranquillisée par cette même différence de gabarit, tape comme un sourd. Et c’est là qu’on se rend compte, qu’elle tape vraiment comme un sourd, étonnamment comme un sourd, compte tenu de sa masse musculaire. Au final, en fait, boxer avec ce genre de fille, ça fait un mal de chien.


Musclor

Il est énorme. Il fait trois mètres de haut. Il a des bras comme mes cuisses. Il se déplace pourtant avec la vitesse d’un guépard. Il a des poings comme des boules de bowling. Il boxe comme Mike Tyson. Et il est bête à bouffer du foin. Il est proprement terrifiant. Et de temps en temps, c’est contre lui que vous tombez. Vous ne savez même pas son prénom parce que, avec les autres, vous l’appelez Musclor. Vous ne pouvez donc même pas implorer sa clémence en l’appelant par son nom et vous n’avez certes pas envie de l’appeler Musclor devant lui. Et en plus, avec le protège-dents, il ne comprendrait pas ce que vous dites. Il ne comprendrait pas sans le protège-dents non plus, d’ailleurs, et de toutes façons, le protège-dents, vous ressentez l’impérieuse nécessité de le garder, face à lui. Vous êtes perdus. Vous allez vous faire répandre par terre. Vous ne serez bientôt plus qu’une flaque sanguinolente en train d’appeler sa mère (image étrange, j’en conviens). Et bien non : Musclor se révèle être très sympathique, prévenant, pédagogue, même. Il vous explique, vous montre les coups et vous invite courtoisement à les essayer sur lui. Vous hésitez un peu, quand même, mais il insiste « Vas-y vas-y, tape, je sens rien. Non mais vas-y j’te dis ! Plus fort ! Allez ! »… et vous vous retrouvez 3 minutes plus tard, épuisé et couvert de sueur, à lui avoir tapé dessus de toutes vos forces sans avoir réussi à lui faire le moindre mal. Il est terrifiant. Très sympathique, mais terrifiant.





samedi 9 octobre 2010

Les plus malheureux de tous les hommes

« S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, vaine aussi est votre foi. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre lui qu'il a ressuscité le Christ, tandis qu'il ne l'aurait pas ressuscité, s'il est vrai que les morts ne ressuscitent pas. Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés, et par conséquent aussi, ceux qui se sont endormis dans le Christ sont perdus. Si nous n'avons d'espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. »

Première Épitre de Saint Paul apôtre aux Corinthiens
Chapitre XV, versets 13 à 19




Il s’agissait de se rendre à l’enterrement d’un ami. Enfin, un ami de son père, un ami d’enfance de son père. Mais c’était son ami à lui, aussi, malgré la différence d’âge. Et il était mort et il s’agissait de se rendre à son enterrement.

Mais c’est que c’est la première fois que je me rends à l’enterrement d’un ami, en fait, se disait-il. Des enterrements de grand mère, ou de grand père, ou de cousine qui pique, oui. Il était même allé à l’enterrement de son patron, une fois que son patron était mort. Mais là, c’était l’enterrement d’un ami. C’est considérablement plus grave, l’enterrement d’un ami.

C’était bien des ennuis, cet enterrement. Son ami était certes malade depuis quelques temps, mais il était mort plus tôt que prévu. Le cancer l’avait bouffé plus vite que ce que l’on croyait. Il était mort vite. Il n’avait pas lutté. Apparemment, il n’avait pas envie de s’embêter avec ça. C’est sans doute une bonne idée. Ne pas se débattre, en finir vite. Mais donc, il était mort plus tôt que prévu et il avait donc fallu s’organiser rapidement pour quitter Paris et se rendre au Pays. S’organiser aussi avec son travail, où il y avait en plus beaucoup de choses à faire ces temps-ci. Ce n’était pas le moment de partir. Il avait fallu s’arranger. Et puis il y avait des rendez-vous, des petites choses, un entraînement de boxe, un repas avec des gens, toutes ces choses de la vie à annuler, à repousser pour se rendre à l’enterrement.

C’est sans intérêt, peut-être, les enterrements. Il ne faut peut-être pas s’y rendre. C’est sans intérêt, les morts. Il ne faut pas en parler. Nous n’allons d’ailleurs pas parler ici de cet ami. Il est mort. C’est fini. N’en parlons plus. Nous n’allons pas parler ici de cet ami.

Parlons de l’enterrement, puisqu’il y est allé. La cérémonie devait se dérouler dans un village ancien, ancien depuis longtemps, déjà nommé « Ville ancienne », Civitas Vetula, au Ve siècle. L’église du village était vaste pour un si petit village, sobre, rougeâtre à l’extérieur et grisâtre à l’intérieur.

Il est arrivé tôt, avec son père, car il allait y avoir beaucoup de monde. Cet ami était une figure locale. Il allait même y avoir des hommes politiques, disait-on. Cet ami était un prêtre. Il allait y avoir beaucoup de gens d’église, aussi.

Il s’est installé presque au premier rang avec son père. Celui-ci lui détaillait les gens à mesure qu’ils entraient dans l’église : celui-là, c’est monsieur untel, il est fou. Celui là, c’est monsieur untel, je le connais depuis tout petit. Celui-là, c’est le docteur untel. Celui-là, c’est le fils untel. Celui-là, c’est l’ancien maire de telle ville, il est devenu fou. Celui-là, c’est untel, il a été enfermé à l’hôpital psychiatrique Sainte Marie, mais on l’a laissé sortir pour la cérémonie, apparemment. Tiens, lui, c’est le chauffeur de l’évêque.

Et puis d’autres hommes sont arrivés petit à petit, tous portant quelque chose dans la main droite — une mallette ou une petite valise pour les élégants, un sac en plastique ou un ballot, pour les autres — contenant leur tenue de prêtre. Des prêtres et des prêtres qui allaient passer leur tenue sacerdotale dans la sacristie. Celui-là, c’est le curé de tel village. Celui-là, il a la paroisse de tel et tel village. Celui-là, il est fou, on l’a enfermé. Celui-là est professeur de théologie à l’Université Catholique de Lyon. Celui-là y est professeur de droit canonique. Tiens, lui, c’est le directeur du Grand Séminaire. Et lui, il est devenu fou, on lui a retiré sa paroisse. Et lui, là, avec le col romain qui ressemble à Jean-Paul Sartre, il a un poste important à Saint-Louis-des-Français et aux Pieux Établissement de la France à Rome et Lorette. C’est un viel ami. Et lui, là, il est fou aussi. Et lui, c’est lui qui a récupéré la paroisse de tel village après l’histoire de pédophilie.

Des prêtres et des prêtres qui arrivent. Et des gens normaux, aussi. Très nombreux. De plus en plus nombreux. Il n’y a presque plus personne aux messes, de nos jours, d’habitude. Seulement quelques vieux. Mais là, la mort de cet ami a fait sortir le vieux peuple catholique des trous et des recoins où il se terrait. La mort de quelqu’un de respecté réanime pour un instant le cadavre froid de l’Église catholique. L’Église catholique prolifère sur la tristesse des hommes comme une moisissure.

Le cercueil arrive. Les employés de pompes funèbres sont mal habillés, comme toujours : l’un a une veste trop grande, l’autre trop petite, et l’on sent que s’ils échangeaient leurs vestes, ce serait toujours le cas. Le cercueil est tout petit. Les cercueils ont toujours l’air plus petits que la personne dont ils contiennent le cadavre.

Le cercueil est posé, la tête du côté de l’autel car c’est celui d’un prêtre. Des hommes arrivent et le recouvrent de la bannière en velours noir brodé d’argent des Pénitent gris.

Les prêtres s’installent autour de l’hôtel. Il en compte une cinquantaine, tous en aube blanche et étole violette brodée de motifs décoratifs de style années 60. Les prêtres portent l’étole pendant de chaque côté. Quelques diacres sont là aussi, reconnaissables à ce qu’ils portent l’étole transversalement en travers de la poitrine.

Puis l’évêque est arrivé, portant chasuble violette et mitre blanche. Peut-on réellement regarder sans rire quelqu’un portant une mitre ?

Un évêque, cinquante prêtres et diacres en grande tenue autour du cercueil, la pauvre pompe de l’Église catholique.

La cérémonie a commencé. Rappel de la vie du défunt. Des rappels extrêmement douloureux pour lui et pour son père. Et puis la merde, des phrases et des phrases écœurantes, dépourvues de sens comme on en entend à longueur de messe. Il fut extrêmement étonné de trouver un réel soulagement, une réelle consolation dans ce rituel de l’Église catholique : l’inanité de ce rituel, la bêtise, la vacuité des phrases prononcées par l’évêque le scandalisaient au point de le divertir de sa tristesse. Seul un passage de la Première Épitre de Saint Paul apôtre aux Corinthiens résonna comme quelque chose de sensé dans cette boue verbale.

Puis vint le moment de la communion. Beaucoup de monde, beaucoup de gens désirant communier. Il n’alla pas communier, bien sûr, tout comme il ne participait à aucun des gestes et réponses rituels requis par la cérémonie. Il restait juste là, à regarder les gens communier. En raison de l’affluence, trois prêtres et l’évêque se chargeaient de distribuer l’hostie. Les gens tentaient de manœuvrer discrètement mais fermement pour se trouver dans la file pour laquelle l’hostie était donnée par l’évêque, lui supposant sans doute une puissance supérieure à celle distribuée par un simple prêtre. Les vieux, ceux ayant vécu avant Vatican II, recevaient l’hostie en tirant la langue pour que l’officiant l’y dépose délicatement. Il avait toujours trouvé cette pratique absolument répugnante. Les autres recevaient l’hostie dans leurs mains jointes et la portaient eux-mêmes à la bouche. Mais il eut la surprise de voir quelques personnes jeunes des deux sexes avec des enfants tout autour du ventre, tous vêtus en bleu marine et vert sapin avec des têtes d’enculés, qui recevaient eux aussi la communion à l’ancienne manière, en tirant extatiquement la langue, les yeux fermés. Sans doute des illuminés militant pour un renouveau de l’église par un retour aux valeurs traditionnelles. Ils étaient peu nombreux, constata-il avec joie.

Pourriture de l’Église catholique, conneries sur conneries sur conneries. Pourquoi cette église n’en finit-elle pas de crever, à la fin ? Il griffait convulsivement le dossier du banc devant lui en attendant la fin de la cérémonie qui finit par arriver. L’évêque fit lentement le tour du cerceuil en balançant un encensoir. Puis longuement, l’évêque, les prêtres et les diacres vinrent un par un bénir le cercueil avec un bouquet de buis trempé dans de l’eau bénite. Un des prêtres fous accomplit cet absurde rituel avec des gestes d’une étrange violence. Causée par la folie ou par la douleur ? Un autre refusa étrangement de le faire et posa juste la main sur le cercueil pendant quelques instants.

Puis le cercueil fut enlevé et quelques personnes seulement le suivirent au cimetière. Il apprit en discutant avec les gens autour de lui qu’aucun des hommes politiques annoncés n’étaient venu. « C’est normal, les hommes politiques, c’est de la racaille ! » dit-il trop fort. Quelques têtes se retournèrent, on fronça quelques sourcils, mais il ne l’avait pas dit si fort que ça, alors on a continué à suivre le cercueil.

On est arrivé dans le cimetière et on l’a mis dans un trou après quelques autres mots insignifiants d’un prêtre ou de l’évêque, il ne sait plus. Les employés des pompes funèbres, habillés comme des sacs, blasés par trop d’enterrements, fumaient et parlaient de sport derrière un tombeau voisin en attendant. Il les aurait bien étranglés, mais ça n’aurait pas été juste. Il aurait bien aussi étranglé les prêtres et l’évêque, mais ça aurait été compliqué. Et puis ça aurait été inutile : ils mourront bientôt et leur pitoyable Église avec eux, se dit-il.

Il se souvint en sortant du cimetière qu’à une époque ancienne, il ne savait plus laquelle, on jetait quelques pièces de monnaie sur les corps qu’on enterrait pour qu’on ait quelque idée, si on les déterrait quelques siècles plus tard, de l’époque où avait vécu la personne. Ça ne se fait plus.

dimanche 3 octobre 2010

C'est l'heure du café


Comme deux prédateurs assoiffés se rencontrant par hasard à un point d’eau après une longue course dans la savane, Ceciliouchka et Marieke se retrouvent ce matin-là autour de la machine à café de leur bureau.


« Alors ? Comment ça va de ton côté ? »

« Ben écoute, pas trop mal. Et toi ? »

« Ça va, ça va, on peux pas se plaindre. »

« Bon, bon. »

« Eh oui. Voilà, voilà. »


La machine à café est de ce modèle dit « à café cher », système à onéreuses dosettes individuelles commercialisé depuis quelques années par des sociétés désireuses de nous vendre la même chose qu’avant mais pour plus cher.


« Et la famille ? Comment va ? » demande, histoire de causer, Cecilouchka en soufflant sur le café cher qu’elle vient de se faire.

« Ah ! M’en parle pas ! Mon mari, qu’est-ce qu’il peut m’énerver, alors, celui-là ! » lance Marieke en se dirigeant à son tour vers la machine.

« Ah ? C’est vrai ? Mince alors. Qu’est ce qu’il a fait ? »


Marieke, tout en discutant, commence à se pencher sur la machine à café cher pour tâcher d’en comprendre rapidement le fonctionnement dont elle n’est pas familière.


« Ben tu sais comme sont les hommes avec les appareils ménagers… » continue Marieke.

« Moui ? »

« C’est pas leur truc, quoi. »

« Moui ? »

« Enfin bon, je peux pas me plaindre, hein. Moi, mon mari, c’est lui qui fait la cuisine, le soir, en général, comme il rentre plus tôt que moi. Et il cuisine pas mal, en plus. »


Ayant terminé son examen technique de l’appareil, Marieke prend un dosette souple de café cher et la place dans le réceptacle prévu. La place à l’envers. Ceciliouchka s’en aperçoit.


« Attention Marieke, je crois que tu… »

« Il cuisine pas mal, c’est sûr » l’interrompt Marieke tout à son idée, « mais y’a un truc qui me tue chez lui, c’est cette histoire avec les Tupperwares ! »


Galvanisée par son histoire de Tupperware (objet maléfique bien connu dont j’ai déjà parlé ici), Marieke rabat d’un geste décidé le clapet de la machine et lance le processus de production de café cher.


« Attend, il aurait fallu mettre la capsule dans l’autre s… » tente en vain d’intervenir Ceciliouchka.

« Les Tupperwares ! Tu sauras jamais ce qu’il m’a dit ? À propos des Tupperwares ? » poursuit obstinément Marieke.

« Euh non. »

« Il m’a dit que c’était nul, les Tupperwares ! Tu te rends compte ? »


La machine a café commence alors son cycle de fonctionnement normalement, mais la capsule, mise dans le mauvais sens, empêche rapidement le bon écoulement. Un flot d’eau vaguement marron commence à s’écouler des bords de l’appareil.


« Dire que les Tupperwares, c’est nul ! Non mais tu le crois, ça ? Tu le crois ? » poursuit Marieke, son indignation la rendant aveugle au comportement anormal de la machine devant elle.

« Dis, tu crois pas que tu devrais… » tente encore Ceciliouchka.

« Et du coup, comme il trouve ça nul, les Tupperwares, il refuse de s’en servir ! »

« Ben oui, forcément. Dis pour la machine à café, là, il faudrait peut-être… »

« Il refuse de s’en servir ! Alors que c’est tellement pratique, les Tupperwares ! »


L’eau marron s’écoule mollement sur la table puis sur le sol. Marieke, distraitement, passe sa tasse le long de la machine pour en récupérer un peu tout en continuant de deviser.


« Et puis alors, ce qui m’énerve le plus, c’est qu’il a pas compris que les Tupperwares, ça s’emboîte ! Tu vois ce que veux dire ! Pour les ranger, il faut les mettre les uns dans les autres, du plus petit au plus grand, avec les couvercles à part. Parce que mon mari, lui, il les range tous à part et ça tient une place folle dans les placards. »

« Ben oui, forcément » commente Ceciliouchka qui, n’essayant plus d’intervenir, observe tout à son aise le manège de Marieke en buvant son café.

« Je suis toujours obligée de repasser derrière lui pour ranger les Tupperwares, du coup. Ces hommes, les trucs pratiques, décidément, ça les dépasse. »


S’étant saisie d’une éponge, Marieke commence à éponger distraitement autour de la machine et sur le sol. Cela prend un certain temps. Quand elle a fini, elle reprend sa tasse, la regarde comme pour la première fois, constate qu’elle ne contient qu’un fond d’eau marron tiède.


« Rhaa mais regarde moi ce bazar, y’en a un qui a laissé traîner sa tasse sale, c’est vraiment dégueulasse. Mais bon allez, c’est pas le tout, j’ai du boulot, moi. À plus tard. »

« À plus tard, à plus tard. »