samedi 9 octobre 2010

Les plus malheureux de tous les hommes

« S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, vaine aussi est votre foi. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre lui qu'il a ressuscité le Christ, tandis qu'il ne l'aurait pas ressuscité, s'il est vrai que les morts ne ressuscitent pas. Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés, et par conséquent aussi, ceux qui se sont endormis dans le Christ sont perdus. Si nous n'avons d'espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. »

Première Épitre de Saint Paul apôtre aux Corinthiens
Chapitre XV, versets 13 à 19




Il s’agissait de se rendre à l’enterrement d’un ami. Enfin, un ami de son père, un ami d’enfance de son père. Mais c’était son ami à lui, aussi, malgré la différence d’âge. Et il était mort et il s’agissait de se rendre à son enterrement.

Mais c’est que c’est la première fois que je me rends à l’enterrement d’un ami, en fait, se disait-il. Des enterrements de grand mère, ou de grand père, ou de cousine qui pique, oui. Il était même allé à l’enterrement de son patron, une fois que son patron était mort. Mais là, c’était l’enterrement d’un ami. C’est considérablement plus grave, l’enterrement d’un ami.

C’était bien des ennuis, cet enterrement. Son ami était certes malade depuis quelques temps, mais il était mort plus tôt que prévu. Le cancer l’avait bouffé plus vite que ce que l’on croyait. Il était mort vite. Il n’avait pas lutté. Apparemment, il n’avait pas envie de s’embêter avec ça. C’est sans doute une bonne idée. Ne pas se débattre, en finir vite. Mais donc, il était mort plus tôt que prévu et il avait donc fallu s’organiser rapidement pour quitter Paris et se rendre au Pays. S’organiser aussi avec son travail, où il y avait en plus beaucoup de choses à faire ces temps-ci. Ce n’était pas le moment de partir. Il avait fallu s’arranger. Et puis il y avait des rendez-vous, des petites choses, un entraînement de boxe, un repas avec des gens, toutes ces choses de la vie à annuler, à repousser pour se rendre à l’enterrement.

C’est sans intérêt, peut-être, les enterrements. Il ne faut peut-être pas s’y rendre. C’est sans intérêt, les morts. Il ne faut pas en parler. Nous n’allons d’ailleurs pas parler ici de cet ami. Il est mort. C’est fini. N’en parlons plus. Nous n’allons pas parler ici de cet ami.

Parlons de l’enterrement, puisqu’il y est allé. La cérémonie devait se dérouler dans un village ancien, ancien depuis longtemps, déjà nommé « Ville ancienne », Civitas Vetula, au Ve siècle. L’église du village était vaste pour un si petit village, sobre, rougeâtre à l’extérieur et grisâtre à l’intérieur.

Il est arrivé tôt, avec son père, car il allait y avoir beaucoup de monde. Cet ami était une figure locale. Il allait même y avoir des hommes politiques, disait-on. Cet ami était un prêtre. Il allait y avoir beaucoup de gens d’église, aussi.

Il s’est installé presque au premier rang avec son père. Celui-ci lui détaillait les gens à mesure qu’ils entraient dans l’église : celui-là, c’est monsieur untel, il est fou. Celui là, c’est monsieur untel, je le connais depuis tout petit. Celui-là, c’est le docteur untel. Celui-là, c’est le fils untel. Celui-là, c’est l’ancien maire de telle ville, il est devenu fou. Celui-là, c’est untel, il a été enfermé à l’hôpital psychiatrique Sainte Marie, mais on l’a laissé sortir pour la cérémonie, apparemment. Tiens, lui, c’est le chauffeur de l’évêque.

Et puis d’autres hommes sont arrivés petit à petit, tous portant quelque chose dans la main droite — une mallette ou une petite valise pour les élégants, un sac en plastique ou un ballot, pour les autres — contenant leur tenue de prêtre. Des prêtres et des prêtres qui allaient passer leur tenue sacerdotale dans la sacristie. Celui-là, c’est le curé de tel village. Celui-là, il a la paroisse de tel et tel village. Celui-là, il est fou, on l’a enfermé. Celui-là est professeur de théologie à l’Université Catholique de Lyon. Celui-là y est professeur de droit canonique. Tiens, lui, c’est le directeur du Grand Séminaire. Et lui, il est devenu fou, on lui a retiré sa paroisse. Et lui, là, avec le col romain qui ressemble à Jean-Paul Sartre, il a un poste important à Saint-Louis-des-Français et aux Pieux Établissement de la France à Rome et Lorette. C’est un viel ami. Et lui, là, il est fou aussi. Et lui, c’est lui qui a récupéré la paroisse de tel village après l’histoire de pédophilie.

Des prêtres et des prêtres qui arrivent. Et des gens normaux, aussi. Très nombreux. De plus en plus nombreux. Il n’y a presque plus personne aux messes, de nos jours, d’habitude. Seulement quelques vieux. Mais là, la mort de cet ami a fait sortir le vieux peuple catholique des trous et des recoins où il se terrait. La mort de quelqu’un de respecté réanime pour un instant le cadavre froid de l’Église catholique. L’Église catholique prolifère sur la tristesse des hommes comme une moisissure.

Le cercueil arrive. Les employés de pompes funèbres sont mal habillés, comme toujours : l’un a une veste trop grande, l’autre trop petite, et l’on sent que s’ils échangeaient leurs vestes, ce serait toujours le cas. Le cercueil est tout petit. Les cercueils ont toujours l’air plus petits que la personne dont ils contiennent le cadavre.

Le cercueil est posé, la tête du côté de l’autel car c’est celui d’un prêtre. Des hommes arrivent et le recouvrent de la bannière en velours noir brodé d’argent des Pénitent gris.

Les prêtres s’installent autour de l’hôtel. Il en compte une cinquantaine, tous en aube blanche et étole violette brodée de motifs décoratifs de style années 60. Les prêtres portent l’étole pendant de chaque côté. Quelques diacres sont là aussi, reconnaissables à ce qu’ils portent l’étole transversalement en travers de la poitrine.

Puis l’évêque est arrivé, portant chasuble violette et mitre blanche. Peut-on réellement regarder sans rire quelqu’un portant une mitre ?

Un évêque, cinquante prêtres et diacres en grande tenue autour du cercueil, la pauvre pompe de l’Église catholique.

La cérémonie a commencé. Rappel de la vie du défunt. Des rappels extrêmement douloureux pour lui et pour son père. Et puis la merde, des phrases et des phrases écœurantes, dépourvues de sens comme on en entend à longueur de messe. Il fut extrêmement étonné de trouver un réel soulagement, une réelle consolation dans ce rituel de l’Église catholique : l’inanité de ce rituel, la bêtise, la vacuité des phrases prononcées par l’évêque le scandalisaient au point de le divertir de sa tristesse. Seul un passage de la Première Épitre de Saint Paul apôtre aux Corinthiens résonna comme quelque chose de sensé dans cette boue verbale.

Puis vint le moment de la communion. Beaucoup de monde, beaucoup de gens désirant communier. Il n’alla pas communier, bien sûr, tout comme il ne participait à aucun des gestes et réponses rituels requis par la cérémonie. Il restait juste là, à regarder les gens communier. En raison de l’affluence, trois prêtres et l’évêque se chargeaient de distribuer l’hostie. Les gens tentaient de manœuvrer discrètement mais fermement pour se trouver dans la file pour laquelle l’hostie était donnée par l’évêque, lui supposant sans doute une puissance supérieure à celle distribuée par un simple prêtre. Les vieux, ceux ayant vécu avant Vatican II, recevaient l’hostie en tirant la langue pour que l’officiant l’y dépose délicatement. Il avait toujours trouvé cette pratique absolument répugnante. Les autres recevaient l’hostie dans leurs mains jointes et la portaient eux-mêmes à la bouche. Mais il eut la surprise de voir quelques personnes jeunes des deux sexes avec des enfants tout autour du ventre, tous vêtus en bleu marine et vert sapin avec des têtes d’enculés, qui recevaient eux aussi la communion à l’ancienne manière, en tirant extatiquement la langue, les yeux fermés. Sans doute des illuminés militant pour un renouveau de l’église par un retour aux valeurs traditionnelles. Ils étaient peu nombreux, constata-il avec joie.

Pourriture de l’Église catholique, conneries sur conneries sur conneries. Pourquoi cette église n’en finit-elle pas de crever, à la fin ? Il griffait convulsivement le dossier du banc devant lui en attendant la fin de la cérémonie qui finit par arriver. L’évêque fit lentement le tour du cerceuil en balançant un encensoir. Puis longuement, l’évêque, les prêtres et les diacres vinrent un par un bénir le cercueil avec un bouquet de buis trempé dans de l’eau bénite. Un des prêtres fous accomplit cet absurde rituel avec des gestes d’une étrange violence. Causée par la folie ou par la douleur ? Un autre refusa étrangement de le faire et posa juste la main sur le cercueil pendant quelques instants.

Puis le cercueil fut enlevé et quelques personnes seulement le suivirent au cimetière. Il apprit en discutant avec les gens autour de lui qu’aucun des hommes politiques annoncés n’étaient venu. « C’est normal, les hommes politiques, c’est de la racaille ! » dit-il trop fort. Quelques têtes se retournèrent, on fronça quelques sourcils, mais il ne l’avait pas dit si fort que ça, alors on a continué à suivre le cercueil.

On est arrivé dans le cimetière et on l’a mis dans un trou après quelques autres mots insignifiants d’un prêtre ou de l’évêque, il ne sait plus. Les employés des pompes funèbres, habillés comme des sacs, blasés par trop d’enterrements, fumaient et parlaient de sport derrière un tombeau voisin en attendant. Il les aurait bien étranglés, mais ça n’aurait pas été juste. Il aurait bien aussi étranglé les prêtres et l’évêque, mais ça aurait été compliqué. Et puis ça aurait été inutile : ils mourront bientôt et leur pitoyable Église avec eux, se dit-il.

Il se souvint en sortant du cimetière qu’à une époque ancienne, il ne savait plus laquelle, on jetait quelques pièces de monnaie sur les corps qu’on enterrait pour qu’on ait quelque idée, si on les déterrait quelques siècles plus tard, de l’époque où avait vécu la personne. Ça ne se fait plus.

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