dimanche 19 mai 2013

Le corps



« Ce qu’il y a de plus important, c’est le plus difficile à dire. Des choses dont on finit par avoir honte, parce que les mots ne leur rendent pas justice – les mots rapetissent des pensées qui semblaient sans limites, et elles ne sont qu’à hauteur d’homme quand on finit par les exprimer. Mais c’est plus encore, n’est-ce pas ? »
Stephen King.


Bien que ma voiture soit en panne, je ne pouvais pas ne pas y aller. L’endroit n’étant visiblement desservi par aucun type connu de transport en commun – ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille – il ne me restait qu’une option : celle que je ne favorise que dans les cas de force majeure. Je veux bien sûr parler de la marche à pied. Jamais je ne me lasserais de m’étonner que cette tradition séculaire puisse constituer chez bon nombre de mes semblables une activité qui s’apparente pour eux à un loisir…

Me voici donc parti. Un mercredi après-midi de mai. Dans l’extrême fraicheur d’un printemps revêche. Sous une pluie indéniablement battante. Et à pied.

Très rapidement, le papier sur lequel j’avais griffonné l’itinéraire s’est vu délavé par l’averse jusqu’à la plus parfaite illisibilité. Le centre ville venait de céder la place à une périphérie d’une très rigoureuse monotonie. Je n’étais pas réellement perdu. J’avais même une idée assez précise du cap à maintenir mais la marche à suivre m’épuisait par avance. Après plusieurs tentatives parfaitement inabouties pour me rouler puis m’allumer d’informes cigarettes sous des trombes visiblement soucieuses de me faire périr brutalement par noyade plutôt que lentement sous l’effet sournois d’un cancer du poumon, j’entrais tel un insecte ridicule dans la vaste zone industrielle qui prend comme en bien des endroits la ville dans un étau de tôle ondulée et de parkings semi-déserts. Pour le piéton fourvoyé que j’étais subitement devenu, la route s’était muée en une imposante deux fois deux voies qui avait pour conséquence essentielle d’amenuiser considérablement la largeur du trottoir qui me servait de guide. Aucun véhicule ne s’est alors privé de moquer à grande eau ma misérable présence en des lieux si peu conçu que cela se puisse imaginer pour le randonneur de fortune. C’est lorsque le semi-remorque Fed-Ex m’a éclaboussé de pied en cape en passant à un mètre de ma frêle silhouette que j’ai songé pour la première fois de mon périple à Bryan Smith. J’avais envie de rentrer chez moi et de me glisser sous la couette avec un bon livre. Mais comme je vous l’ai déjà dit, je ne pouvais pas ne pas y aller.

La route se démultipliait de plus en plus, et je me disais que j’allais finir par longer une vingt-trois fois quinze voies qui réduiraient mes chances de survie à la peau du chagrin qui motivait mon expédition. Lorsque l’entrée de l’autoroute se fit fort de constituer ma ligne d’horizon, une inquiétude tenace s’empara de moi. Je me senti tout à coup infiniment vulnérable, d’autant que mes vêtements bon marché avaient depuis quelques minutes rendus les armes face à une humidité de plus en plus envahissante. Je nageai dans mes vêtements au sens le plus littéral du terme. La rue des Ronzières – dont j’espérais plus que toute autre l’existence – se présenta alors à moi et me permis une bifurcation que je jugeai salutaire. Tout à ma joie de peu, je ne m’aperçus pas immédiatement de sa longueur démesurée. Elle m’entraîna silencieusement à travers le pays des usines mortes. Et délabrées. Et moches comme c’est pas permis… En croisant un van de couleur bleu, le visage de Bryan Smith me revint en mémoire. Puis celui de Stephen King ne tarda pas à m’obséder lui aussi. C’était un jour d’il y a longtemps. Le 19 juin 1999 me sembla-t-il. Il était 16 heures 30 et Stephen King marchait sur la route 5 près de Lovell dans l’état du Maine (Stephen King a-t-il jamais quitté l’Etat du Maine ? – me demandai-je un court instant). A quatorze années de distance et quelques milliers de kilomètres, mon auteur préféré et moi marchions sur une route abandonnée de Dieu.

Un peu plus loin – beaucoup plus loin en vérité – un chien errant m’obligea à presser un pas pourtant devenu lourd sous le double effet de la fatigue et du poids décuplé de mes vêtements trempés. C’est à ce moment là que le trottoir perdit son nom. Je le rebaptisais sans tarder « bas côté » pour me convaincre que quelque chose était encore fait pour moi en ces lieux. C’est alors que m’apparut non sans horreur le panneau indicateur portant le nom de ma cité millénaire, largement biffé dans toute sa diagonale d’un trait rouge sang. En un mot comme en cent, je quittais la ville. Pris de panique, seul dans un monde que tous mes sens jugeaient à présent hostile, j’avisai la large porte coulissante et rouillée d’un garage au nom indéchiffrable comme seuls certains villages reculés en possèdent encore. Je me précipitai, frappai en toute hâte pour signaler mon entrée et vis se dresser devant moi un homme de grande taille vêtu d’une salopette bleue dégueu dont le bras qui soulevai déjà le casque de soudeur qui lui masquait le visage n’était pas sans me rappeler ma cuisse droite.

« Bonjour… Excusez-moi, je crois que je me suis perdu. Excusez-moi. »
« Vous allez où ? »
« Oh, excusez-moi… Je m’excuse, c’est vrai je ne vous l’ais pas dit alors forcément vous ne pouvez pas… Enfin, je… Pardon, oui, je cherche le crématorium. »
« Tout droit. Suivez la route, là. »
« Celle-là ? »
« Non, là ! »
« Ooops ! Excusez-moi. Bien sûr. Pourtant vous aviez été très clair. »
« Après faut compter trois kilomètres mais faites gaffe, y’a plus de trottoir et les mecs y z’arrivent vite alors faut garer ses miches quand on entend les bagnoles arriver. »

Je me suis excusé et j’ai pris congé de mon hôte. La végétation – je ne saurai comment qualifier autrement la tignasse qui bordait une chaussée à présent déformée, probablement par les rigueurs impitoyables de l’hiver – avait englouti mes deux jambes jusqu’à hauteur du genou. Des cris rauques attirèrent soudainement mon attention. Loin, au milieu du pré qui jouxtait le côté droit du bitume crevassé, un enfant – je crois que c’était un enfant bien que sa voix me parut n’entretenir aucun rapport avec les premières années de l’existence – donnait de grands coups de bâton rageurs dans l’herbe grasse. Je pressai de nouveau le pas pour atteindre finalement ma destination.

La cérémonie fût brève et émouvante. J’étais bien moins présentable qu’une heure auparavant mais ça n’eut aucune importance. A la fin de l’office tout le monde pleurait à chaudes larmes. Moi-même je me sentais pas très bien. Étant donné les tristes circonstances de notre présence commune en ce même lieu, je n’osai demander à personne de me raccompagner. Et c’est sans mot dire que je repris la route en sens inverse.

L’être de petite taille avait disparu. Un peu plus loin j’aperçus un chat qui boitait sur trois pattes en contrebas du remblai. La pluie redoubla d’intensité. Tout à la nécessité nouvelle d’ôter d’un revers de main l’eau qui ruisselait sur mon visage depuis mes cheveux filasse, je n’ai pas vu la voiture arriver. Elle m’a frôlé d’à peine quelques centimètres. J’ignore même si le conducteur m’a seulement entr’aperçu. Toujours est-il que je restai immobile durant de longues secondes avant de me remettre moi aussi en route.

« Eh ! C’est pas passé loin ! Trop fou le type. K’esse vous faites-là M’sieur ? »

L’un de mes élèves – le jeune Adem – me faisait face dans un survêtement bigarré. Nous étions visiblement aussi surpris l’un que l’autre de nous rencontrer au vilain milieu de nulle part.

« Heu… Je reviens de… d’un enterrement. »

Le choix du mot « enterrement » en lieu et place de « crémation » me vint naturellement. Peut-être n’eus-je pas envie que la rumeur se répande au collège où je suis employé que j’avais passé mon après-midi de congé à faire la bamboche chez d’improbables amis qui venaient d’emménager dans un tout aussi improbable quartier et qui tenaient à marquer le coup en organisant une fête dans leur toute nouvelle cahute.

« Pas top… »
« Pas top, non. Et toi, qu’est-ce que tu fais par ici ? »

« Ah ben moi j’habite là-bas. La baraque avec les volets verts. »

Adem m’indiquait une maisonnette délabrée entourée d’un grillage qui ne datait pas de la dernière pluie tant il suintait la rouille. Pris de court, j’optai stupidement pour mon air le plus détaché.

« Sympa… »
« Ben non, pas trop quand même. »

Pour faire diversion, je poursuivis par une question d’une ahurissante bêtise.

« Hum. Et tu fais le trajet jusqu’au collège chaque matin ? »
« Ben ouais. Vous savez bien. Mais ça va : y’a un bus à trois kilomètres. »

Je sautai sur l’occasion !

« Ah ouais quand même... Bon, tu pourrais me l’indiquer, cet arrêt de bus. S’te plaît ? »

Une demi-heure plus tard, je ruisselai sur le siège d’un bus de la ville, la moitié du visage aplati contre une vitre. Peut-être même me suis-je assoupi. J’ai rêvé de Bryan Smith renversant Stephen King sur la route 5 près de Lovell dans le Maine avec son van Dodge bleu. Je maudissais intérieurement le conducteur ivre de vitesse qui avait bien failli m’essorer d’un seul coup une demi-heure auparavant. A sa sortie de l’hôpital, King s’était rendu chez Bryan Smith et lui avait acheté son véhicule. Officiellement, le plus grand auteur américain vivant ne voulait pas qu’il soit vendu sur Ebay ou un truc dans ce goût-là. Mais en réalité, une fois rentré chez lui, après avoir garé le van dans sa vaste propriété, King était allé chercher un merlin de boucher et une batte de baseball et avait méthodiquement détruit le véhicule.

De retour chez moi, je me suis aperçu que j’avais oublié d’éteindre la radio. Deux types s’y félicitaient du fait enfin avéré que, dans nos sociétés civilisées ( ?), la mort n’était – enfin – plus un tabou. C’était amusant parce que le rapide coup d’œil que je  jetai au portrait approximatif et baveux, aquarelle de débutant, que me renvoya le grand miroir en pied de l’entrée me convainquit immédiatement du contraire. Fort heureusement je connaissais quelqu’un pour qui la mort était toujours au centre et non à la très grande périphérie de son œuvre. Je me suis – enfin – glissé sous les draps pour poursuivre ma lecture du dernier Stephen King.