« Ce qu’il y a de plus
important, c’est le plus difficile à dire. Des choses dont on finit par avoir
honte, parce que les mots ne leur rendent pas justice – les mots rapetissent
des pensées qui semblaient sans limites, et elles ne sont qu’à hauteur d’homme
quand on finit par les exprimer. Mais c’est plus encore, n’est-ce pas ? »
Stephen King.
Bien
que ma voiture soit en panne, je ne pouvais pas ne pas y aller. L’endroit
n’étant visiblement desservi par aucun type connu de transport en commun – ce
qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille – il ne me restait qu’une
option : celle que je ne favorise que dans les cas de force majeure. Je
veux bien sûr parler de la marche à pied. Jamais je ne me lasserais de
m’étonner que cette tradition séculaire puisse constituer chez bon nombre de
mes semblables une activité qui s’apparente pour eux à un loisir…
Me
voici donc parti. Un mercredi après-midi de mai. Dans l’extrême fraicheur d’un
printemps revêche. Sous une pluie indéniablement battante. Et à pied.
Très
rapidement, le papier sur lequel j’avais griffonné l’itinéraire s’est vu délavé
par l’averse jusqu’à la plus parfaite illisibilité. Le centre ville venait de
céder la place à une périphérie d’une très rigoureuse monotonie. Je n’étais pas
réellement perdu. J’avais même une idée assez précise du cap à maintenir mais
la marche à suivre m’épuisait par avance. Après plusieurs tentatives
parfaitement inabouties pour me rouler puis m’allumer d’informes cigarettes
sous des trombes visiblement soucieuses de me faire périr brutalement par
noyade plutôt que lentement sous l’effet sournois d’un cancer du poumon,
j’entrais tel un insecte ridicule dans la vaste zone industrielle qui prend
comme en bien des endroits la ville dans un étau de tôle ondulée et de parkings
semi-déserts. Pour le piéton fourvoyé que j’étais subitement devenu, la route
s’était muée en une imposante deux fois deux voies qui avait pour conséquence
essentielle d’amenuiser considérablement la largeur du trottoir qui me servait
de guide. Aucun véhicule ne s’est alors privé de moquer à grande eau ma
misérable présence en des lieux si peu conçu que cela se puisse imaginer pour
le randonneur de fortune. C’est lorsque le semi-remorque Fed-Ex m’a éclaboussé
de pied en cape en passant à un mètre de ma frêle silhouette que j’ai songé
pour la première fois de mon périple à Bryan Smith. J’avais envie de rentrer
chez moi et de me glisser sous la couette avec un bon livre. Mais comme je vous
l’ai déjà dit, je ne pouvais pas ne pas y aller.
La
route se démultipliait de plus en plus, et je me disais que j’allais finir par
longer une vingt-trois fois quinze voies qui réduiraient mes chances de survie
à la peau du chagrin qui motivait mon expédition. Lorsque l’entrée de
l’autoroute se fit fort de constituer ma ligne d’horizon, une inquiétude tenace
s’empara de moi. Je me senti tout à coup infiniment vulnérable, d’autant que
mes vêtements bon marché avaient depuis quelques minutes rendus les armes face
à une humidité de plus en plus envahissante. Je nageai dans mes vêtements au
sens le plus littéral du terme. La rue des Ronzières – dont j’espérais plus que
toute autre l’existence – se présenta alors à moi et me permis une bifurcation
que je jugeai salutaire. Tout à ma joie de peu, je ne m’aperçus pas
immédiatement de sa longueur démesurée. Elle m’entraîna silencieusement à
travers le pays des usines mortes. Et délabrées. Et moches comme c’est pas
permis… En croisant un van de couleur bleu, le visage de Bryan Smith me revint
en mémoire. Puis celui de Stephen King ne tarda pas à m’obséder lui aussi.
C’était un jour d’il y a longtemps. Le 19 juin 1999 me sembla-t-il. Il était 16
heures 30 et Stephen King marchait sur la route 5 près de Lovell dans l’état du
Maine (Stephen King a-t-il jamais quitté l’Etat du Maine ? – me
demandai-je un court instant). A quatorze années de distance et quelques milliers
de kilomètres, mon auteur préféré et moi marchions sur une route abandonnée de
Dieu.
Un
peu plus loin – beaucoup plus loin en vérité – un chien errant m’obligea à
presser un pas pourtant devenu lourd sous le double effet de la fatigue et du
poids décuplé de mes vêtements trempés. C’est à ce moment là que le trottoir
perdit son nom. Je le rebaptisais sans tarder « bas côté » pour me
convaincre que quelque chose était encore fait pour moi en ces lieux. C’est
alors que m’apparut non sans horreur le panneau indicateur portant le nom de ma
cité millénaire, largement biffé dans toute sa diagonale d’un trait rouge sang.
En un mot comme en cent, je quittais la ville. Pris de panique, seul dans un
monde que tous mes sens jugeaient à présent hostile, j’avisai la large porte
coulissante et rouillée d’un garage au nom indéchiffrable comme seuls certains
villages reculés en possèdent encore. Je me précipitai, frappai en toute hâte
pour signaler mon entrée et vis se dresser devant moi un homme de grande taille
vêtu d’une salopette bleue dégueu dont le bras qui soulevai déjà le casque de
soudeur qui lui masquait le visage n’était pas sans me rappeler ma cuisse
droite.
« Bonjour…
Excusez-moi, je crois que je me suis perdu. Excusez-moi. »
« Vous
allez où ? »
« Oh,
excusez-moi… Je m’excuse, c’est vrai je ne vous l’ais pas dit alors forcément
vous ne pouvez pas… Enfin, je… Pardon, oui, je cherche le crématorium. »
« Tout
droit. Suivez la route, là. »
« Celle-là ? »
« Non,
là ! »
« Ooops !
Excusez-moi. Bien sûr. Pourtant vous aviez été très clair. »
« Après
faut compter trois kilomètres mais faites gaffe, y’a plus de trottoir et les
mecs y z’arrivent vite alors faut garer ses miches quand on entend les bagnoles
arriver. »
Je
me suis excusé et j’ai pris congé de mon hôte. La végétation – je ne saurai
comment qualifier autrement la tignasse qui bordait une chaussée à présent
déformée, probablement par les rigueurs impitoyables de l’hiver – avait
englouti mes deux jambes jusqu’à hauteur du genou. Des cris rauques attirèrent
soudainement mon attention. Loin, au milieu du pré qui jouxtait le côté droit
du bitume crevassé, un enfant – je crois que c’était un enfant bien que sa voix
me parut n’entretenir aucun rapport avec les premières années de l’existence –
donnait de grands coups de bâton rageurs dans l’herbe grasse. Je pressai de
nouveau le pas pour atteindre finalement ma destination.
La
cérémonie fût brève et émouvante. J’étais bien moins présentable qu’une heure
auparavant mais ça n’eut aucune importance. A la fin de l’office tout le monde
pleurait à chaudes larmes. Moi-même je me sentais pas très bien. Étant donné les
tristes circonstances de notre présence commune en ce même lieu, je n’osai
demander à personne de me raccompagner. Et c’est sans mot dire que je repris la
route en sens inverse.
L’être
de petite taille avait disparu. Un peu plus loin j’aperçus un chat qui boitait
sur trois pattes en contrebas du remblai. La pluie redoubla d’intensité. Tout à
la nécessité nouvelle d’ôter d’un revers de main l’eau qui ruisselait sur mon
visage depuis mes cheveux filasse, je n’ai pas vu la voiture arriver. Elle m’a
frôlé d’à peine quelques centimètres. J’ignore même si le conducteur m’a
seulement entr’aperçu. Toujours est-il que je restai immobile durant de longues
secondes avant de me remettre moi aussi en route.
« Eh !
C’est pas passé loin ! Trop fou le type. K’esse vous faites-là M’sieur ? »
L’un
de mes élèves – le jeune Adem – me faisait face dans un survêtement bigarré.
Nous étions visiblement aussi surpris l’un que l’autre de nous rencontrer au
vilain milieu de nulle part.
« Heu…
Je reviens de… d’un enterrement. »
Le
choix du mot « enterrement » en lieu et place de
« crémation » me vint naturellement. Peut-être n’eus-je pas envie que
la rumeur se répande au collège où je suis employé que j’avais passé mon
après-midi de congé à faire la bamboche chez d’improbables amis qui venaient d’emménager
dans un tout aussi improbable quartier et qui tenaient à marquer le coup en
organisant une fête dans leur toute nouvelle cahute.
« Pas
top… »
« Pas top, non. Et toi, qu’est-ce que tu fais par ici ? »
« Ah
ben moi j’habite là-bas. La baraque avec les volets verts. »
Adem
m’indiquait une maisonnette délabrée entourée d’un grillage qui ne datait pas
de la dernière pluie tant il suintait la rouille. Pris de court, j’optai
stupidement pour mon air le plus détaché.
« Sympa… »
« Ben
non, pas trop quand même. »
Pour
faire diversion, je poursuivis par une question d’une ahurissante bêtise.
« Hum.
Et tu fais le trajet jusqu’au collège chaque matin ? »
« Ben
ouais. Vous savez bien. Mais ça va : y’a un bus à trois kilomètres. »
Je
sautai sur l’occasion !
« Ah ouais quand même... Bon, tu
pourrais me l’indiquer, cet arrêt de bus. S’te plaît ? »
Une
demi-heure plus tard, je ruisselai sur le siège d’un bus de la ville, la moitié
du visage aplati contre une vitre. Peut-être même me suis-je assoupi. J’ai rêvé
de Bryan Smith renversant Stephen King sur la route 5 près de Lovell dans le
Maine avec son van Dodge bleu. Je maudissais intérieurement le conducteur ivre
de vitesse qui avait bien failli m’essorer d’un seul coup une demi-heure
auparavant. A sa sortie de l’hôpital, King s’était rendu chez Bryan Smith et
lui avait acheté son véhicule. Officiellement, le plus grand auteur américain
vivant ne voulait pas qu’il soit vendu sur Ebay ou un truc dans ce goût-là.
Mais en réalité, une fois rentré chez lui, après avoir garé le van dans sa vaste
propriété, King était allé chercher un merlin de boucher et une batte de
baseball et avait méthodiquement détruit le véhicule.
De
retour chez moi, je me suis aperçu que j’avais oublié d’éteindre la radio. Deux
types s’y félicitaient du fait enfin avéré que, dans nos sociétés civilisées ( ?),
la mort n’était – enfin – plus un tabou. C’était amusant parce que le rapide
coup d’œil que je jetai au portrait
approximatif et baveux, aquarelle de débutant, que me renvoya le grand miroir
en pied de l’entrée me convainquit immédiatement du contraire. Fort
heureusement je connaissais quelqu’un pour qui la mort était toujours au centre
et non à la très grande périphérie de son œuvre. Je me suis – enfin – glissé
sous les draps pour poursuivre ma lecture du dernier Stephen King.
Ainsi soit-il...
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