mardi 24 mai 2011

Le spectre hideux de la dépression

Paridil prit ce matin-là son courage et une chaise à deux mains pour s’en aller nouer une corde autour de la poutre maîtresse de sa chambre à coucher. C’était-là, il en était certain à présent, la seule corde qui se passerait jamais à son cou et la seule maîtresse à laquelle il pourrait jamais se suspendre dans cette chambre où il n’était plus question de « coucher » depuis plus d’un lustre. Quelques instants plus tard, Paridil Bakshi regardait silencieusement le monde au-travers d’un nœud aussi coulant que funeste. C’était son monde qu’il apercevait par la porte entrebâillée, son couloir qui conduisait à sa cuisine qui donnait sur son balcon qui surplombait son jardin qui jouxtait sa rue. Si cet univers de détails, dont l’aîné des frères Bakshi avait mille et une fois fait le tour, n’avait plus pour lui aucun attrait, notre homme ne parvenait pas pour autant à en franchir les trop évidentes limites. Cloîtré par l’angoisse du dehors, Paridil s’était finalement résolu à tenter l’aventure de l’au-delà. Fébrilement juché sur un siège qui avait subitement pris l’inquiétante allure d’un gibet de fortune, il glissa sa tête au-dedans du nœud qu’il resserra autour de son cou avec la ferme intention de courir sa chance dans l’autre monde…

« Sais-tu, Hrundi mon doux, mon tendre, que la dépression nerveuse est, selon l’OMS, le premier trouble mental dans le monde ? »

C’est en ces termes et à l’autre bout de l’univers, que Jayamala, en pleine préparation de son concours d’infirmière, questionnait votre serviteur en cet instant fatidique.

« J’ignorais même que l’on qualifiât ainsi la dépression, ma mie : j’aurais jusqu’à cette minute juré mes grands dieux qu’il s’agissait tout au contraire d’une imparable manifestation de lucidité. »

« Saches, mon tout beau, qu’ils sont neuf millions en France. Les dépressifs. Qu’on me comprenne bien : il y a neuf millions de personnes entre 15 et 75 ans qui, de par nos sémillantes contrées, ont vécu, vivent ou vivront une dépression au cours de leur vie. En outre, on estime que plus de la moitié de ces dépressions ne sont guère traitées bien qu’il existe indéniablement dans notre splendide pays une surconsommation bien connue d’antidépresseurs parfois prescrits à la va comme je te pousse dans le trou. »

« Humm… Troublant, en effet. Mais dis moi, Jayamala, ma suave, pourquoi me parles-tu de tout cela ? »

« Abaissement du sentiment de valeur personnelle, estime de soi en friche, pessimisme triomphant, inappétence globale et généralisée à la vie jusque dans les plus infimes manifestations de cette dernière sont le lot quotidien du dépressif, trésor de mon cœur. »

« Certes. Je compatis crois-le bien, troublante déesse, mais… »

« Cette description ne te rappelle personne ? »

« Humm… Tu veux dire : quelqu’un à qui, lorsqu’on le voit pour la première fois, il serait difficile, pour ne pas dire impossible de donner un âge ? »

« Quelqu’un qui, de fait, aurait entre 15 et 75 ans, idole de mes nuits. »

« Ferais-tu subtilement allusion à quelqu’un qui serait indéniablement la clé de voute de bien des cabinets médicaux ratnapuriens, ma bien aimée ? Penserais-tu à cette minute même à un homme sans vice, continuellement marqué du sceau infâme de la souffrance pathologique, sublime créature ? »

« Oui. »

« Il se trouve que par l’habile truchement de notre petite conversation, je pense aussi à lui. Paridil serait donc selon toute vraisemblance aussi dépressif qu’un agnelet une veille de Pâques ? »

« C’est fort probable, ne crois-tu pas ? »

« Fort probable en effet. Ceci étant, ce n’est guère nouveau : je connais notre homme depuis toujours et c’est depuis ce temps-là qu’il broie du noir et des antidépresseurs. Vois-tu, ma bonne amie, Paridil Bakshi n’est pas en crise, il est la crise. À grand frère, grande dépression ! Et sans qu’aucune médecine ne soit parvenue à enrayer cette bien crapuleuse pelade psychologique qui conduit parfois à… »

« Disons-le tout de go : le danger majeur de la dépression est le suicide, amour de ma vie. Dans le cas de ton frère, ce danger est redoublé par le fait patent qu’en tant que membre éminent de deux sociétés de chasse, nul ne peut ignorer qu’il possède à demeure une technologie amplement suffisante pour en finir avec la vie et ses visqueuses vicissitudes. »

« Tu imagines Paridil Bakshi commettre l’irréparable, charmante compagne ? »

« Tragédie de l’insuffisance, jeune et éternel fiancé ! La dépression est un drame dont chaque acte est jalonné à satiété de répliques telles que : « suis-je à la hauteur, hein, dites, suis-je donc capable de le faire ? » Ton frère tout craché, non ? Paridil est dépassé dans son travail, ignoré par l‘amour, houspillé par la solitude et n’a pas donné de ses nouvelles depuis plus de trois semaines ! Oserais-je, de fait, te suggérer de t’enquérir… »

« Maintenant que tu en parles… C’est vrai que si l’on demandait à Paridil où a bien pu passer le lait de la tendresse humaine, il serait capable de répondre que le nichon du monde s’est tari ! »

« Et puis, tu sais ce qu’en dit le professeur Parquet ? »

« Plaît-il ? »

« Le professeur Parquet, comme un parquet. C’est un psychiatre originaire de Lille qui a beaucoup travaillé la question. »

« Et que dit le saint homme ? »

« Eh bien Parquet affirme que si un individu se retrouve dans sept des phrases suivantes, il y a un fort risque de dépression : je suis sans espoir dans l’avenir, je suis sans énergie, je suis triste, je me sens bloqué, je suis déçu de moi-même, j’ai du mal à me débarrasser de mauvaises pensées, je perds la mémoire, en ce moment je me sens moins heureux que la plupart des gens, ma vie est vide, tout me paraît difficile, je suis obligé de me forcer, je n’ai pas l’esprit clair, j’ai moins de plaisir à faire ce que j’aimais faire… »

« Tu as raison, muse de l’amour ! Voilà qui n’est guère rassurant : tu dresse-là une saisissante synthèse de la rhétorique paridilienne ! Je me propose donc sous tes yeux et sur tes conseils d’établir sur le champ un contact téléphonique avec lui ! »

Paridil hésita un bref instant lorsque la sonnerie aigüe de son téléphone déchira l’épais silence de sa chambre funéraire. Cette courte incertitude manqua de lui faire perdre cet équilibre incertain qui régissait depuis peu une existence non moins précaire. Il se ravisa donc et laissa au répondeur le soin de faire son office.

« Allô ? Paridil ? Mon grand ? C’est Hrundi à l’appareil. Dis-moi, voilà bien des jours que tu n’as donné signe de vie, vieille branche ? N’hésites pas à me rappeler. Jayamala t’embrasse. À bientôt. »

« Jayamala, mon petit oiseau de paradis, je suis mort d’inquiétude ! Crois-tu Paridil en danger ? »

« Il se peut en effet que la dynastie vacillante des Bakshi ne finisse par glisser brutalement sur le Parquet de la psychiatrie lilloise ! Il est de notre devoir d’agir ! Mais que faire pour Paridil ? »

« Qu’offrir à un homme qui n’a rien ? »

« Une surprise, mon aimé ! Celle de notre visite. Clermont-Ferrand n’est jamais qu’à une heure et demie de route de Ratnapura : nous pouvons y être pour déjeuner si nous partons sur l’heure ! »

Pendant ce temps-là, à Ratnapura, les jambes de Paridil Bakshi s’engourdissaient. L’effort soutenu qu’elles devaient fournir pour permettre au corps de conserver sa stabilité commençait à leur peser. La chaise elle-même semblait aspirer à d’autres activités que celle qui consistait à soutenir Paridil et tout le poids du monde avec lui. À l’autre bout de la verticale, toutes sortes de pensées traversaient la tête de l’homme sans vice : mourir jeune – encore jeune, plutôt jeune, pas si vieux – avait-il jamais été pour lui un idéal ? Allait-il seulement présenter un beau cadavre ? Comment Mâdharasi réagirait-elle en apprenant la tragédie ? Et Putholi-bis ? Regretteraient-elles seulement d’avoir ainsi rejeté l’amour d’un homme suffisamment épris pour en périr ?

Le téléphone sonna de nouveau.

« Allô ? C’est Mâdharasi. Dis-moi, je viens de terminer le bouquin que tu m’as prêté : Osez la tristesse, la solitude et l’ennui : une théorie d’exception pour combler le vide et l’absence.

En entendant les mots de la reine des femmes, Paridil réalisa qu’il avait, comme bien souvent, prêté un livre dont il avait entendu parler, qu’il avait acheté mais qu’il n’avait pas lu.

« C’était vraiment très intéressant ! Tout le passage où l’auteur explique qu’on ne doit pas mourir sans avoir joué sa propre musique intérieure est époustouflant. Le titre n’est pas mensonger pour une fois : il s’agit bel et bien-là d’une théorie d’exception ! C’est le secret du bonheur révélé, ni plus ni moins ! Et tout ça pour treize euro ! J’en suis encore bouleversée ! Il n’est pas étonnant que tu ailles mieux après avoir lu ça ! »

Paridil redressa la tête et tendit l’oreille ! Quand s’était-il procuré l’ouvrage, déjà ? Depuis ce temps-là, la solution était sous son nez, dans ce livre auquel il n’avait prêté une quelconque attention au-delà de la quatrième de couverture ? Etait-ce seulement possible ?

« Quand on pense que pour aller mieux il suffit de… Mais je ne vais pas t’ennuyer avec des choses que tu dois connaître par cœur ! On se voit lundi au bureau. Ce sera l’occasion d’évoquer de tout ça de vive voix. À bientôt, champion ! »

Paridil était plus déprimé que jamais ! L’envie d’en finir le submergea de nouveau. Il inspira profondément et ferma les yeux. Un pas en avant suffirait à abréger toutes ses souffrances. Un seul petit pas. Le premier. Celui qui coûte mais pour quelle récompense ! À lui, la paix de l’âme, du cœur et du corps ! L’aîné des frères Bakshi se dit alors qu’il avait fait le plus dur. En effet, ne s’était-il pas suicidé affectivement à plusieurs reprises ces derniers mois ? Son geste du jour n’était dès lors qu’une simple confirmation physique d’un trépas notoire.

Notre homme fini en était là, lorsque la sonnerie du téléphone se fit de nouveau entendre.

« Allô ? Paridil ? C’est Marudhammal. Je vous appelle parce que… je crois que quelque chose m’échappe. Il me semble que je ne comprends pas bien la situation. Depuis cette soirée-rencontres où vous étiez venu avec un ami, vous n’avez jamais repris contact avec moi. Voilà bientôt deux mois tout de même. Et la seule fois où je me suis autorisée à passer chez vous, vous m’avez accueillie sur le pas de la porte avec un superbe bouquet qui contenait une carte sur laquelle vous aviez écrit… eh bien les plus beaux mots du monde. »

La tête basse, Paridil regardait ses pieds fébriles sur sa potence improvisée en se disant qu’il ne méritait pas de mourir, que c’était encore trop bon pour lui, qu’il devrait plutôt vivre encore mille ans pour avoir une petite chance d’expier convenablement ses fautes !

« Vous savez, Paridil – poursuivait Marudhammal-la-femme-des-terres-fertiles – je finis par me demander si ces fleurs m’étaient bien destinées… C’est vrai, sur l’instant je ne me suis posé aucune question, mais à la réflexion comment pouviez-vous m’offrir un bouquet alors que vous ignoriez que je vous rendrais visite ce jour-là ? Et puis il y a votre silence depuis ce jour… J’ai besoin de savoir, Paridil. J’espère que vous comprenez que… »

Paridil n’écoutait plus. Il s’était retranché en son fort intérieur. Comme pour tenir un siège. Comme pour tenir encore un peu sur son siège de plus en plus vacillant sous le poids de ses erreurs impardonnables. Que lui restait-il à présent en dehors du formidable devenir qu’offre la maladie ? Que pouvait-il faire d’autre à ce point de son existence que de cultiver jusqu’au bout sa dépression comme d’autres cultivent leur jardin ? L’autorité de l’échec était bel et bien la seule qui lui restait. Il y avait toujours eu chez lui cette idée qu’il n’était pas vraiment l’acteur de sa vie. Cette pensée le protégeait en faisant de la bien calamiteuse suite d’épisodes récents vécue par notre homme quelque chose d’inconsistant dont il n’était pas vraiment responsable. Mais la-femme-des-terres-fertiles venait de lui mettre les points sur les trémas ! De l’extérieur, l’attitude de Paridil pouvait naïvement sembler bizarroïde ou ambigüe mais, si les évènements n’étaient pas exempts de coïncidences malheureuses, ce que reflétait en premier lieu la conduite de l’aîné des frères Bakshi, au-delà de l’exiguïté de sa propre existence, était de l’ordre d’un égoïsme invétéré et d’un mépris inconscient pour les vies contigües à la sienne.

« Voilà. C’est tout ce que voulais vous dire. À bientôt, peut-être. »

Même au seuil de la mort, Paridil ne pouvait soutenir bien longtemps son attention. Il n’écoutait, ni ne voyait d’ailleurs, le monde qui l’entourait. Comment le pourrait-il tant qu’il resterait comme éternellement pendu à lui-même ? Mais comment se dépendre de soi – se demandait l’homme pourtant sans vice – la corde au cou et la chaise sous les pieds ? Peut-être fallait-il commencer dans son cas par se dépendre tout court… Mais l’idée de devoir replonger dans les passions de la vie, qui prenaient trop souvent la forme indescriptible de la cruauté de l’amour, angoissait déjà notre professionnel du chaos. Paridil avait depuis toujours une idée très claire de l’amour : il ne pouvait s’agir que des épousailles de deux consciences ! Le fait que dans le même temps deux inconscients se reconnaissaient également lui échappait totalement ! Or c’était pourtant cette part de ténèbres qui régissait les mouvements unilatéraux du cœur d’un Paridil toujours prompt à désirer s’acoquiner à qui ne pouvait pas l’aimer comme à consciencieusement éviter toute possibilité de réussite dans ce domaine enviable du sentiment partagé.

Une sonnerie retentit de nouveau comme pour marquer la fin d’une récréation. C’était celle de la porte d’entrée. Paridil hésita. S’il voulait mourir il fallait agir maintenant ! La panique s’empara de notre asthénique compulsif à mesure que la sonnette de l’entrée se faisait plus impatiente ! Faute de pire, Paridil décida d’aller ouvrir…

« Ecoutez, je suis très occupé en ce moment et… Mais qui diable êtes-vous, Madame ? »

« Monsieur Bakshi ? Monsieur Paridil Bakshi ? »

« Moui… »

« Bonjour, je suis Akshaya. Ce qui signifie l’indestructible. Ca ne vous dit rien ? »

« Non. Je… »

« Vraiment ? »

« Eh bien il me semble en effet vous avoir déjà rencontrée mais… »

« Écoutez, monsieur Bakshi, ne jouons pas à ce petit jeu ! Vous m’avez odieusement renversée aux sports d’hiver non sans avoir ensuite pris la fuite ! Je vous ai assigné en justice ! Et juste après cela, je suis l’objet d’un contrôle fiscal ! Or je sais de source bien informée que vous êtes contrôleur au centre des impôts de Ratnapura, dans une cellule qui traque les fraudeurs potentiels… Si j’additionne un et un, vous comprendrez sans doute la raison de ma présence ici aujourd’hui, non ? »

« … »

« Ah, ne faite pas l’innocent ! C’est agaçant ! Vous avez encore ce regard confondu et hébété que vous aviez ce jour-là sur la piste ! Ce regard n’a cessé de me poursuivre depuis ! C’est insupportable ! »

« … »

« Vous êtes fort, Bakshi ! Très fort ! Je l’avoue ! Sachez que j’ai retiré ma plainte hier… Alors soyez beau joueur et cessez vous aussi les hostilités, d’accord ? »

« … »

« Je prends ça pour un oui et n’en parlons plus ! Monsieur, je ne vous salue pas ! »

C’est à cet instant que Jayamala et votre serviteur se présentèrent eux aussi devant la porte d’un Paridil confondu et hébété comme de juste.

« Paridil, mon grand ! Tu sembles confondu et hébété ! Que se passe-t-il donc ? »

« Vous connaissez cet individu ? » – demanda alors l’indestructible Akshaya.

« Absolument. C’est mon frère, mon grand frère… Madame ? »

« Peu importe ! Vous évoquez-là un lien de parenté qui ne me donne guère l’envie de me présenter… Et sur ce, je prends congé avec cette dignité qui n’est pas le point fort de votre famille, messieurs ! »

Et Akshaya-l’indestructible s’exécuta sous les trois regards confondus et hébétés de Jayamala, Paridil et de votre serviteur.

« Qui est-ce ? » – questionna Jayamala.

« Quelqu’un que j’ai rencontré au ski… » – répondit Paridil.

« Elle a l’air furibarde, non ? » – ajoutais-je, fort de cette fascinante capacité d’observation qui caractérise la famille Bakshi.

« Il faut dire que c’est la femme que j’ai renversée sur la piste… » – souligna Paridil.

« Oh, mais dis-moi, ne trotte-t-elle pas comme un lièvre des neiges ? Admirable chez une femme de son âge ! Que voulait-elle ? »

« Elle m’a annoncé qu’elle retirait sa plainte… »

« Merveilleux ! Et pourquoi cette soudaine rétractation ? »

« Un contrôle fiscal l’a fait réfléchir, semble-t-il ? »

« Oh, Paridil, mon grand vilain garçon : est-ce là ton œuvre sournoise et vindicative ? »

« Pas le moins du monde ! Mais c’est ce qu’elle semble croire… »

« Stupéfiant quiproquo ! Ta vie est une suite ininterrompue de cocasseries, une véritable farandole de retournements de situation ! Comme je t’envie parfois ! »

« Hrundi, mon petit, si tu suis ma voie, tu auras bientôt ton propre ulcère… »

« Entrons fêter cela ! Je monte déposer nos vestes dans ta chambre et lorsque je redescendrai j’espère que tu ne nous laisseras pas voir le fond de nos verres jusqu’à la nuit tombée ! »

Nous passâmes une fort agréable journée, Jayamala, Paridil et moi-même. Nous bûmes un peu plus que de raison, conversâmes de fait à bâtons un peu plus rompus qu’à l’accoutumée et nous quittâmes le soir venu un peu moins distants les uns des autres. Paridil nous confia qu’il venait de payer sa dernière traite immobilière et nous ouvrîmes du champagne, pour le plus grand plaisir de Jayamala, afin de pendre dans les règles de l’art cette sorte de crémaillère. Personne ne souhaita briser une harmonie aussi fragile et gracieuse qu’improvisée. De fait, Paridil n’évoqua pas plus que je ne le fis, la corde en forme de point d’interrogation qui dépassait du tiroir de la commode de la chambre à coucher.


dimanche 8 mai 2011

Politique et défécation

L’eau était coupée chez moi depuis 24 heures à cause de mystérieux travaux dans mon immeuble. Assis en puant dans mon salon, je pris conscience que sans eau courante, il y a beaucoup de choses de la vie courante (également) que l’on ne peut plus faire : on ne peut plus boire, on ne peut plus se laver, on ne peut plus aller aux toilettes et quand, comme moi, on n’a plus que des pâtes dans son placard, on ne peut même pas se faire à manger. C’est donc tenaillé par la soif, la faim et l’envie de faire caca que je suis sorti de chez moi ce soir-là. Un restaurant, me dis-je, était le lieu où assouvir tous mes besoins d’un coup (ou quasiment).

En arrivant dans la pizzeria du coin, j’y fus accueilli par l’ombrageuse patronne et je m’aperçus tout de suite que mes plans risquaient d’être en partie contrecarrés. Je pensais m’installer dans la chaleureuse salle du fond, à l’extrémité de laquelle se trouvent les toilettes qui motivaient pour une bonne part ma présence en ces lieux, mais je fus déçu de constater que cette salle avait été retenue pour une réunion. Un panneau à l’entrée m’apprit qu’il s’agissait d’une conférence-débat organisée par les Jeunes Actifs du XVIIIème sur le thème « Le XVIIIème arrondissement en 2020 ». En bon fan de science-fiction, je m’émerveillai de ce thème si futuriste et j’entendis d’ailleurs la voix lointaine de l’orateur évoquer l’importante question des voitures volantes.

Tout cela était certes passionnant, mais j’avais d’autres soucis, ce soir-là. En effet, je dus m’installer dans la première salle, beaucoup moins agréable. Et pour accéder aux toilettes, il m’aurait fallu traverser devant l’assemblée toute la salle du fond et m’enfermer derrière une fine porte mal jointée et fermant à peine, c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu, pour ainsi dire, faire caca parmi les Jeunes Actifs du XVIIIème. Un problème plus crucial pour moi que celui de l’absence de voitures volantes, on en conviendra. J’étais donc contraint de me retenir pendant mon repas et d’espérer que la réunion ne s’éterniserait pas.

Je commandai une de ces pizzas à l’improbable non pseudo-italien dont ces restaurants ont le secret et commençai à tendre l’oreille pour essayer d’en savoir plus sur la réunion d’à-côté. L’orateur était trop loin de moi pour que je puisse l’entendre, mais son discours se termina rapidement. Il fut applaudi poliment. Arriva alors, comme il se doit dans ces cas-là, la séance de questions. Je ne sais pas pour vous, mais les séances de questions qui suivent une conférence sont toujours pour moi un moment extrêmement pénible. Les gens qui prennent la parole dans ces moments-là sont inévitablement d’épouvantables histrions qui n’ont strictement rien d’intéressant à dire et ne se lèvent et prennent le micro que dans un seul but : être debout au milieu d’une foule entourés de gens qui les regardent et qui les écoutent. Il y a peu de choses qui, à moi, sont plus désagréables que de me trouver debout au milieu d’une foule entouré de gens qui me regardent et m’écoutent, mais il y a des personnes pour qui c’est manifestement un plaisir. Une drogue, presque.

Et là, ça n’a pas manqué : plusieurs membres de l’assemblée sont venus prendre en otage la salle et l’orateur pour raconter leur vie et se donner en spectacle. Comme ils étaient plus près de moi, j’ai malheureusement pu en entendre certains et j’ai pu ainsi mieux apprécier la nature de la réunion.

Un homme a d’abord commencé à peindre un tableau du XVIIIème arrondissement non pas en 2020, mais bien à notre époque et de la manière dont il le voyait. Il y percevait une recrudescence d’actes d’incivilité, ce qui est bien possible, mais curieusement, il les attribuait quasi-exclusivement à des « joueurs de bonneteau agressifs » et à des « marchands de faux bijoux ». Il y a en effet de ces anachroniques joueurs de bonneteau dans mon quartier (qui joue au bonneteau à notre époque ?), mais ils n’ont jamais fait montre d’une quelconque agressivité en ma présence. Quant aux « marchands de faux bijoux », j’avoue avoir été plus perplexe encore et en même temps séduit par le caractère surréaliste de la chose : car qu’est-ce qu’un faux bijou, au final ? Un objet dont on croit d’abord que c’est un bijou, mais qui s’avère finalement ne pas en être un ? Mystérieux.

Vint ensuite une femme, un peu âgée à mon sens pour être considérée comme une jeune active du XVIIIème, mais elle compensait cet âge un peu avancé par un discours résolument moderne et tourné vers l’avenir. D’une voix aigüe au débit rapide, passablement hystérique, elle fit brièvement l’éloge du discours de l’orateur, mais fit part de son étonnement, de sa déception, même, qu’il n’ait pas abordé la question la plus importante, à savoir celle de la ville 2.0. « Parce que, comprenez-vous, c’est important, le concept de ville 2.0… et puis ce n’est pas tout, car après la ville 2.0, il y a » je vous le donne en mille ! « la ville 3.0, la smart city, quoi ! ». Après cette audacieuse intrusion dans la quasi-science fiction, la dame patina un peu. Elle répétait comme un mantra ses nébuleux concepts de ville 2.0, ville 3.0 et de smart city sans jamais les expliciter, ni même en faire quoi que ce soit à part les évoquer d’un air entendu et persiffler contre ceux qui n’en percevraient pas l’importance.

Il y eut plusieurs autres intervenants qui tinrent des propos intrigants — j’ai même entendu vaguement entre deux bouchées de pizza, la sortie « oui parce que les voitures volantes , y’en a pas… par contre, des voitures volées… ». Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, l’orateur remercia bientôt tout le monde et annonça que c’était la fin de la réunion. Les gens se levèrent et quittèrent la salle en papotant. Je pus alors envisager d’aller enfin aux toilettes, mais je fus temporairement détourné de ce projet par l’apparition des deux personnes qui avaient manifestement organisé cette réunion. Comme je devais par la suite avoir affaire à eux, je vais les décrire brièvement et les nommer à partir de maintenant Charles-Édouard et Sandrine.

Charles-Édouard était grand, mince, chauve quoique jeune, portait un costume bleu-marine, une chemise Vichy, avait 30 ans mais en paraissait 45 et avait en tous points le look d’un comptable de Province.

Sandrine, brune, mince, la petite trentaine, pimpante et sobrement vêtue d’un jean et d’un haut noir de forme imprécise avait ce charme si particulier des jeunes femmes de bonne famille de droite.

Ayant fini ma pizza et n’ayant pas l’intention de commander de ces tiramisus maison dont les restaurateurs pseudo-italiens ne manquent jamais de faire la retape et qui sont invariablement répugnants, je me dis que je pouvais prendre cinq minutes pour me renseigner un peu sur cette étrange réunion. J’avais le choix entre aborder Charles-Édouard ou aborder Sandrine. Je choisis bien sûr Sandrine (que voulez-vous…).

Explications : « Ah, ça vous intéresse ! Ah mais c’est fantastique ! Il faut nous laisser votre adresse e-mail, je vous enverrai… je t’enverrai – ti-hi-hi, on se tutoie, hein ! – je t’enverrai des informations sur ce qu… qui on est ? On est les Jeunes Actifs du XVIIIème… mais en fait on est les Jeunes de l’UMP. Non, on ne met pas « UMP » sur les affiches. C’est plus… c’est moins… enfin c’est plus discret, quoi. »

Là j’avoue que j’étais un peu intrigué. Toutes considérations politiques mises à part, l’UMP est quand même un parti qui gagne régulièrement les élections les plus importantes et bénéficie donc sensément de la sympathie d’une grande partie de la population. Pourquoi dès-lors se cacher comme des conspirateurs ou de dangereux révolutionnaires ? Bizarre. Le goût du secret et du complot, sans doute. Les gens qui ont une conscience politique semblent tous, quel que soit leur bord, aimer jouer aux guérilleros.

« Oui, on essaye de faire des réunions sur divers thèmes importants pour discuter, débattre, rencontrer les gens. Et donc là, Le XVIIIème arrondissement en 2020, ça nous a paru bien, parce que, quand on y pense, 2020, c’est dans dans quoi… attends… euh, dix moins neuf… voyons… ben c’est dans 9 ans ! »

J’en convins volontiers.

« Et 9 ans, finalement, c’est bientôt. C’est rien ! Mais attends, je vais te présenter notre président. Eh Charles-Édouard, y’a quelqu’un là qui est intéressé par notre action. Je vous présente Ernesto - Charles-Édouard, Charles-Édouard – Ernesto. »

On papote, on discute, mais bon, moi, j’aime bien rire, mais le XVIIIème arrondissement en 2020, je m’en fous un peu. Et puis l’envie de faire caca devenait impérieuse. Je me débarrassai donc discrètement et poliment des deux Jeunes UMP pour me diriger vers les toilettes, pendant que Charles-Édouard et Sandrine se dirigeaient avec quelques amis vers une table pour boire un coup. Je fus cependant coupé dans mon élan par l’apparition dans le bar d’un autre individu. Il s’agissait du troisième personnage important de ma petite histoire. Nous l’appellerons Kevin.

Une chose me frappa immédiatement, dans ce contexte – ce sont des choses que l’on remarque tout de suite – disons le en un mot : Kevin était de gauche. Dès qu’il entra dans la pizzeria, mèche rebelle, mal rasé, blouson en cuir et casque de moto sous le bras, Sandrine poussa un gloussement aigu et se mit à trottiner vers lui en poussant des petits cris de belette pour se jeter dans ses bras.

Petit instant de tendresse entre Kevin et Sandrine. Les amis de Kevin étaient entrés pendant ce temps et s’étaient virilement accoudés au bar. Kevin leur lança « Ouais, Sandrine est là, mais elle est avec » rictus théâtral de dégoût « ses amis politiques. Bhââââââ ! Vade Retro Satanas ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ouais, un demi, s’il vous plaît. »

Après un dernier geste d’affection, Sandrine laissa Kevin au comptoir pour retourner vers ses "amis politiques", ramenant ainsi mon attention vers Charles-Édouard. Je pus alors constater que Charles-Édouard dardait en direction de Kevin un regard empreint de haine pure, une haine complète, à la fois politique et sentimentale, car l’affreuse vérité m’apparaissait : Charles-Édouard en pinçait pour Sandrine et Sandrine allait se vautrer dans la couche de ce jeune gauchiste au look de Bertrand Cantat et aux mains, se disait sans doute Charles-Édouard, calleuses et pleines de cambouis.

Sandrine passa les minutes qui suivirent à faire des allers-retours en gloussant entre la table de Charles-Édouard et le comptoir de Kevin. Son manège me divertissait follement, mais l’envie de faire caca qui était, après tout, la raison de ma présence en ces lieux devint plus forte et j’allai enfin occuper les toilettes que je convoitais depuis des heures.

Recueilli dans la solitude des toilettes et en pleine défécation mystique, je me pris à imaginer, goguenard, la vie de Sandrine et les interactions entre elle et ses deux soupirants rivaux. J’entendis alors sa voix dire « Où ça ? Là au fond ? Ah merci, je… » avant de laisser échapper malgré moi un pet extrêmement sonore « Ah ! Je vois que c’est occupé… tant pis. » Je terminais donc ma petite affaire et glissai discrètement vers la première salle pour voir où en était la situation.

Et franchement, me dis-je, si j’étais Kevin, je m’inquiéterais. Car le va-et-vient de Sandrine tendait nettement à se stabiliser du côté de la table de l’UMP. Certes Charles-Édouard avait un physique moins avantageux que Kevin, mais quand le moment viendrait pour Sandrine de désirer une Scénic, il faudrait manifestement qu’elle ait 16 soupapes et pas une de moins. Et c’est à ce moment-là que Charles-Édouard aurait sa carte à jouer. Et il le savait.

Je suis parti de la pizzeria. C’était il y a plus d’une semaine : bien que je leur ai laissé mon e-mail, les Jeunes Actifs du XVIIIème ne m’ont pas envoyé d’informations complémentaires. À notre époque, à 9 ans de 2020, sur qui peut-on compter, je vous le demande…



mardi 3 mai 2011

Faire construire.

« Le déroulement de l’inévitable a pour théâtre, simultanément, le cœur de l’homme et le Cosmos. »

Rachel Bespaloff - De l’Iliade.

Les brillants débuts de Paridil Bakshi dans des domaines fiscaux variés au sein de la très sérieuse cellule administrative, sa vertigineuse conquête du pourtant intimidant ministère des finances en qualité de technicien de pointe de la fiscalité, ses premiers soupirs d’amour pour une égérie du commerce de détail alimentaire dont tout Ratnapura se fit en son temps l’écho jusque bien au-delà des monts du Forez comme de ceux de la Madeleine, ses folles courses à perdre haleine menées tambour-battant et l’arme au poing sur les traces de mille animaux retors à travers les périlleux terroirs qui s’étendent à perte de vue tout autour de la ville, sa patience légendaire envers les plus insolites représentantes du beau sexe, ses entrées partout de gré ou de force, ses aventures les plus corsées, tout cela au fond ne compte pas. Ce qui importe est le sentiment qui ne cesse d’animer en tous points du jour et de la nuit l’aîné des frères Bakshi, l’air toujours plus pur que notre homme aspire à respirer encore, la poésie du mouvement toujours plus solidement ancrée chez ce gaillard à l’œil encore vif, à la cuisse également assurée en dépit du temps qui passe et fait passer toute chose ici-bas. Bien des bornes ont en effet été franchies par ce débroussailleur de plaines invétéré, fameux crapahuteur de collines à ses heures. Pourtant, ce diable d’homme semble avoir dédié son existence entière à cette région des plus intérieures dans laquelle du relief ou du plat, du soleil ou de la pluie, du jour ou de la nuit, rien ne peut plus guère être distingué. La vie a ainsi fait de ce Moïse du peuple Bakshi une étonnante girouette ne sachant plus à quel sein se vouer dès qu’il s’agit de conduire une vie amoureuse devenue, si ce n’est inexistante, pour le moins spasmodique et confuse.

Observons Paridil faire sa valise pour les vacances d’hiver. Il serait tout à fait possible de ne voir là qu’innocents préparatifs en vue de ne négliger aucun de ces petits détails qui permettent au bout de leur compte de passer une chic semaine entre amis partageant le même goût pour la gastronomie helvétique et les combinaisons aux coloris aussi improbables que tapageurs. D’aucun n’y verrait même sûrement que réponse pratique à l’appel entêtant de la glisse en forme de linge de maison joliment bourré au fond du baise-en-ville. Pourtant il n’en est rien, tant, en réalité, le spectacle est d’une violence inouïe ! En effet, ce que tasse sans plus de ménagement notre contrôleur des impôts dans son bagage à main n’est rien d’autre que ce fameux linge sale que d’autres lavent – parait-il – en famille ! Or voilà bien là le propre de notre fonctionnaire que de s’obliger quoi qu’il advienne à fonctionner. Et pour cela, il doit rien moins que continuellement masquer sa part sombre sous les étoffes les plus pétillantes. S’il n’est que désolation au-dedans, après un nouvel échec sentimental face à Putholi-bis la pourtant si douce, Paridil va néanmoins s’efforcer de n’en rien laisser paraître dans les jours qui viennent pour tenter encore de redevenir l’ami – et c’est inhumain – qu’il n’a probablement jamais cessé d’être – et c’est abominable. Paridil ne charme pas plus ses sentiments que les femmes auxquelles ils les destine. S’il laisse indifférentes ces dernières, il dresse les premiers avec une extrême brutalité, les mène au fouet et au tabouret ! Son cœur est une cage aux fauves qu’il lui faut domestiquer à tout prix. Tuer la pulsion est pour ce dompteur de passions une sorte de manière de vivre l’amour en tâchant tant bien que mal de se tenir hors de portée de sa féline et puissante cruauté. Ainsi le mardi se glisse-t-il dans la peau du prétendant, pour revêtir la combinaison de ski orange et violette du bon camarade le samedi suivant ! L’aîné des frères Bakshi fait de ce point de vue-là figure de véritable brute qui malmène ses affects dans le seul but d’éviter à tout prix la solitude qui le glace et le terrifie ! Paridil doit alors se dresser contre ses propres inclinaisons pour suivre celles des pistes vertes, bleues, rouges ou noires qu’il va bien lui falloir dévaler s’il ne veut pas perdre de vue l’objet de sa concupiscence recuite. Dès lors, son seul projet de glisse consiste à passer avec plus ou moins d’adresse d’un statut à un autre afin de ne point trop effaroucher certains membres de ce précieux entourage qui l’aide pied à pied à lutter contre les conditions extrêmes que lui impose sa montagne de solitude…

Outre qu’il s’était décidé à ne plus jamais investir un sou dans le commerce floral, tant faire parvenir un bouquet à sa destinatrice était devenu pour lui une tâche insurmontable, Paridil avait également pris quelques sages résolutions avant que de ne s’embarquer pour une semaine de ski de piste – sport qu’il n’avait jamais pratiqué et détail qu’il avait omis de préciser à ses deux camarades de chalet : Putholi et Putholi-bis. La domestication du cœur passant comme de juste par celle du corps, il fallait dans ce but équiper au mieux ce dernier. Ainsi, notre Jean-Claude Killy du dimanche s’était-il muni d’une paire de ski grand débutant de la gamme « Alien » de chez Head qu’il avait finalement préférée au modèle « K2 Public Enemy » qui lui avait pourtant tapé dans l’œil alors qu’il essayait le masque intégral « Ninja in love » de marque Spy en polyuréthane thermoplastique à l’autre bout du magasin mais qui « taillait trop grand » pour lui. Les modèles « Viper » de chez Rossignol et « Suspect » de chez Salomon avaient été un temps envisagés par notre roi de la glissade, mais ils n’avaient finalement pas été retenus car ils étaient notoirement considérés par la vendeuse comme trop rigides, voire « freestyle ».

« Pas votre genre – avait-elle ajouté au désespoir de l’aîné des frères Bakshi – Vous, ce qu’il vous faut c’est un modèle plus polyvalent, quelque chose de plus commun si vous me passez l’expression… Je dirais même qu’un modèle plus mou vous correspondrait davantage », surenchérit-elle, après avoir envisagé Paridil de pied en cape avec une moue toute professionnelle, sans se douter de l’effet boule-de-neige dévastateur que cette phrase avait déjà sur son client, entraînant cul par-dessus tête comme par l’entremise d’une puissante avalanche le moral de ce dernier au bas de toutes les pistes de bonheur possibles et imaginables…

Néanmoins l’affaire fut assez rapidement conclue et Paridil regagna son domicile avec sa paire d’« Alien » toute molle sous le bras et une paire de lunette Loubsol de la gamme Mistral Junior en poche. On n’entendit plus parler de lui pendant toute une semaine.

« Allô ? »

« Allô ? Hrundi ? C’est moi ! J’en suis revenu ! »

« Oh ! Paridil ! Revenu ! Mais… de quoi ? »

« Du ski, bien entendu ! »

« Eh oui ! Le ski ! Mais où ai-je la tête ? Alors, ce séjour ? »

« Et bien j’ai passé une… Une semaine au ski. Ce n’est pas si mal le ski, finalement. On s’en fait toute une montagne et puis… C’est après que la pente s’est avérée raide… Je n’ai pas pu… Je ne peux pas rentrer dans ma vie de tous les jours. Putholi-bis et Putholi ont été très gentilles. Tellement gentilles. Tu sais, j’avais très peur d’aller au ski. De décevoir Putholi-bis. D’être ridicule. De mal fonctionner. De skier. Il a fallu que je me lance. Je n’avais dit à personne que je n’étais jamais monté sur des skis. J’aurais aimé mieux skier ! Si je skiais mieux, leurs regards sur moi seraient différents. »

« Tu m’as l’air de t’en être bien sorti, non ? »

« Au milieu de la piste rouge, dès ma première descente, j’ai renversé une très vieille femme… »

« Pardon ? Mais qu’est-ce que faisait au beau milieu d’une piste écarlate une femme aussi âgée ? »

« La même chose que moi, elle essayait de se tenir sur des skis. Désirer passer l’automne de sa vie aux sports d’hiver n’a rien de bien novateur, tu sais. Bref, je l’ai fauchée en pleine vieillesse ! Une catastrophe ! Si tu avais vu ce chantier ! Elle hurlait ! Elle m’a semblé très mécontente pour tout dire ! »

« Et qu’est-ce que tu as fait ? »

« Eh bien, le lendemain je suis allé m’inscrire chez les Oursons : c’est la catégorie « chasse-neige » grands débutants. »

« Non, je voulais dire : qu’as-tu fait sur l’instant ? »

« Sur l’instant ? Rien. J’ai continué de descendre. Je ne savais pas m’arrêter à l’époque. J’ai beaucoup appris chez les Oursons, tu sais. »

« C’est fascinant, tu t’es une nouvelle fois jeté dans l’inconnu avec toute cette pugnacité qui te caractérise ! »

« En quelque sorte. Je me suis jeté dans ce vide qui me fait tant horreur et je l’ai traversé de part en part. C’était grisant ! Et quand arrivé au plus bas, je me retournais pour regarder les pentes, je m’étonnais toujours de les avoir descendues, et si vite de surcroît ! »

« Je dois dire que c’est un domaine où tu es excelles. C’est bien que tu t’en aperçoives… »

« Et les filles ! Si tu les avais vues ! De véritables casse-cous ! Putholi-bis en particulier est d’une nature tellement intrépide ! Elle m’a vraiment impressionné. Vraiment. »

« À ce propos, comment s’est passé la cohabitation ? »

« Eh bien je dirais qu’elles ont toutes deux conclu une étonnante alliance. C’est un rapport complexe fait de décision de la part de Putholi et d’acceptation de celle de Putholi-bis. Putholi m’est apparue comme quelqu’un de difficile, quelqu’un de très peu portée sur la remise en question, et qui, de fait, ne te laisse que trois issues : te soumettre, combattre ou t’en aller. Du coup, Putholi-bis assure le lien avec le monde extérieur. C’est un ange de bonté et d’abnégation entièrement dévolu au bonheur de Putholi mais que je sens incapable de décider quoi que ce soit par ou pour elle-même. Comme tu peux t’en douter, ma place était assez difficile à définir dans ce tableau-là. »

« Comme d’habitude, non ? Tu as les mêmes problèmes que la plupart des gens mais tu parviens à les concentrer dans très peu d’espace – un bureau ou un chalet – ce qui les intensifie affreusement quand on y pense… »

« C’est épuisant, tu sais. La solution c’est de ne pas y penser. Mais ça me demande mentalement beaucoup d’efforts… »

« Je dois avouer que ton obstination force l’admiration. »

« Mon obstination à quoi faire, au fond ? »

« C’est ce point que je détermine mal… »

« Toujours est-il que je suis rentré depuis une semaine et que ma vie m’est à nouveau insupportable ! »

« Trop calme, j’imagine. »

« Tu ne crois pas si bien dire, avec mon problème de hanches… »

« De quoi parles-tu ? »

« De trois oursons mal léchés qui m’ont percuté sans plus de précaution alors que je tentais de récupérer l’un de mes ski dans un taillis… Je suis plâtré, immobilisé pour plusieurs semaines et c’est un authentique cauchemar ! »

« Toi qui ne tiens pas en place ! Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? »

« Mâdharasi et Pritish sont venus me chercher hier et m’ont emmené chez eux pour dîner. Après le repas nous avons regardé le match de l’ASSE à la télévision au salon. Ils m’ont installé dans mon fauteuil, celui que j’aime tant près du guéridon, face au canapé. Quelle soirée, mes aïeux ! C’était doux, chaud et rassurant. C’était merveilleux de voir enfin « Mâmâ » avec les yeux d’après. »

« Les yeux d’après quoi ? »

« D’après l’amour, pardi ! Je la voyais enfin telle qu’elle est : douce, ouverte, compréhensive, magnifique de dévouement, en un mot : sublime ! »

« Ne le prends pas mal – tu sais combien je t’aime – mais les cinglés dans ton genre devraient porter un écriteau ! Prévenir, quoi ! Mais poursuis, je t’en prie. »

« Ensuite, nous avons parlé elle et moi de ce que je ressens pour Putholi-bis, de cette situation un peu délicate… »

« Tu parles de ça avec Mâdharasi ? »

« Bien entendu : nous sommes amis après tout. Et puis j’avais besoin d’un conseil quant à l’incident. »

« L’incident ? Quel incident ? »

« Eh bien puisque tu me le demandes, je t’en touche deux mots : je suis allé à la chorale hier, comme chaque mardi… »

« Avec le bassin plâtré ? »

« La mère de mon camarade de chasse Padaïthalaïvan est impotente, il s’est donc acheté un de ces véhicules avec la porte latérale et la rampe d’accès qui permettent de ramener le gros gibier ou de transporter une personne en fauteuil roulant, ce qui est mon cas… »

« Tu veux dire que tu es en fauteuil roulant ? »

« La mère de Padaï m’a dit que ça me donnait un air encore plus attendrissant, figures-toi. Comme nous voyageons souvent ensemble ces derniers temps, on a le temps de causer un peu… Mais là n’est pas la question. Donc Padaïthalaïvan me dépose à la chorale. J’y ai vu Putholi-bis pour la première fois depuis notre retour des sports d’hiver. J’en ai profité pour lui dire à quel point je n’étais pas bien, j’ai évoqué à mots couverts la solitude crasse dans laquelle je me retrouvais depuis notre retour ainsi que l’horreur sans borne que j’avais de mon quotidien… Après l’avoir rassurée sur la nature platonique des sentiments aussi cristallins qu’amicaux que j’éprouve à présent à son égard, nous nous sommes séparés sur le parking où Padaï m’attendait pour me charger dans sa voiture à côté de sa mère qui rentrait elle-même de son club de belotte… Et voilà que depuis, Putholi-bis ne me donne plus signe de vie ! »

« Pas étonnant, au vu de ton numéro de moribond ! »

« J’ai tout de même fini par recevoir un « texto » la semaine suivante : « Je vais mal. D’un mal qui empire chaque jour. Il n’y aura pas de chorale demain. » A ces mots – ni une ni deux ! – je m’autorise à reprendre contact à demi-mots et je réponds à l’expéditeur quelque chose qui se voulait réconfortant : « Moi non plus je ne vais pas bien. Je t’aime. Je ne peux pas vivre sans toi. Tu me manques épouvantablement. Je suis prêt à tout pour toi ! »

« Troublant de subtilité, en effet ! Tu comptes sur sa capacité à lire entre les lignes, c’est astucieux… »

« Hélas, son message n’était en fait rien d’autre que celui de notre professeur de chant qui est atteint d’un cancer comme tu le sais et que Putholi-bis m’avait fait suivre pour me prévenir de l’annulation de la chorale ! »

« Quiproquo ! Tu viens de déclarer ta flamme à un retraité en phase terminale, c’est bien ce que tu essayes de me dire ? Tu es décidemment l’innocent jouet du destin… »

« Il m’a répondu qu’il valait mieux que je ne vienne plus à la chorale. Qu’il ne pouvait pas faire face à une telle situation dans l’immédiat. Qu’il avait lui aussi ses soucis en ce moment. »

« Et Putholi-bis, qu’en est-il ? »

« Le chef de chœur et elle sont assez proches. J’ai peur qu’ils ne se soient parlé à mon désolant propos. »

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

« Elle m’a envoyé un nouveau message peu après qui se résume à une question : « Mais qui es-tu, à la fin ? » Depuis lors, je suis sans la moindre nouvelle d’elle ! Alors même que j’allais faire le grand saut ! »

« Le grand sot ? »

« Parfaitement ! Je venais de mettre en vente ma maison, un acheteur s’était proposé, lui et moi allions conclure, et j’étais sur le point d’acheter le terrain à côté de leurs maisons mitoyennes pour… »

« …Faire construire ? »

« Pour ne plus jamais être seul ! Mais voilà : au lieu d’habiter à côté, je suis Gros-Jean comme devant ! Depuis lors, j’ai triplé les doses de prozac ! Ma psychiatre vient ici chaque jour et elle n’est pas remboursée par la sécurité sociale ! Putholi-bis me fuit comme la peste ! Je suis dans le plâtre jusqu’au cou ! Et pour couronner le tout, j’ai reçu ce matin une lettre lourde de menaces !

« Diable ! Qui peut bien t’en vouloir ? Si l’amour des femmes t’échappe plus souvent qu’à ton tour, on ne peut que constater par ailleurs à quel point tout le monde t’aime sur le mode appréciable de l’amitié sincère, non ? »

« Tout le monde. C’est vrai. Exception faite de la seule femme que j’ai réussie à faire chavirer depuis trente ans : figures-toi que la vieille inopinément culbutée sur la piste rouge me réclame des dommages et intérêts pour préjudice physique et moral ou elle me traîne au tribunal ! »

« Mais comment t’as-t-elle retrouvé ? »

« Grâce à des réflexes exceptionnels pour une femme de son âge et de son gabarit : au moment du choc, elle m’a arraché mon bonnet – tu sais le violet avec un gros pompon multicolore… »

« Et alors ? Tu n’étais présumablement pas le seul à porter un grotesque couvre-chef… »

« Ce bonnet m’accompagne depuis toujours, tu le sais. Maman avait cousu mon nom à l’intérieur au cas où, adolescent, je l’aurai égaré. »

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

« Faire la sourde oreille. Ne pas répondre. »

« Tu ne pourras pas éternellement l’éviter… »

« Elle finira bien par mourir et l’affaire avec elle. »

« Ca risque de prendre un certain temps ! »

« Ca tombe bien, le temps est tout ce qu’il me reste. »

« Paridil, mon grand, il va falloir trouver mieux que ça, j’en ai peur… »

« Je ne le sais que trop. Comme je sais que j’ai souvent abusé de cette formule de part le passé, mais pourtant cette fois je le sens, Hrundi, mon petit, mon tout petit : je suis cuit ! »