Chers amis parisiens,
Je
m’empresse de vous rassurer : je vais bien. Mon séjour en Province se
déroule beaucoup mieux que je ne le craignais : les provinciaux ne sont
pas ces barbares sales et incultes que l’on imagine à Paris. D’ailleurs,
croyez-le si vous voulez, l’eau et l’électricité sont courantes dans la
plupart des maisons provinciales. Certains ont même accès à internet !
Pour autant, les provinciaux ne sont pas comme nous et en conséquence,
mon séjour en Province est bel et bien cette expérience de l’exotisme
que j’espérais lorsque j’ai franchi avec courage et détermination le
périphérique il y a quelques mois.
Le
voyageur arrivant en Province est tout d’abord frappé par le fait que
tout y est gros. Les gens, en particulier, sont gros, en Province. Gros
et rougeauds. Et ça m’arrange, en réalité. Ce n’est pas que je sois
gros, non, mais enfin, je ne suis pas maigre. Et je m’étais aperçu avec
agacement par exemple qu’en réalité, à Paris, je ne peux pas vraiment
acheter de vêtements. Des pantalons, par exemple. En plein cœur de
Paris, au Forum des Halles, la plus grande taille de pantalon que
proposent les boutiques m’aurait convenu quand j’avais 11 ans. Ces
magasins ne vendent des vêtements que pour des hommes de 50 Kg. Il faut
se rendre à l’évidence : je ne suis pas à ma place au Forum des Halles.
En revanche, en Province, puisque les gens sont gros, je trouve des
vêtements à ma taille dans les magasins.
D’ailleurs,
les magasins aussi sont gros, en Province. J’avais une course à faire,
l’autre jour, et l’on m’avait dit qu’il y avait un Simply Market à
proximité. Au vu de ce nom, d’ailleurs grotesque, je m’attendais à une
supérette de trois mètres sur trois, comme il est de règle à Paris. Mais
non : je me suis retrouvé dans une espèce de méga-hypermarché de 10
hectares dans lequel il faut 15 minutes de marche pour atteindre le
rayon que l’on cherche. Une expérience très exotique pour un Parisien.
Mais l’accès aux magasins n’est pas simple, en Province. Il faut se
battre comme un lion pour fourrer son argent dans les mains des
commerçants, car les horaires d’ouverture font se demander au parisien
si les habitants de nos belles régions ne seraient pas par hasard des
putains de feignasses : les bureaux de postes sont ouverts un après-midi
par semaine entre 15h et 15h30 ; les magasins ouvrent à 10h30 et
ferment entre 11h30 et 15h pour leur permettre de manger tout à leur
aise… il est vrai que la nourriture est un des rares avantages de la
Province.
Les portions, elles aussi, sont grosses, en
Province. Cela doit être d’ailleurs pour ça que les gens sont gros. Mais
c’est plaisant. Paris, comme vous le savez, est désormais tombé aux
mains de gonzesses anorexiques nutritionnistes. La taille des portions
que servent les restaurateurs parisiens leur vaudraient, s’ils les
servaient en Auvergne par exemple, d’être cloués à la porte d’une
grange. En Province, les portions sont de taille que j’estime normale,
c’est-à-dire suffisantes pour nourrir un homme adulte de taille normale.
Prenons l’exemple de cette sympathique institution que j’ai eu
l’occasion de visiter dans certaines de nos provinces : la camionnette à
frites. La dernière que j’ai honoré de ma clientèle était agréablement
située sur le parking d’un supermarché. Elle proposait à la convoitise
du chaland sa spécialité : l’américain double steak mayonnaise frite.
Outre sa grosseur, le provincial se caractérise par son honnêteté et sa
simplicité. L’américain double steak mayonnaise frite se compose ainsi
exclusivement des ingrédients annoncés dans son intitulé : pain, viande,
mayonnaise, frites. Ce qui en lui étonnera d’abord le Parisien, est,
bien entendu, sa taille : il a la longueur d’une baguette et doit peser 1
Kg. Mais ce qui achèvera de fasciner est que le steak haché est non pas
grillé, mais frit dans l’huile de cuisson des frites. On peut dire ce
qu’on veut des provinciaux : ils savent vivre.
Mais
ce savoir-vivre est parfois battu en brèche, notamment par un fléau qui
ravage nos régions : le marketing. Les provinciaux sont aussi dépourvus
de défenses contre le marketing que des lapereaux contre un char
d’assaut. Ainsi, en Province, en dépit de la réelle vitalité des
traditions culinaires et viticoles, les gens sont capables de s’enticher
du plus grotesque produit que l’industrie agroalimentaire pourrait
vouloir leur vendre. Le dernier en date est le rosé pamplemousse. C’est
une véritable lèpre : où que j’aille, on ne boit plus que du rosé
pamplemousse. Quand je dis aux gens que je n’en veux pas, car je trouve
ça répugnant, ils sont d’accord avec moi. « Ah oui, alors, c’est
vraiment dégueulasse ». Pas une personne pour me dire qu’elle trouve ça
bon. Pas une. Mais quand je leur demande pourquoi diable alors ils en
achètent, leur œil devient vitreux, leur mâchoire inférieure se met à
béer et ils marmonnent quelque chose d’incompréhensible à base de « Boaf
bon, ouais boh… ça se fait, maintenant… chais pas… promo à Auchan… vu à
la télé… ça ou autre chose, de toute façon… » Possédés, qu’ils sont,
par le marketing, je vous dis : possédés !
C’est
que le provincial est une âme simple, un être courtois, jovial, même.
On est frappé par sa politesse. Aux passages piétons, le provincial
s’arrête pour vous laisser traverser ! Oui, vous avez bien lu, amis
parisiens : il s’arrête ! Et j’ai même vu plus fort : un automobiliste
provincial qui ne m’avait vu qu’au dernier moment n’avait pas eu le
temps de s’arrêter pour me laisser traverser. Il m’a donc fait un signe
de la main pour s’excuser de ne pas m’avoir laissé passer. Alors là, je
veux bien que les provinciaux soient polis, mais pour tout dire, à un
tel niveau, la politesse, c’est inquiétant. Suspect, même. Et en vérité,
en tant que Parisien, nous aurions tort de laisser endormir notre
vigilance par ces salamalecs. Amis de Paris, n’oubliez pas cela si
d’aventure, à Dieu ne plaise, vous franchissiez le périphérique : ces
gens vous haïssent. Le provincial voue au Parisien une haine farouche et
fanatique !
Cette haine prend sa source dans l’aigreur
éprouvée par le provincial dès qu’il est question d’une manière ou
d’une autre de Paris. Naturellement meurtri dans son patriotisme local
par la médiocrité de sa ville par rapport à la capitale, le provincial
peut devenir très agressif. Les conversations sur ce sujet se déroulent
de la manière suivante. En apprenant que vous êtes parisien, le
provincial vous somme d’abord de vous justifier : habitez-vous à Paris
par contrainte (professionnelle ou autre) ou par choix. Si vous dites
« par contrainte », il vous assurera aussitôt de toute sa compassion et
vous pourrez discuter avec lui à loisir du bonheur que l’on éprouve à
vivre à Vierzon ou à Roubaix. Si en revanche vous dites « par choix »,
le provincial dans 100 % des cas prononcera mot pour mot la phrase
suivante « Ah, Paris, c’est bien pour y passer une semaine, mais je ne
pourrais pas y habiter » (je vous le jure, faites le test, c’est
amusant : 100 % des cas, garanti). Ayant ainsi asséné ce qu’il croit
être une opinion personnelle, il commence généralement à s’échauffer et à
déployer des arguments aussi multiples que contradictoires pour tenter
de défendre sa ville : le riverain de la raffinerie de Feyzin ou du
terminal méthanier du port de Dunkerque vous expliquera que Paris est
pollué, l’habitant de Roanne vous dira que la saison culturelle de sa
ville vaut presque celle de Paris, le Lyonnais signalera fièrement que
le système de bicyclettes en libre service de sa ville a été mis en
place plusieurs mois avant celui de Paris… Les plus mauvais en viendront
même à vous insulter en arguant de l’agressivité des Parisiens.
Autrement
dit, je m’en rend compte, le Parisien gagne à être prudent lorsqu’il
discute avec un provincial. D’ailleurs, disons-le, l’art de la
conversation n’est pas très cultivé en Province. Pour ce que j’ai pu en
voir pour l’instant, il semblerait qu’il n’y ait que deux types de
conversations entre provinciaux : celles qui commencent par la phrase
« j’ai vu un reportage à la télé, y’a une étude américaine qui dit
que… » (le provincial est en effet contraint par l’ennui à beaucoup
regarder la télévision) ou celles qui concernent le brame du cerf, quand
c’est la saison (le provincial est en effet volontiers chasseur, ce qui
contribue à son charme désuet). Hors saison du brame, en Province, on
ne parle que de la télé.
La
chasse et la télévision ont une grande importance en Province du fait de
l’absence de vie culturelle et intellectuelle. Il y a bien quelques
grands événements culturels provinciaux très médiatisés, tels que le
Festival d’Avignon ou La Folle journée de Nantes, mais ce sont
finalement des manifestations assez pénibles. Tout d’abord, les places y
sont hors de prix : le provincial n’allant quasiment jamais au concert
ou au théâtre, il est prêt à débourser des sommes importantes quand cela
lui arrive. Ensuite, l’ambiance y est particulière.
Lors
de ma récente visite dans un festival de musique classique provincial,
j’ai pu constater que le problème principal était le niveau général
d’inculture artistique. Rencontrer à Paris quelqu’un de cultivé est
chose fréquente. Normale, même. En Province, c’est un événement d’une
extrême rareté. Lorsque vous rencontrez un de ces rares provinciaux
cultivés, ils n’arrivent généralement pas tout de suite à croire qu’ils
sont en présence d’un de leurs semblables (« Quoi ? Vous connaissez
Chostakovitch ? Vraiment ? Mais, Dimitri Chostakovitch, le compositeur ?
Sans rire ? Mais c’est dingue !»). Quant aux autres, ils se rendent au
concert essentiellement comme à un événement social et pour tousser
bruyamment entre les mouvements des morceaux (quand ils n’applaudissent
pas entre les mouvements pour les plus primitifs). Au concert, pour le
provincial, aucun plaisir n’égale celui de reconnaître la musique d’une
publicité télévisée. Quand cela se produit, et les programmateurs des concerts en
Province s’emploient à ce que cela se produise, le provincial ressent le
besoin de le faire savoir à ses voisins : il tape des mains, claque des
doigts, fredonne voire sifflote la mélodie. C’est très fatiguant
d’aller au concert en Province. Le côté enfantin du provincial agace
vite. Il raffole par exemple des musiciens classiques qui bougent
beaucoup et font des grimaces en jouant, tels que Maxim Vengerov ou
Patricia Kopatchinskaja : cela le divertit pendant le concert et il en
déduit que l’interprète « vit vraiment sa musique » (le provincial ne
rechigne pas devant l’emploi de lieux communs quand il s’agit de parler
d’art). Et en même temps, cela le conforte dans son idée que finalement,
artiste, c’est pas très sérieux comme métier quand on y pense. C’est
des saltimbanques, au fond, ces gens-là. Non, ce qui est, en réalité, le
gage suprême de sérieux d’un événement artistique pour un provincial,
c’est la présence de la télévision. S’il y a la télé, c’est que c’est
important. Et en plus, peut être qu’on pourra se voir à la télé ! Le
provinciaux qui sont, pour une raison ou pour une autre, passé à la télé
jouissent en effet dans leur village d’un prestige certain pendant de nombreuses
années. Les gens de la télévision ont d’ailleurs bien conscience d’être
vu dans nos régions comme des messagers divins et se comportent en
conséquence comme des porcs. Il est curieux de voir que lors d’un
concert, pour lequel j’avais payé, ainsi que mes voisins, ma place fort
cher, il était normal que la caméra, au bout de son bras articulé, passe
sans arrêt devant nous et nous empêche finalement de voir le concert.
Personne n’a râlé : voir que le concert était filmé était plus important
que voir le concert.
Mais
le rapport à l’art, pour le provincial, se réduit la plupart du temps à
aller au cinéma, faute d’autre chose. Il préfère généralement le cinéma
français, notamment les comédies telle que Bienvenue chez les ch’tis ou
la série des Astérix. Elles permettent d’ailleurs de retrouver sur
grand écran les comiques que l’on voit à la télé, ce qui est très
apprécié en région. Mais le plus grand film de tous les temps est toutefois, pour
le provincial, Intouchables, parce que c’est un film qui dénonce. Le
cinéma étranger, il n’aime pas trop ça. Il le regarde d’ailleurs en
version française, car les sous-titres, c’est trop compliqué : « moi, je
ne peux pas lire et regarder en même temps » explique-t-il finement. On
n’aime pas trop ce qu’on ne connaît pas, en Province.
Pourtant,
la Province est parfois aussi exotique que la plus impénétrable des
forêts subtropicales. Ainsi un jour, à la machine à café, où l’on se
retrouve pour boire tels les grands fauves autour d’un point d’eau dans
la savane, un collègue m’a dit « Tu savais qu’on a retrouvé Carlos ? ».
J’ai rétorqué « Le chanteur ou le terroriste ? ». « Le bouledogue »,
m’a-t-il répondu. J’ai donc appris que tout le département était en émoi
du fait de la disparition de Carlos, bouledogue français appartenant à
un habitant d’un village proche. Sans que j’en sache rien, le journal
local s’était fait l’écho de cette disparition pendant des semaines
jusqu’à ce qu’un pêcheur retrouve le cadavre dont l’examen a révélé
qu’il avait été dévoré par un silure, sorte de poisson de rivière géant
dont j’ignorais l’existence jusque-là. C’est dans ces moments-là que le
Parisien se demande s’il est bien raisonnable de vivre dans une région
où des poissons géants peuvent happer des bouledogues sur le bord des
rivières. C’est aussi le moment où le Parisien prend conscience de
l’ahurissante médiocrité de la presse de Province.
En
un mot, chers amis parisiens, je vais bien. Mon séjour en Province se
déroule beaucoup mieux que je n le craignais. On rigole bien, là-bas.
Mais quand même, putain, vivement que je revienne à Paris !