samedi 13 juillet 2013

Le Velay, terre de légende

La Nuit

Et maintenant c'est la dernière 
Et la voici et toute en noir,

Et maintenant c'est la dernière 
Ainsi qu'il fallait la prévoir,



Et c'est un homme au feu du soir 
Tandis que le repas s'apprête,
Et c'est un homme au feu du soir
Qui mains croisées, baisse la tête,



Or pour tous alors journée faite

Voici la sienne vide et noire,
Or pour tous alors journée faite,
Voici qu'il songe à son avoir,



Et maintenant la table prête
Que c'est tout seul qu'il va s'asseoir,
Et maintenant la table prête
Que seul il va manger et boire,



Car maintenant c'est la dernière
Et qui finit au banc des lits,
Car maintenant c'est la dernière

Et que cela vaut mieux ainsi.
Max Elskamp



Le Puy-en-Velay en 2013


J’ai souvent entendu dire que lorsqu’on a quarante ans et qu’on retourne faire du ski alors qu’on n’en a pas fais depuis son adolescence, il faut être très prudent car on risque de se détruire un genou. Naturellement, je n’en ai rien cru et naturellement, lorsque l’année de mes 40 ans, je suis retourné faire du ski pour la première fois depuis 20 ans, je me suis cassé la figure et je me suis détruit un genou.

Conformément à ce que l‘on fait dans ces cas-là, j’ai pris soin de ne consulter aucun médecin et d’attendre que ça se guérisse tout seul. C’est une habile technique qui marche pour la plupart des maladies. Hélas, dans ce cas précis, il semble que ça ne veuille pas se réparer par des moyens naturels puisque près de 3 mois après mon accident de ski, je boîte toujours. Quelle connerie le sport.

C’est donc en boitant que je suis arrivé un matin au Puy-en-Velay pour passer quelques jours de vacances chez mes parents. Voyant que je boitais et après avoir appris que je ne m’en étais pas occupé et que je n’avais consulté personne, ma mère a eu la réaction naturelle que toute mère a dans ces cas-là :

Mère folle : Il faut que tu ailles consulter Monsieur Mahinc.

Fils qui a mal au genou : Oui, bon, si tu veux. C’est ton généraliste ?

Mère folle : Non.

Fils qui a mal au genou : C’est quel genre de médecin ?

Mère folle : Il est pas médecin.

Fils qui a mal au genou :
Il est pas médecin ? Mais pourquoi tu veux que j’aille le consulter, alors ? Il est quoi ?

Mère folle : On va le voir dans ces cas-là.

Fils qui a mal au genou : Mais il n’est pas médecin ?

Mère folle : Non.

Fils qui a mal au genou : Mais il est quoi, alors ?

Mère folle : Mais je sais pas, tu m’énerves avec tes questions. On va le voir dans ces cas-là. C’est tout. C’est un rebouteux.

Fils qui a mal au genou : Un rebouteux ? Tu veux qui j’aille voir un rebouteux ? Alors, non, écoute, j’ai eu la flemme d’aller voir un médecin, c’est pas pour maintenant aller voir un sorcier…

Mère folle :
Un rebouteux. Mais il est bien, tu sais : Madame Chantemesse est allée le voir pour son problème d’anus et elle en a été très contente.

Fils qui a mal au genou : Écoute, je suis positivement ravi pour Madame Chantemesse, mais moi, je n’irai pas voir ce sorcier pour mon genou.

Mais vous savez ce que c’est : on ne peut pas facilement dire non à sa mère. Si on refuse de faire ce qu’elle a prévu pour vous, elle continue à insister et à vous pourrir la vie jusqu’à ce que l’on considère que cela nous causera finalement moins d’ennuis de faire ce qu’elle veut plutôt que d’essayer d’y couper. En outre, pendant que je ne regardais pas, elle a téléphoné à ce Monsieur Mahinc pour me prendre un rendez-vous. Je me suis donc retrouvé un beau matin à rentrer dans le GPS de la voiture l’adresse d’un rebouteux.

Je sens qu’il faut quand même que je me justifie un petit peu, là. Oui, je suis allé voir un sorcier pour soigner mon genou alors que je ne suis pas allé chez le médecin. C’est complètement con, me direz-vous. Je répondrai que certes, oui, mais il se trouve que j’étais en vacances chez mes parents et que je n’avais rien à faire. J’ai donc eu le syndrome du psychanalyste. Vous avez déjà parlé à des gens qui consultent un psychanalyste ? Il arrive un point dans leur vie où ils ne vivent plus les événements qu’ils vivent que pour pouvoir aller les raconter à leur psychanalyste. C’est pareil quand on tient un blog : il arrive un moment où on va faire des trucs idiots juste parce que comme ça, on pourra les raconter dans son blog. Voilà.

En route pour chez le sorcier, donc. Mais où diantre habite un sorcier, me dis-je, au volant, en suivant les indications du GPS ? Dans une hutte au fond de la forêt, au moins. Ou alors dans une grotte à flanc de montagne. En tout cas, dans quelque endroit reculé. Et en y réfléchissant, je me dis que la région du Puy-en-Velay, c’est vraiment le Moyen-âge, car de nombreux cas de sorcellerie me reviennent en mémoire.

Quand j’étais petit, une voisine de mes parents avait le pouvoir d’ « enlever le feu » des brûlures, c’est-à-dire que sans pour autant les soigner, elle avait le pouvoir de faire en sorte qu’elles ne fassent plus souffrir. On parlait également du curé de la paroisse d’Ally qui pouvait faire disparaître les verrues par la prière. Un paysan d’un village voisin avait également ce pouvoir : vous alliez le consulter chez lui, dans la cuisine, il disparaissait ensuite pendant quelques minutes dans sa grange pour se livrer à des incantations et quelques jours plus tard, votre verrue avait disparu. On racontait encore que ce paysan refusait son aide aux arabes car, disait-il, une fois, un arabe était venu le consulter et il avait profité du temps passé en incantations dans la grange pour lui voler sa télé.


Bref, le Velay, une terre de légendes me disais-je quand le GPS m’informa que j’étais arrivé. Je regarde autour de moi : pas de forêt sombre, de flanc de montagne escarpé, pas de manoir près d’un étang aux eaux glauques, non : à ma grande surprise, je me trouve devant un pavillon de banlieue à côté d’un Super U dans un quartier résidentiel. Là, je dois bien l’avouer, je suis un peu déçu. Quitte à faire n’importe quoi juste pour pouvoir entretenir ce blog, autant y aller à fond, qu’il y ait du pittoresque, de l’exotique… mais là, pour l’instant, déception.

Je m’approche néanmoins. La plaque à côté de la grille annonce : « Espace Averroès » et précise encore « M. Mahinc, anthropologue / reboutement, coaching, stratégie de projet ». Alors là, me dis-je, mon affaire prend un tour inattendu.

Espace Averroès : j’avais déjà remarqué comment l’évocation dans les médias du nom de ce philosophe arabe du XIIème siècle qui n’en demande pas tant et que personne n’a lu, comment cette association même des mots « philosophe » et « arabe », enivrait de politiquement correct certaines bonnes âmes. Je ne m’étonnai donc pas outre mesure de le voir convoqué en ces lieux interlopes.

Anthropologue : là, c’est plus singulier. En quoi cette respectable science humaine peu avoir quelque chose de commun avec quelqu’un qui se propose de soigner mon genou ? Epais mystère.

Reboutement : très bien, c’est n’importe quoi, mais c’est pour ça que je suis venu, donc je ne peux pas me plaindre.

Coaching et stratégie de projet : là, à la vision de ces mots, je dois dire qu’une sainte fureur s’est emparée de moi. J’ai déjà parlé dans ces pages de mon sentiment à l’égard du coaching. J’ai encore récemment eu affaire à un coach qui m’expliquait comment il consacrait son existence à venir en aide aux grands patrons du CAC 40 et aux sportifs de haut niveau pour les aider à supporter la détresse que leur cause leur profession (authentique). Et alors même que je me proposais de vivre une expérience mystico-gothico-moyenâgeuse dans les forêts profondes du Velay ou dans les ruelles médiévales de la ville haute du Puy, voilà que le coaching, ce cancer, cette lèpre, vient parasiter mon petit délire personnel et me transformer mon sorcier en vulgaire coach. Un sorcier 2.0. Je suis très déçu.

Je me décide presque à faire demi-tour et à rentrer chez moi, mais bon, maintenant que je suis là, autant aller jusqu’au bout. Je sonne donc à la porte du pavillon de banlieue. On m’ouvre. Sorcier 2.0 : mon homme ressemble un peu à Steve Jobs. Un examen plus attentif me révèle toutefois qu’il est en sandales et qu’il mâchonne un mégot à moitié éteint, ce qui, dans le contexte, me le rend plus sympathique. J’entre dans le cabinet. Il me fait quitter mes chaussures et m’allonger sur une table de massage, puis commence à m’observer sans me toucher.

Et il m’observe, sans me toucher, comme ça, pendant un bon moment. Je m’attendais à devoir expliquer pourquoi j’étais là, dérouler ma petite histoire, comment je m’étais viandé au ski, où j’avais mal etc. mais non. Il n’opère apparemment pas comme ça. Au bout d’un moment, il finit par me dire que bon, ton genou gauche (il me tutoie), c’est embêtant, ça se voit, mais en fait, ton problème, il vient de ta cheville droite. Je suis un peu décontenancé, car il me semblait bien que si j’avais mal au genou, c’est parce que j’étais tombé sur le genou, mais bon, je ne dis rien.

Il entreprend alors de me tripoter un peu dans tous les sens avec délicatesse. A un moment donné, quelque chose émet un craquement dans ma cheville droite. « Ah, tiens : tu vois ? » me dit-il. « Ah tiens, oui. » répond-je finement. « Bon, ben c’est bon. Tu peux remettre tes chaussure. Il faudrait que tu reviennes dans deux jours parce que je ne sais pas si ça tiendra ».

Je commence donc à me rechausser. Pendant ce temps, il commence, sans gêne, à regarder mes affaire que j’avais laissées sur une chaise et se saisit du livre que je lis en ce moment : La Chanson de la Rue Saint Paul, remarquable recueil de poèmes de Max Elskamp (j’ai toujours un livre avec moi, on ne sait jamais). Mon rebouteux semble sincèrement intéressé et commence à lire quelques strophes. Nous discutons agréablement du style si particulier de ce bizarre poète belge pendant quelques minutes, puis il m’invite à passer dans son bureau.

L’aspect financier de cette histoire m’inquiétait un peu. Il se trouve que je suis plutôt en fond, en ce moment, mais enfin, je n’avais pas envie de payer des sommes délirantes, non plus. Je m’en tire pour 40 euros, qui me semble, si je puis dire vu le contexte, une somme « raisonnable », bien que je serais fort en peine de donner le référentiel me permettant de la juger ainsi. Et il m’invite à revenir le surlendemain.

Une fois sorti et en retournant vers ma voiture, je tente de sentir ce qui a pu changer dans mon genou ou dans ma cheville. Il me semble très vaguement que ça va mieux, mais peut-être que je ressens simplement ce que je veux ressentir.

Le surlendemain, une séance à peu près identique se déroule, à ceci près que je me rend compte avec surprise qu’il ne me fait plus payer. Il semble qu’on ne paye qu’une fois chez cet homme et qu’ensuite, il s’occupe de vous et suit votre problème.

En réfléchissant à cette rencontre, je ne peux m’empêcher de me dire que mon espoir d’être le témoin d’une escroquerie grotesque dont je pourrais me moquer grassement dans mon blog est un peu déçu. Certes, les manipulations de mon sorcier ne m’ont pas guéri, mais enfin, en dépit du fait qu’il se présente comme un coach, il m’a paru assez sympathique : agréable, intéressé par la littérature (la rareté des gens qui aiment la littérature !), et surtout, contrairement au coach dont les buts sont, on le sait, de s’enrichir à vos dépends et, plus généralement, de nuire à l’humanité, mon sorcier n’exerce manifestement pas son art uniquement pour l’argent, mais aussi dans le but d’aider les gens.

A quel point la vie d’un bloggeur à mauvais esprit est difficile : si on ne peut plus avoir la certitude de pouvoir décemment se moquer des rebouteux, que nous restera-t-il ?

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