lundi 22 avril 2013

La vie parisienne réserve parfois des surprises

Mon train arrive à la Gare du nord. Je descends. Le rendez-vous auquel je dois me rendre  est dans une heure : j’ai le temps de prendre un verre, mais tout juste. Il faut que ce soit dans un établissement situé près de la gare.

Le provincial ne s’en rendra peut-être pas compte, mais le choix d’un débit de boissons près d’une gare est un problème complexe pour un Parisien. Considérons la chose.

Je souhaite boire un verre. Or, il se trouve qu’autour de la Gare du nord, il n’y a que des Bar-restaurants. En Province, un établissement affichant sur sa devanture la mention « Bar-restaurant » est à la fois, cela paraît logique, un bar et un restaurant. C’est-à-dire qu’il offre à sa clientèle la possibilité soit de boire un verre, soit de manger. Il n’en va pas de même à Paris. À Paris, un « Bar-restaurant » est un endroit où l’on peut manger, mais où il est non seulement impossible de se contenter de prendre un verre, mais encore où le fait de manifester auprès des serveurs le désir de prendre un verre est considéré comme une grossière offense. Dans les « Bar-restaurants » parisiens, la place étant limité, le désir de rentabilité étant impérieux, il n’est pas question que quelqu’un qui boit un café occupe pendant de longues minutes une table qui pourrait potentiellement accueillir un client qui mangerait un homard thermidor. L’idée même d’un client qui s’assiérait à table pour boire un café est insupportable aux garçons de ses établissements. En vérité, je pense que l’on y serait mieux reçu par un garçon en lui disant que l’on vient de sodomiser le cadavre de sa mère qu’on vient de déterrer plutôt qu’en lui demandant si l’on peut s’asseoir pour boire un café.

Ma situation était donc critique : Gare du nord, sous la pluie, pris par le temps, cherchant à boire un verre. J’erre sans guère d’espoir, quand je passe devant un établissement nommé Aux villes du nord. J’y suis abordé par un de ces garçons que l’on voit dans les lieux touristiques où la concurrence entre restaurants est forte, ceux qui se tiennent à l’entrée de leur estanco avec des menus en anglais à la main pour alpaguer les touristes et les attirer à l’intérieur. « Ce genre de louffiat, c’est la pire race après les corbeaux » me dis-je déjà, avant de comprendre, après qu’il les ait répétées, le sens des ahurissantes paroles qu’il m’adresse : « Entrez, entrez, mettez-vous au sec. Vous pouvez juste boire un verre, hein… y’a pas de problème ! ».

Je soupçonne un piège, naturellement. Un garçon de café-restaurant parisien qui vous parle poliment, c’est déjà stupéfiant. Les membres de cette corporation honnie ne sont surpassés, pour ce qui est de la malveillance et de la haine portée à l’humanité, que par les chauffeurs de taxis parisiens et les membres des Einsatzgruppen. Mais non seulement celui-là me parle poliment, mais en plus, il me propose sans que je lui aie demandé quoi que ce soit de prendre un verre dans un bar-restaurant. C’est louche et blême. Mais c’est tellement inhabituel que je décide d’accepter la proposition et de me mettre à l’abri de la pluie aux Villes du nord pour tirer les choses au clair.

Le mystérieux garçon restant à l’extérieur, je suis accueilli par un deuxième, tout aussi mystérieux puisqu’il me tient tout de go les propos sibyllins suivants « Bonjour monsieur ». Je me retourne pour voir si le premier garçon ne profite pas de mon étonnement pour m’assommer à l’aide d’un démonte-pneu afin de me dépouiller comme au coin d’un bois pour ensuite me dépecer dans l’arrière-boutique et vendre mes organes à un réseau de trafiquants serbes, seule explication possible à une telle débauche de politesse cauteleuse de la part de garçons de café parisiens, mais non. Et, curiouser and curiouser, le deuxième garçon enchaîne avec « c’est pour manger ou simplement prendre un verre ? », semblant bel et bien me laisser la possibilité, si je le souhaite, de prendre un verre. Dans un bar-restaurant. Un verre. Je le prends au mot, décidé à aller au fond de cette affaire et annonce d’un air de défi : « juste un verre ».

« Certainement monsieur, suivez-moi. Cette table, ça vous va ? », ajoute-t-il effrontément. Je m’assoie, je commande un demi, on me l’apporte, on me laisse la note, le prix est normal. Pas de chausse-trappe, pas d’escroquerie, pas d’embrouille. Rien.

Me remettant petit à petit de mon étonnement, je me mets à regarder un petit peu l’intérieur de ce mystérieux établissement. Aux villes du nord offre au regard de sa clientèle une décoration discrètement ringarde, faite de photos de villes du Nord-Pas de Calais et de publicités pour Cacolac, le tout agréablement jauni par la fumée des cigarettes du temps d’avant les lois scélérates interdisant de fumer dans les lieux publics. La salle est aux trois quarts pleine. Des ardoises annoncent un menu entrée-plat pour 12 euros. Bizarre : il n’y a à Paris que deux types d’établissement qui permettent de manger pour moins de 12 euros : les traiteurs chinois et les Restos du cœur. Me disant que je ne risquais pas grand-chose à essayer et qu’il me restait un peu de temps, j’annonce au garçon mon intention de manger un morceau.
Ma curiosité est éveillée. Je suis en mission : il s’agit désormais de réaliser un audit complet de cet étrange boui-boui. Je commande donc le menu crash-test par excellence : œuf dur-mayonnaise/salade verte en entrée, steak frite cuit bleu en plat et un quart de vin du mois en boisson. Le résultat dépasse mes attentes sur la plupart des point-clés de l’audit puisque

Pain : il est remarquablement bon. C’est rare, surtout dans cette catégorie de prix, mais pas exceptionnel. Ça classe toutefois un établissement.

Vinaigrette : faite maison. On ne peut pas s’y tromper. Ce n’est pas bien compliqué à faire, mais personne ne le fait jamais alors que ça change tout. Aux villes du nord a décidément toutes les audaces.

Mayonnaise : faite maison également, ce qui est à peine croyable. Les règles d’hygiène grotesque imposées par les contrôles sanitaires en termes de conservation de la mayonnaise son telles que la plupart des établissements jettent l’éponge et proposent de la merde industrielle.

Steak : Il n’est pas exceptionnel de trouver de la bonne viande à Paris, mais la plupart du temps, on obtient quand même de la semelle. Et il arrive parfois, alors même que l’on a spécifié une cuisson bleu, comme il convient quand on est une personne de goût, d’avoir sa semelle bien cuite. Rien de tout ça ici : la viande est bonne, cuite comme il faut, tendre, en quantité suffisante et non pas en portion pour jeune fille anorexique comme il est de coutume habituellement à Paris.

Vin : un Bordeaux générique. Au lieu d’être un rouge dégueulasse à laver les vitres, il s’avère être tout à fait correct, mais peut-être mon esprit n’était-il plus très clair après une telle avalanche d’aberrations.

Des garçons de café sympathique, des produits de qualité, des prix acceptables… En sortant d’Aux villes du nord, je repense à une superbe nouvelle d’H. G. Wells, The Door in the wall, où un personnage découvre derrière une porte un jardin merveilleux où il est accueilli en ami et ou il passe un moment d’une telle beauté qu’il finit par se demander s’il n’a pas rêvé, d’autant qu’il ne parvient pas ensuite à retrouver la porte. Je pense que si je retourne à la Gare du nord, je ne retrouverai pas Aux villes du nord.