lundi 28 avril 2014

... et in Terra pax hominibus...

Un week-end entre hommes.

On a 40 ans. On est marié, ou quelque chose comme ça. On a un métier plus ou moins sérieux. Certains ont même des enfants. Bref, on est adulte.

Et il y a un sujet qui vient parfois sur le tapis, entre hommes, autour d’un demi, quand les femmes ne sont pas encore arrivées, ou déjà parties : le week-end entre hommes. Ça serait génial, ça : faire un week-end entre hommes. Sans femmes ni enfants. Juste entre hommes. Point n’est besoin de passer en revue les possibilités que cela offrirait : l’esprit s’égare à une telle évocation. Un week-end rien qu’entre hommes, putain non mais t’imagines ? T’imagines ça ? On pourrait… on pourrait… tout ce qu’on pourrait faire !

Mais ça n’arrive jamais, bien sûr. Il faudrait s’en occuper. Certaines femmes s’y opposeraient. Et un tel projet serait mal perçu, socialement. Et il faudrait trouver une date, mais c’est compliqué, avec les enfants. Et puis le boulot. Et puis les vacances chez mes beaux-parents. Etc. Ça n’arrive jamais, et bon, ce n’est pas bien grave.

Et puis un jour, mon camarade Boudine a dit : dans un an, à telle date, chez moi, on fait un week-end entre hommes. Chez moi. Vient qui veut. Mais pas de femmes et pas d’enfants. Dans un an. J’ai dit, a dit Boudine. Gloire et honneur à Boudine.

Moi, j’ai tout de suite dit que je venais, tu penses. Mais je n’ai jamais cru à cette histoire. Ça sera annulé. Ou personne ne viendra. Ou alors avec femmes et enfants. Ça sera juste un week-end normal et puis voilà. Ce n’est pas bien grave.

Et puis contre toute attente, la date approchant, renseignement pris, il semblait bien que tout semble devoir se dérouler comme annoncé : des hommes annonçant qu’ils viendraient, des femmes annonçant qu’elles ne viendraient pas, des enfants qui seraient ailleurs. Le mythique week-end entre hommes allait finalement avoir lieu.

Et la date est arrivée. Je descends du train à la gare de Saint-Étienne Châteaucreux. Le contenu de mon sac a été choisi avec soin :
•    d’importantes quantités de cigarettes
•    une coûteuse bouteille de whisky
•    un épais roman de Stephen King
•    quelques vêtements

...en très petit nombre, les vêtements. Et ce sont les vêtements de la régression : jeans agréablement trop vieux, baskets semi-pourries, antiques slips favoris et t-shirts à messages faisant allusion de manière cryptée à des films de science-fiction des années 80. Régression. Je suis fin prêt pour le week-end entre hommes.


On m’accueille à la sortie de la gare, on se fait la bise, on échange quelques mots, on monte dans la voiture et nous nous retrouvons bientôt Hrundi, la Bête, le Président, Norby et moi dans la demeure de Boudine perdue dans les austères et majestueuses forêts de montagne du Pilat. Et là, les règles tacites et singulières du week-end entre hommes se mettent bientôt d’elles-mêmes en place.

Le matin, on se lève tard, mais pas très tard. Moins tard que si l’on était seul. Tout le monde se retrouve dans la cuisine peigné comme une couille gauche. On boit de vastes quantités de café fort en fumant des cigarettes dès le réveil. La loi dite des « 3 C du matin » (café + clope = caca) envoie tout le monde à tour de rôle aux toilettes.

Le café cède progressivement la place à l’alcool léger, bière ou vin. On devise tranquillement au soleil en attendant l’apéritif.

On se lave peu. Une fois tous les trois jours, en moyenne. Moins pour certains. Le ballon d’eau chaude, en principe prévu pour deux personnes par jour, n’est jamais épuisé.

Vient l’apéritif. Le Ricard règne en maître. L’alcool est globalement un élément important d’un week-end entre hommes, mais moins qu’on pourrait le penser. Des vastes quantités d’alcool sont bien sûr bues, mais personne n’est jamais ivre. On se maintient plutôt en permanence dans un état de légère ébriété. Un alcoolisme sain, en somme.

Les repas sont un moment-clé. Le régime alimentaire est résolument carné : viandes et charcuterie pour l’essentiel. Le légume n’est que verte diablerie. Les grillades sont très appréciées : je me dis que c’est parce qu’elles suggèrent une similitude entre nous et nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du néolithique, mais je dois me faire des idées.


Les conversations se portent spontanément sur un nombre de sujets assez restreint quoique inépuisables : essentiellement l’art, la nourriture et le caca.

L’art est envisagé dans sa très grande diversité. On va de Bach à Hollywood. On se gratte ainsi les couilles en sifflant Singet dem Herrn ein neues Lied ou en citant des répliques de 40 ans, toujours puceau. Les citations de répliques émaillent d’ailleurs constamment la conversation. Les sources favorites en sont La Grande Illusion, les sketches des Monty Pythons, Ghostbusters et The Big Bang Theory.

La nourriture est également un sujet sérieux, ne serait-ce que pour déterminer ce que l’on mangera au repas suivant. La présence d’un charcutier d’élite dans un village proche est un atout. J’ai avec la patronne de celui proche de chez Boudine une passionnante discussion sur le saindoux à l’issue de laquelle elle me dit d’un air vertueux au moment de payer : « le saindoux, c’est cadeau, au fait. On ne fait pas payer le saindoux. En tout cas, pas chez nous, monsieur ». Il est si rare de nos jours d’avoir affaire à des commerçants qui ont des valeurs.

Le caca a une place importante dans nos échanges. Il est vrai que c’est un sujet de conversation inépuisable aux charmes sans cesses renouvelés. Mais c’est en outre un sujet brûlant dans une maison peuplée par 6 hommes dans la force de l’âge et au régime alimentaire farouchement carné. Ne serait-ce que pour régler les aspects logistiques : il n’y a qu’un seul WC à notre disposition, son taux d’occupation est élevé et il faut compter avec le temps d’attente après utilisation pour que les toilettes redeviennent respirables, ce qui prend de plus en plus de temps à mesure que les jours passent. On finit par se retenir longuement d’aller à la selle tant pour exacerber le plaisir que pour y aller moins souvent.

Mais la conversation, si brillante qu’elle soit, n’est pas le seul agrément du week-end entre hommes. Le jeu en est résolument l’autre activité principale. Le jeu sous toutes ses formes.

Le jeu vidéo a sa place. Plutôt que les first person shooters qui se pratiquent davantage seul dans son coin, on préfère les jeux où la dimension stratégique ou de réflexion permet de faire cercle autour du joueur pour lui prodiguer conseils et encouragements.



On pratique également cette forme de jeu qui m’était jusqu’alors inconnue mais qui a apparemment ses farouches amateurs : le jeu de société, ou de plateau, ou je ne sais comment on l’appelle. Une étonnante créativité semble régner actuellement dans ce domaine : jeux innombrables à base de cartes, de fiches, de plans, aux règles ingénieuses et farfelues. On peut ainsi passer des heures paisibles à s’exciter sur les cartes aux couleurs criardes de Smash up.


Mais quand vient le soir, on préfèrera une activité ludique plus traditionnelle avec le poker. Le poker divise la population en 2 catégories : ceux pour lesquels jouer au poker est rigolo car cela leur rappelle mille films américains (et offre l’occasion de proférer de nouvelles répliques de films) et ceux qui prennent le poker au sérieux. J’appartiens clairement à la première catégorie et trouve parfois le sérieux épiscopal ceux qui appartiennent à la seconde assez pesant. Le poker semble en effet supposer que l’on prenne une mine fermée (dite "poker face"), que l’on fasse un emploi de termes anglais systématique au point d’en être grotesque (chipleader...) et que l’on limite sa parole au strict minimum afin de ne pas courir le risque de dévoiler ses intentions. La conversation autour de la table en vient à dégénérer en un échange de tautologies lapidaires proférées de derrière ses cartes au-dessus desquelles on jette des regards suspicieux sur ses voisins en buvant à petites gorgées de coûteux single malts. Le poker, c’est un truc de kéké.

Cette répartition en deux groupes lors des parties de poker se généralise d’ailleurs à l’ensemble des comportements lors du week-end. Comme pour remédier symboliquement à l’absence de femmes, les hommes se divisent progressivement en deux catégories : il y a d’une part les virils et d’autre part, les toutounes (sans d’ailleurs que cela présage de l’orientation sexuelle de chacun). Les premiers privilégient le poker, les alcools forts et se disent que la campagne, c’est chouette parce qu’on peut y faire de la moto dans les prés. Les seconds privilégient les jeux de société, la bière et n’aiment pas les motards car leurs engins font trop de bruit.

Mais cette division n’est que superficielle et l’ambiance reste globalement bon enfant. On est bienveillant, patelin, on plaisante volontiers, on pète et on rote sans façons, on joue à “chat-bite” et on éteint la lumière des toilettes quand quelqu’un est à l’intérieur, Les discussions, mi-sérieuses, mi-plaisantes, s’émaillent d’anecdotes professionnelles farfelues (Boudine nous raconte l’emploi qu’il a fait de furets putoisés pour délapiniser lorsqu’il travaillait à la Fédération nationale des chasseurs de France). On parle d’art et d’obscurs jeux et des phrases étranges émergent (« Comment ça, tu as fait tuer le cheval de la Confrérie noire ? ») On écoute avec complaisance les groupes de rock aimés dans l’adolescence (Led Zeppelin, Deep Purle, Creedance Clearwater Revival...) comme on remettrait de vieilles et confortables pantoufles.




En un mot, le week-end entre hommes est une parenthèse de liberté paisible et débraillée. L’absence de femmes y fait même que l’on peut fumer à l’intérieur. Qui aurait pensé il y a encore quelques années que la liberté irait se nicher là ?



mercredi 5 mars 2014

Nutrition, piège à cons


Je sors de chez ma nutritionniste. J’ai une nutritionniste. Voilà bien une phrase que je n’aurais jamais pensé écrire, prononcer, penser un jour. J’ai une nutritionniste. Peu importe pourquoi, des raisons médicales sans intérêt pour autrui. Peu importe également les détails, ce qu’elle me dit en consultation peut se résumer à une seule chose : il faut manger des légumes. Comme je suis sérieux et que quitte à donner de l’argent à une nutritionniste pour avoir ses conseils, autant les suivre, je me suis mis à manger des légumes. Triste destin que le mien.

Mais tout d’abord, pour manger des légumes, il a fallu que j’identifie ce qu’une nutritionniste appelle un légume. Car avant, je considérais comme légumes à peu près exclusivement les frites, le riz, les pâtes et le poisson. Je classais pour tout dire dans les légumes tout ce qui n’était pas la viande et pouvait cependant à la rigueur se manger quand même. Il s’avère en réalité que ce qu’une nutritionniste appelle « légume » et qu’elle considère donc comme étant propre à la consommation humaine est un ensemble de végétaux que je classais jusqu’ici dans la catégorie des plantes ornementales.


J’ai donc entrepris de me repaître de ces végétaux et c’est alors que j’ai commencé à prendre conscience de l’horrible complot légumiste qui se manigance autour de nous. Et j’ai en outre compris que le maître mot, le concept à considérer quand on s’intéresse aux légumes est : mensonge.

Mensonge, mensonge, mensonge, tout n’est que mensonge dans l’univers du légume.

Mensonge du goût : les légumes n’ont jamais de goût. Jamais. Et je ne veux pas seulement dire par là que le meilleur des légumes a moins de goût que la plus insipide des viandes. C’est certes vrai, mais il y a plus grave : le légume a moins de goût que ce qu’il prétend. Fourberie du légume. Prenons la tomate, par exemple : les gens qui sont nés à la campagne ont comme une sorte de souvenir du goût de tomates qui auraient été cultivées par leur grand-père dans son jardin et qui en auraient, du goût. J’ai moi-même des souvenirs gustatifs de cet ordre. Mais je commence sérieusement à mettre en doute leur authenticité. En réalité, plutôt que d’avoir le souvenir du goût que sont sensées avoir les tomates, je pense que je n’ai en réalité qu’une sorte de sentiment confus de ce que ce goût devrait être, mais que c’est une sensation que je n’ai en réalité jamais éprouvée. En fait de tomates, je n’ai, aussi loin que je me souvienne, jamais mangé que des sphères de matière organique rouge pâle gorgée d’eau et dégageant un vague goût d’anus. Je n’ai pas souvenir d’avoir éprouvé le moindre plaisir ces trente dernières années à avoir mangé une tomate. Et encore, pour les légumes traditionnels, tomate, melon, courgette… j’ai une idée confuse du goût qu’ils sont sensés avoir, mais pour des végétaux plus exotiques, je n’ai même pas cela. Juste ce vague goût d’anus. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » : Guy Debord a écrit La Société du spectacle en pensant aux légumes et les légumes n’ont plus de goût. Un bon légume est un légume mort.
 
Mensonge de la saison : « mais si elles ne sont pas bonnes, ces tomates, c’est parce que ce n’est pas la saison : il faut acheter des légumes de saison » me disent les agents de la propagande légumiste, nombreux, actifs, fanatiques. Foutaises ! Saison des tomates ! Saison des légumes ! Foutaises ! Sommes-nous au Moyen-âge ? Les légumes que l’on achète sont-ils produits par quelque paysan rougeaud en pantalon de velours côtelé qui essuie son front en sueur d’une main calleuse en s’appuyant sur sa houe alors que sonne l’angélus au clocher de l’église du village ? Voilà l’image que conjure dans mon esprit les gens qui me parlent de saison pour les légumes. Ignorent-ils que les légumes sont de nos jours fabriqués en hors-sol par l’industrie agro-alimentaire dans de vastes hangars aseptisés éclairés jour et nuit au néon ? N’ont-ils pas remarqué que les légumes n’ont jamais de goût, quelle que soit le mois de l’année et que la seule différence quand ce n’est pas la prétendue saison est qu’ils ne sont pas produits en France et qu’ils sont quatre fois plus chers ? Salauds de gens. Salauds de légumes.

Mensonge du prix : le prix des légumes ! « Les légumes, c’est bien, parce que c’est moins cher que la viande » disent-ils encore effrontément. Mais mensonges ! Quand ce n’est pas la saison, ils sont plus chers que la viande et quand c’est la saison, ils sont quatre fois plus chers que la viande. Et où acheter ces satanés légumes ? Où ? Puisque je dois désormais en acheter, j’ai dû comprendre l’organisation de ce triste commerce. Il ressort qu’il existe trois types d’endroit pour cela : les supermarchés, les marchés et les inframarchés également appelés AMAP. Les supermarchés vendent de loin les légumes les plus répugnants et insipides, des choses pâlottes et aqueuses qui passent miraculeusement de l’état « pas mur » à l’état « pourri » et qui ne sont même pas bon marché. Les marchés à l’inverse proposent à la convoitise du chaland des végétaux qui sont à la fois les moins insipides et les moins chers que l’on puisse trouver dans cette vallée de larmes : il s’agit donc là de l’option la plus valable pour qui n’a que ça à foutre d’y aller. Enfin, signalons le cas des AMAP, associations de producteurs à circuits courts et autres âneries de hippies postmodernes qui viennent rejoindre le commerce équitable et le bio dans la galerie des guignolades de notre époque : ils vendent des légumes vaguement meilleurs que chez Auchan mais moins qu’au marché du coin, mais ils le font à des prix ahurissants et conditionnent la vente de leurs produits à tout un tas de conditions, d’engagements à acheter, de clauses de retrait et autres obligations contractuelles encore plus contraignantes et malhonnêtes que celles imposées par les assureurs ou les opérateurs de téléphonie mobile. On le voit donc, non seulement acheter des légumes n’apporte aucune joie, mais il faut encore se battre comme un lion pour les acquérir. Enculés de légumes.

Mais heureusement, le Monde ne se compose pas uniquement, comme on pourrait le croire, de nutritionnistes et de leurs victimes. Il existe de-ci de-là quelques havres, quelques sanctuaires de la vie, tel ce bouchon lyonnais dans lequel, à la question de savoir quel légume ils servaient avec leur tablier de sapeur, je me suis entendu répondre avec sérénité : « ben, des quenelles ».

La lutte contre les légumes continue. 





mercredi 25 septembre 2013

Province, je te hais !

Chers amis parisiens,

Je m’empresse de vous rassurer : je vais bien. Mon séjour en Province se déroule beaucoup mieux que je ne le craignais : les provinciaux ne sont pas ces barbares sales et incultes que l’on imagine à Paris. D’ailleurs, croyez-le si vous voulez, l’eau et l’électricité sont courantes dans la plupart des maisons provinciales. Certains ont même accès à internet ! Pour autant, les provinciaux ne sont pas comme nous et en conséquence, mon séjour en Province est bel et bien cette expérience de l’exotisme que j’espérais lorsque j’ai franchi avec courage et détermination le périphérique il y a quelques mois.


Le voyageur arrivant en Province est tout d’abord frappé par le fait que tout y est gros. Les gens, en particulier, sont gros, en Province. Gros et rougeauds. Et ça m’arrange, en réalité. Ce n’est pas que je sois gros, non, mais enfin, je ne suis pas maigre. Et je m’étais aperçu avec agacement par exemple qu’en réalité, à Paris, je ne peux pas vraiment acheter de vêtements. Des pantalons, par exemple. En plein cœur de Paris, au Forum des Halles, la plus grande taille de pantalon que proposent les boutiques m’aurait convenu quand j’avais 11 ans. Ces magasins ne vendent des vêtements que pour des hommes de 50 Kg. Il faut se rendre à l’évidence : je ne suis pas à ma place au Forum des Halles. En revanche, en Province, puisque les gens sont gros, je trouve des vêtements à ma taille dans les magasins.

D’ailleurs, les magasins aussi sont gros, en Province. J’avais une course à faire, l’autre jour, et l’on m’avait dit qu’il y avait un Simply Market à proximité. Au vu de ce nom, d’ailleurs grotesque, je m’attendais à une supérette de trois mètres sur trois, comme il est de règle à Paris. Mais non : je me suis retrouvé dans une espèce de méga-hypermarché de 10 hectares dans lequel il faut 15 minutes de marche pour atteindre le rayon que l’on cherche. Une expérience très exotique pour un Parisien. Mais l’accès aux magasins n’est pas simple, en Province. Il faut se battre comme un lion pour fourrer son argent dans les mains des commerçants, car les horaires d’ouverture font se demander au parisien si les habitants de nos belles régions ne seraient pas par hasard des putains de feignasses : les bureaux de postes sont ouverts un après-midi par semaine entre 15h et 15h30 ; les magasins ouvrent à 10h30 et ferment entre 11h30 et 15h pour leur permettre de manger tout à leur aise… il est vrai que la nourriture est un des rares avantages de la Province.

Les portions, elles aussi, sont grosses, en Province. Cela doit être d’ailleurs pour ça que les gens sont gros. Mais c’est plaisant. Paris, comme vous le savez, est désormais tombé aux mains de gonzesses anorexiques nutritionnistes. La taille des portions que servent les restaurateurs parisiens leur vaudraient, s’ils les servaient en Auvergne par exemple, d’être cloués à la porte d’une grange. En Province, les portions sont de taille que j’estime normale, c’est-à-dire suffisantes pour nourrir un homme adulte de taille normale. Prenons l’exemple de cette sympathique institution que j’ai eu l’occasion de visiter dans certaines de nos provinces : la camionnette à frites. La dernière que j’ai honoré de ma clientèle était agréablement située sur le parking d’un supermarché. Elle proposait à la convoitise du chaland sa spécialité : l’américain double steak mayonnaise frite. Outre sa grosseur, le provincial se caractérise par son honnêteté et sa simplicité. L’américain double steak mayonnaise frite se compose ainsi exclusivement des ingrédients annoncés dans son intitulé : pain, viande, mayonnaise, frites. Ce qui en lui étonnera d’abord le Parisien, est, bien entendu, sa taille : il a la longueur d’une baguette et doit peser 1 Kg. Mais ce qui achèvera de fasciner est que le steak haché est non pas grillé, mais frit dans l’huile de cuisson des frites. On peut dire ce qu’on veut des provinciaux : ils savent vivre.


Mais ce savoir-vivre est parfois battu en brèche, notamment par un fléau qui ravage nos régions : le marketing. Les provinciaux sont aussi dépourvus de défenses contre le  marketing que des lapereaux contre un char d’assaut. Ainsi, en Province, en dépit de la réelle vitalité des traditions culinaires et viticoles, les gens sont capables de s’enticher du plus grotesque produit que l’industrie agroalimentaire pourrait vouloir leur vendre. Le dernier en date est le rosé pamplemousse. C’est une véritable lèpre : où que j’aille, on ne boit plus que du rosé pamplemousse. Quand je dis aux gens que je n’en veux pas, car je trouve ça répugnant, ils sont d’accord avec moi. « Ah oui, alors, c’est vraiment dégueulasse ». Pas une personne pour me dire qu’elle trouve ça bon. Pas une. Mais quand je leur demande pourquoi diable alors ils en achètent, leur œil devient vitreux, leur mâchoire inférieure se met à béer et ils marmonnent quelque chose d’incompréhensible à base de « Boaf bon, ouais boh… ça se fait, maintenant… chais pas… promo à Auchan… vu à la télé… ça ou autre chose, de toute façon… » Possédés, qu’ils sont, par le marketing, je vous dis : possédés !


C’est que le provincial est une âme simple, un être courtois, jovial, même. On est frappé par sa politesse. Aux passages piétons, le provincial s’arrête pour vous laisser traverser ! Oui, vous avez bien lu, amis parisiens : il s’arrête ! Et j’ai même vu plus fort : un automobiliste provincial qui ne m’avait vu qu’au dernier moment n’avait pas eu le temps de s’arrêter pour me laisser traverser. Il m’a donc fait un signe de la main pour s’excuser de ne pas m’avoir laissé passer. Alors là, je veux bien que les provinciaux soient polis, mais pour tout dire, à un tel niveau, la politesse, c’est inquiétant. Suspect, même. Et en vérité, en tant que Parisien, nous aurions tort de laisser endormir notre vigilance par ces salamalecs. Amis de Paris, n’oubliez pas cela si d’aventure, à Dieu ne plaise, vous franchissiez le périphérique : ces gens vous haïssent. Le provincial voue au Parisien une haine farouche et fanatique !

Cette haine prend sa source dans l’aigreur éprouvée par le provincial dès qu’il est question d’une manière ou d’une autre de Paris. Naturellement meurtri dans son patriotisme local par la médiocrité de sa ville par rapport à la capitale, le provincial peut devenir très agressif. Les conversations sur ce sujet se déroulent de la manière suivante. En apprenant que vous êtes parisien, le provincial vous somme d’abord de vous justifier : habitez-vous à Paris par contrainte (professionnelle ou autre) ou par choix. Si vous dites « par contrainte », il vous assurera aussitôt de toute sa compassion et vous pourrez discuter avec lui à loisir du bonheur que l’on éprouve à vivre à Vierzon ou à Roubaix. Si en revanche vous dites « par choix », le provincial dans 100 % des cas prononcera mot pour mot la phrase suivante « Ah, Paris, c’est bien pour y passer une semaine, mais je ne pourrais pas y habiter » (je vous le jure, faites le test, c’est amusant : 100 % des cas, garanti). Ayant ainsi asséné ce qu’il croit être une opinion personnelle, il commence généralement à s’échauffer et à déployer des arguments aussi multiples que contradictoires pour tenter de défendre sa ville : le riverain de la raffinerie de Feyzin ou du terminal méthanier du port de Dunkerque vous expliquera que Paris est pollué, l’habitant de Roanne vous dira que la saison culturelle de sa ville vaut presque celle de Paris, le Lyonnais signalera fièrement que le système de bicyclettes en libre service de sa ville a été mis en place plusieurs mois avant celui de Paris… Les plus mauvais en viendront même à vous insulter en arguant de l’agressivité des Parisiens.

Autrement dit, je m’en rend compte, le Parisien gagne à être prudent lorsqu’il discute avec un provincial. D’ailleurs, disons-le, l’art de la conversation n’est pas très cultivé en Province. Pour ce que j’ai pu en voir pour l’instant, il semblerait qu’il n’y ait que deux types de conversations entre provinciaux : celles qui commencent par la phrase « j’ai vu un reportage à la télé, y’a une étude américaine qui dit que… » (le provincial est en effet contraint par l’ennui à beaucoup regarder la télévision) ou celles qui concernent le brame du cerf, quand c’est la saison (le provincial est en effet volontiers chasseur, ce qui contribue à son charme désuet). Hors saison du brame, en Province, on ne parle que de la télé.


La chasse et la télévision ont une grande importance en Province du fait de l’absence de vie culturelle et intellectuelle. Il y a bien quelques grands événements culturels provinciaux très médiatisés, tels que le Festival d’Avignon ou La Folle journée de Nantes, mais ce sont finalement des manifestations assez pénibles. Tout d’abord, les places y sont hors de prix : le provincial n’allant quasiment jamais au concert ou au théâtre, il est prêt à débourser des sommes importantes quand cela lui arrive. Ensuite, l’ambiance y est particulière.


Lors de ma récente visite dans un festival de musique classique provincial, j’ai pu constater que le problème principal était le niveau général d’inculture artistique. Rencontrer à Paris quelqu’un de cultivé est chose fréquente. Normale, même. En Province, c’est un événement d’une extrême rareté. Lorsque vous rencontrez un de ces rares provinciaux cultivés, ils n’arrivent généralement pas tout de suite à croire qu’ils sont en présence d’un de leurs semblables (« Quoi ? Vous connaissez Chostakovitch ? Vraiment ? Mais, Dimitri Chostakovitch, le compositeur ? Sans rire ? Mais c’est dingue !»). Quant aux autres, ils se rendent au concert essentiellement comme à un événement social et pour tousser bruyamment entre les mouvements des morceaux (quand ils n’applaudissent pas entre les mouvements pour les plus primitifs). Au concert, pour le provincial, aucun plaisir n’égale celui de reconnaître la musique d’une publicité télévisée. Quand cela se produit, et les programmateurs des concerts en Province s’emploient à ce que cela se produise, le provincial ressent le besoin de le faire savoir à ses voisins : il tape des mains, claque des doigts, fredonne voire sifflote la mélodie. C’est très fatiguant d’aller au concert en Province. Le côté enfantin du provincial agace vite. Il raffole par exemple des musiciens classiques qui bougent beaucoup et font des grimaces en jouant, tels que Maxim Vengerov ou Patricia Kopatchinskaja : cela le divertit pendant le concert et il en déduit que l’interprète « vit vraiment sa musique » (le provincial ne rechigne pas devant l’emploi de lieux communs quand il s’agit de parler d’art). Et en même temps, cela le conforte dans son idée que finalement, artiste, c’est pas très sérieux comme métier quand on y pense. C’est des saltimbanques, au fond, ces gens-là. Non, ce qui est, en réalité, le gage suprême de sérieux d’un événement artistique pour un provincial, c’est la présence de la télévision. S’il y a la télé, c’est que c’est important. Et en plus, peut être qu’on pourra se voir à la télé ! Le provinciaux qui sont, pour une raison ou pour une autre, passé à la télé jouissent en effet dans leur village d’un prestige certain pendant de nombreuses années. Les gens de la télévision ont d’ailleurs bien conscience d’être vu dans nos régions comme des messagers divins et se comportent en conséquence comme des porcs. Il est curieux de voir que lors d’un concert, pour lequel j’avais payé, ainsi que mes voisins, ma place fort cher, il était normal que la caméra, au bout de son bras articulé, passe sans arrêt devant nous et nous empêche finalement de voir le concert. Personne n’a râlé : voir que le concert était filmé était plus important que voir le concert.


Mais le rapport à l’art, pour le provincial, se réduit la plupart du temps à aller au cinéma, faute d’autre chose. Il préfère généralement le cinéma français, notamment les comédies telle que Bienvenue chez les ch’tis ou la série des Astérix. Elles permettent d’ailleurs de retrouver sur grand écran les comiques que l’on voit à la télé, ce qui est très apprécié en région. Mais le plus grand film de tous les temps est toutefois, pour le provincial, Intouchables, parce que c’est un film qui dénonce. Le cinéma étranger, il n’aime pas trop ça. Il le regarde d’ailleurs en version française, car les sous-titres, c’est trop compliqué : « moi, je ne peux pas lire et regarder en même temps » explique-t-il finement. On n’aime pas trop ce qu’on ne connaît pas, en Province.

Pourtant, la Province est parfois aussi exotique que la plus impénétrable des forêts subtropicales. Ainsi un jour, à la machine à café, où l’on se retrouve pour boire tels les grands fauves autour d’un point d’eau dans la savane, un collègue m’a dit « Tu savais qu’on a retrouvé Carlos ? ». J’ai rétorqué « Le chanteur ou le terroriste ? ». « Le bouledogue », m’a-t-il répondu. J’ai donc appris que tout le département était en émoi du fait de la disparition de Carlos, bouledogue français appartenant à un habitant d’un village proche. Sans que j’en sache rien, le journal local s’était fait l’écho de cette disparition pendant des semaines jusqu’à ce qu’un pêcheur retrouve le cadavre dont l’examen a révélé qu’il avait été dévoré par un silure, sorte de poisson de rivière géant dont j’ignorais l’existence jusque-là. C’est dans ces moments-là que le Parisien se demande s’il est bien raisonnable de vivre dans une région où des poissons géants peuvent happer des bouledogues sur le bord des rivières. C’est aussi le moment où le Parisien prend conscience de l’ahurissante médiocrité de la presse de Province.

 


 En un mot, chers amis parisiens, je vais bien. Mon séjour en Province se déroule beaucoup mieux que je n le craignais. On rigole bien, là-bas. Mais quand même, putain, vivement que je revienne à Paris !

samedi 13 juillet 2013

Le Velay, terre de légende

La Nuit

Et maintenant c'est la dernière 
Et la voici et toute en noir,

Et maintenant c'est la dernière 
Ainsi qu'il fallait la prévoir,



Et c'est un homme au feu du soir 
Tandis que le repas s'apprête,
Et c'est un homme au feu du soir
Qui mains croisées, baisse la tête,



Or pour tous alors journée faite

Voici la sienne vide et noire,
Or pour tous alors journée faite,
Voici qu'il songe à son avoir,



Et maintenant la table prête
Que c'est tout seul qu'il va s'asseoir,
Et maintenant la table prête
Que seul il va manger et boire,



Car maintenant c'est la dernière
Et qui finit au banc des lits,
Car maintenant c'est la dernière

Et que cela vaut mieux ainsi.
Max Elskamp



Le Puy-en-Velay en 2013


J’ai souvent entendu dire que lorsqu’on a quarante ans et qu’on retourne faire du ski alors qu’on n’en a pas fais depuis son adolescence, il faut être très prudent car on risque de se détruire un genou. Naturellement, je n’en ai rien cru et naturellement, lorsque l’année de mes 40 ans, je suis retourné faire du ski pour la première fois depuis 20 ans, je me suis cassé la figure et je me suis détruit un genou.

Conformément à ce que l‘on fait dans ces cas-là, j’ai pris soin de ne consulter aucun médecin et d’attendre que ça se guérisse tout seul. C’est une habile technique qui marche pour la plupart des maladies. Hélas, dans ce cas précis, il semble que ça ne veuille pas se réparer par des moyens naturels puisque près de 3 mois après mon accident de ski, je boîte toujours. Quelle connerie le sport.

C’est donc en boitant que je suis arrivé un matin au Puy-en-Velay pour passer quelques jours de vacances chez mes parents. Voyant que je boitais et après avoir appris que je ne m’en étais pas occupé et que je n’avais consulté personne, ma mère a eu la réaction naturelle que toute mère a dans ces cas-là :

Mère folle : Il faut que tu ailles consulter Monsieur Mahinc.

Fils qui a mal au genou : Oui, bon, si tu veux. C’est ton généraliste ?

Mère folle : Non.

Fils qui a mal au genou : C’est quel genre de médecin ?

Mère folle : Il est pas médecin.

Fils qui a mal au genou :
Il est pas médecin ? Mais pourquoi tu veux que j’aille le consulter, alors ? Il est quoi ?

Mère folle : On va le voir dans ces cas-là.

Fils qui a mal au genou : Mais il n’est pas médecin ?

Mère folle : Non.

Fils qui a mal au genou : Mais il est quoi, alors ?

Mère folle : Mais je sais pas, tu m’énerves avec tes questions. On va le voir dans ces cas-là. C’est tout. C’est un rebouteux.

Fils qui a mal au genou : Un rebouteux ? Tu veux qui j’aille voir un rebouteux ? Alors, non, écoute, j’ai eu la flemme d’aller voir un médecin, c’est pas pour maintenant aller voir un sorcier…

Mère folle :
Un rebouteux. Mais il est bien, tu sais : Madame Chantemesse est allée le voir pour son problème d’anus et elle en a été très contente.

Fils qui a mal au genou : Écoute, je suis positivement ravi pour Madame Chantemesse, mais moi, je n’irai pas voir ce sorcier pour mon genou.

Mais vous savez ce que c’est : on ne peut pas facilement dire non à sa mère. Si on refuse de faire ce qu’elle a prévu pour vous, elle continue à insister et à vous pourrir la vie jusqu’à ce que l’on considère que cela nous causera finalement moins d’ennuis de faire ce qu’elle veut plutôt que d’essayer d’y couper. En outre, pendant que je ne regardais pas, elle a téléphoné à ce Monsieur Mahinc pour me prendre un rendez-vous. Je me suis donc retrouvé un beau matin à rentrer dans le GPS de la voiture l’adresse d’un rebouteux.

Je sens qu’il faut quand même que je me justifie un petit peu, là. Oui, je suis allé voir un sorcier pour soigner mon genou alors que je ne suis pas allé chez le médecin. C’est complètement con, me direz-vous. Je répondrai que certes, oui, mais il se trouve que j’étais en vacances chez mes parents et que je n’avais rien à faire. J’ai donc eu le syndrome du psychanalyste. Vous avez déjà parlé à des gens qui consultent un psychanalyste ? Il arrive un point dans leur vie où ils ne vivent plus les événements qu’ils vivent que pour pouvoir aller les raconter à leur psychanalyste. C’est pareil quand on tient un blog : il arrive un moment où on va faire des trucs idiots juste parce que comme ça, on pourra les raconter dans son blog. Voilà.

En route pour chez le sorcier, donc. Mais où diantre habite un sorcier, me dis-je, au volant, en suivant les indications du GPS ? Dans une hutte au fond de la forêt, au moins. Ou alors dans une grotte à flanc de montagne. En tout cas, dans quelque endroit reculé. Et en y réfléchissant, je me dis que la région du Puy-en-Velay, c’est vraiment le Moyen-âge, car de nombreux cas de sorcellerie me reviennent en mémoire.

Quand j’étais petit, une voisine de mes parents avait le pouvoir d’ « enlever le feu » des brûlures, c’est-à-dire que sans pour autant les soigner, elle avait le pouvoir de faire en sorte qu’elles ne fassent plus souffrir. On parlait également du curé de la paroisse d’Ally qui pouvait faire disparaître les verrues par la prière. Un paysan d’un village voisin avait également ce pouvoir : vous alliez le consulter chez lui, dans la cuisine, il disparaissait ensuite pendant quelques minutes dans sa grange pour se livrer à des incantations et quelques jours plus tard, votre verrue avait disparu. On racontait encore que ce paysan refusait son aide aux arabes car, disait-il, une fois, un arabe était venu le consulter et il avait profité du temps passé en incantations dans la grange pour lui voler sa télé.


Bref, le Velay, une terre de légendes me disais-je quand le GPS m’informa que j’étais arrivé. Je regarde autour de moi : pas de forêt sombre, de flanc de montagne escarpé, pas de manoir près d’un étang aux eaux glauques, non : à ma grande surprise, je me trouve devant un pavillon de banlieue à côté d’un Super U dans un quartier résidentiel. Là, je dois bien l’avouer, je suis un peu déçu. Quitte à faire n’importe quoi juste pour pouvoir entretenir ce blog, autant y aller à fond, qu’il y ait du pittoresque, de l’exotique… mais là, pour l’instant, déception.

Je m’approche néanmoins. La plaque à côté de la grille annonce : « Espace Averroès » et précise encore « M. Mahinc, anthropologue / reboutement, coaching, stratégie de projet ». Alors là, me dis-je, mon affaire prend un tour inattendu.

Espace Averroès : j’avais déjà remarqué comment l’évocation dans les médias du nom de ce philosophe arabe du XIIème siècle qui n’en demande pas tant et que personne n’a lu, comment cette association même des mots « philosophe » et « arabe », enivrait de politiquement correct certaines bonnes âmes. Je ne m’étonnai donc pas outre mesure de le voir convoqué en ces lieux interlopes.

Anthropologue : là, c’est plus singulier. En quoi cette respectable science humaine peu avoir quelque chose de commun avec quelqu’un qui se propose de soigner mon genou ? Epais mystère.

Reboutement : très bien, c’est n’importe quoi, mais c’est pour ça que je suis venu, donc je ne peux pas me plaindre.

Coaching et stratégie de projet : là, à la vision de ces mots, je dois dire qu’une sainte fureur s’est emparée de moi. J’ai déjà parlé dans ces pages de mon sentiment à l’égard du coaching. J’ai encore récemment eu affaire à un coach qui m’expliquait comment il consacrait son existence à venir en aide aux grands patrons du CAC 40 et aux sportifs de haut niveau pour les aider à supporter la détresse que leur cause leur profession (authentique). Et alors même que je me proposais de vivre une expérience mystico-gothico-moyenâgeuse dans les forêts profondes du Velay ou dans les ruelles médiévales de la ville haute du Puy, voilà que le coaching, ce cancer, cette lèpre, vient parasiter mon petit délire personnel et me transformer mon sorcier en vulgaire coach. Un sorcier 2.0. Je suis très déçu.

Je me décide presque à faire demi-tour et à rentrer chez moi, mais bon, maintenant que je suis là, autant aller jusqu’au bout. Je sonne donc à la porte du pavillon de banlieue. On m’ouvre. Sorcier 2.0 : mon homme ressemble un peu à Steve Jobs. Un examen plus attentif me révèle toutefois qu’il est en sandales et qu’il mâchonne un mégot à moitié éteint, ce qui, dans le contexte, me le rend plus sympathique. J’entre dans le cabinet. Il me fait quitter mes chaussures et m’allonger sur une table de massage, puis commence à m’observer sans me toucher.

Et il m’observe, sans me toucher, comme ça, pendant un bon moment. Je m’attendais à devoir expliquer pourquoi j’étais là, dérouler ma petite histoire, comment je m’étais viandé au ski, où j’avais mal etc. mais non. Il n’opère apparemment pas comme ça. Au bout d’un moment, il finit par me dire que bon, ton genou gauche (il me tutoie), c’est embêtant, ça se voit, mais en fait, ton problème, il vient de ta cheville droite. Je suis un peu décontenancé, car il me semblait bien que si j’avais mal au genou, c’est parce que j’étais tombé sur le genou, mais bon, je ne dis rien.

Il entreprend alors de me tripoter un peu dans tous les sens avec délicatesse. A un moment donné, quelque chose émet un craquement dans ma cheville droite. « Ah, tiens : tu vois ? » me dit-il. « Ah tiens, oui. » répond-je finement. « Bon, ben c’est bon. Tu peux remettre tes chaussure. Il faudrait que tu reviennes dans deux jours parce que je ne sais pas si ça tiendra ».

Je commence donc à me rechausser. Pendant ce temps, il commence, sans gêne, à regarder mes affaire que j’avais laissées sur une chaise et se saisit du livre que je lis en ce moment : La Chanson de la Rue Saint Paul, remarquable recueil de poèmes de Max Elskamp (j’ai toujours un livre avec moi, on ne sait jamais). Mon rebouteux semble sincèrement intéressé et commence à lire quelques strophes. Nous discutons agréablement du style si particulier de ce bizarre poète belge pendant quelques minutes, puis il m’invite à passer dans son bureau.

L’aspect financier de cette histoire m’inquiétait un peu. Il se trouve que je suis plutôt en fond, en ce moment, mais enfin, je n’avais pas envie de payer des sommes délirantes, non plus. Je m’en tire pour 40 euros, qui me semble, si je puis dire vu le contexte, une somme « raisonnable », bien que je serais fort en peine de donner le référentiel me permettant de la juger ainsi. Et il m’invite à revenir le surlendemain.

Une fois sorti et en retournant vers ma voiture, je tente de sentir ce qui a pu changer dans mon genou ou dans ma cheville. Il me semble très vaguement que ça va mieux, mais peut-être que je ressens simplement ce que je veux ressentir.

Le surlendemain, une séance à peu près identique se déroule, à ceci près que je me rend compte avec surprise qu’il ne me fait plus payer. Il semble qu’on ne paye qu’une fois chez cet homme et qu’ensuite, il s’occupe de vous et suit votre problème.

En réfléchissant à cette rencontre, je ne peux m’empêcher de me dire que mon espoir d’être le témoin d’une escroquerie grotesque dont je pourrais me moquer grassement dans mon blog est un peu déçu. Certes, les manipulations de mon sorcier ne m’ont pas guéri, mais enfin, en dépit du fait qu’il se présente comme un coach, il m’a paru assez sympathique : agréable, intéressé par la littérature (la rareté des gens qui aiment la littérature !), et surtout, contrairement au coach dont les buts sont, on le sait, de s’enrichir à vos dépends et, plus généralement, de nuire à l’humanité, mon sorcier n’exerce manifestement pas son art uniquement pour l’argent, mais aussi dans le but d’aider les gens.

A quel point la vie d’un bloggeur à mauvais esprit est difficile : si on ne peut plus avoir la certitude de pouvoir décemment se moquer des rebouteux, que nous restera-t-il ?

samedi 29 juin 2013

La tribu des mangeurs de caca



Mes amis Cathy et Stéphane ont des enfants. Mais ils sont bien, quand même. J’étais chez eux, en Province, le week-end dernier. J’y allais en espérant passer deux jours tranquilles à boire des bières à la campagne. Un week-end en Province, quoi. Tranquille. Aussi tranquille du moins que l’on peut l’être quand il y a des enfants. Hélas, c’était l’anniversaire de leur fils aîné, César.

Je n’ai pas d’enfants. Il y a en outre longtemps que je ne suis plus un enfant moi-même. Et puis, je ne me tiens pas au courant de ces choses. Bref, je ne suis pas très au fait de ce qu’est la vie des enfants et de leurs parents de nos jours. J’ai donc découvert avec étonnement que maintenant, en Province, quand on a des enfants, il convient d’organiser de grandes fêtes pour leur anniversaire. Ça n’a l’air de rien, dit comme ça, mais cela soulève une certain nombre de questions assez douloureuses.

Je ne voudrais pas passer pour un vieux con mais… bon, si : j’ai très envie de passer pour un vieux con, j’avoue. Bref, donc : quand j’étais petit, ma grand-mère, en voyant tous les cadeaux que j’avais pour Noël, me disais immanquablement « Pfff, les jeunes de maintenant, vous êtes gâtés pourris : moi, à ton âge, pour Noël, j’avais une orange, et j’étais contente quand même. » Qu’est-ce qu’elle a pu me faire chier avec son orange, la vioque ! Est-ce que c’était ma faute à moi si elle avait passé son enfance au Moyen-Âge ? Si elle s’est imaginé que ses histoires m’ont donné la moindre mauvaise conscience lorsque je jouais avec mon Big Jim ou mon Steve Austin en plastique, elle s’est carré le doigt dans l’œil jusqu’au derche, la vieille bique. En tout cas, me voilà bien attrapé puisque je me retrouve dans la même situation qu’elle : quand je vois les monceaux obscènes de coûteux cadeaux qu’ont maintenant les enfants pour Noël ou pour leur anniversaire, j’ai envie de les faire chier en leur disant « Pfff, les jeunes de maintenant, vous êtes gâtés pourris : moi, à ton âge, pour Noël, j’avais un Big Jim et un Steve Austin en plastique, et j’étais content quand même. » C’est bon, mémé, tu peux te foutre de moi.

Mais pour en revenir à mon histoire de fêtes d’anniversaires, les hasards de la carte scolaire font que mes camarades Cathy et Stéphane, bien que n’ayant pas des revenus très élevés, ont mis leurs enfants dans une école assez chic du centre-ville. Les anniversaires auxquels leur fils César a été convié par ses petits camarades se sont donc trouvés être des événements organisés dans des parcs d’attraction ou des centres de loisirs privatisés pour l’occasion avec grand renfort de clowns, animateurs et autres amuseurs d’enfants professionnels. Il semblerait même que se joue entre les parents aisés de ces bambins une petite compétition pour savoir qui ferait à son rejeton la fête d’anniversaire la plus prestigieuse. Les enfants, on s’en doute, dans ces circonstances, ne sont pas les derniers à exiger de leurs parents des dépenses somptuaires et des cadeaux sardanapalesques pour épater leurs copains. La compagnie des enfants m’a toujours été désagréable : les côtés sombres de la nature humaine ressortent souvent chez eux de manière bien plus crue que chez les adultes.

Quand le moment d’organiser la fête d’anniversaire du petit César est arrivé, mes amis Cathy et Stéphane se sont donc trouvés dans une situation délicate. Lors de la dernière fête d’anniversaire, le jeune César avait été invité chez Jim & Jump, un endroit aberrant ou il a passé la journée à se livrer à d’abrutissantes activités à caractère ludique et à manger d’innommables choses qu’on lui interdit de manger le reste du temps. Cathy et Stéphane ne désiraient pas jouer le jeu et entrer dans cette compétition grotesque, mais enfin il fallait bien organiser quelque chose d’à peu près potable pour ne pas avoir honte auprès des autres parents. Ils décidèrent, et c’est à leur honneur, de tout miser non pas sur le pognon mais sur la créativité : organiser une grande chasse au trésor en forêt avec des épreuves, des énigmes et tout et tout. Chic ! Chic ! Chic !

Mais vous savez comment c’est, la vie : on a des grands projets et puis le temps passe, on a du travail, on manque de temps, on est fatigué en rentrant le soir etc. bref : arrivée la veille de la fête d’anniversaire du petit César, Cathy et Stéphane n’avaient encore rien préparé. Et comble de malchance, c’est le jour que j’avais choisi pour venir leur rendre visite. Apéritif, repas, vin, digestif : nous passâmes une bonne soirée, mais nous voici rendus au matin de la fête maudite avec rien d’autre que notre bite et notre couteau ainsi qu’une gueule de bois de classe 3.

Moi, je ne fais rien. Pas mon problème, tout ça. Cathy ne faisant guère plus, c’est Stéphane qui prend les choses en main : un tour sur internet lui fournit quelques éléments, il découpe, emballe, dessine, fourre le tout dans un grand sac et part chercher les marmots pour les emmener dans les bois. Nous convenons de les rejoindre plus tard.

Prise de remords, Cathy se lance dans la préparation d’un gâteau. On n’est jamais au meilleur de ses capacités quand on a la gueule de bois : le gâteau brûle. On se dit que ces marmots ne vont pas nous fatiguer, de toutes façons, ces chiards, ça n’a aucun goût : nous emballons le gâteau quand même et partons dans les bois à la recherche de Stéphane et des gosses.

Après avoir erré un certain temps, nous finissons par arriver dans un clairière où nous retrouvons le petit César et ses amis Arthur, Clovis, Maximilien et Matteo. Je constatai rapidement que le petit Matteo, était le seul à ne pas avoir été nommé d’après un empereur ou un roi, mais à avoir un prénom de gitan. Il était aussi le seul à avoir un vélo un peu pourri, un peu rouillé, un peu acheté d’occasion. Que mes lecteurs méchants se rassurent, les malheurs du petit Matteo ne vont pas s’arrêter là.

Mon ami Stéphane s’en sortait plutôt bien. Il a, je crois, exercé dans sa jeunesse la terrifiante profession d’animateur de centre de loisir – ce que je ne ferais pour rien au monde – et il en a retiré sang froid et sens de l’organisation. Il fait donc bonne figure paternelle devant les gamins, mais en aparté, il m’avoue rapidement que son affaire part en couille et qu’il a besoin d’aide. Dans sa précipitation, il a oublié la moitié des énigmes qu’il avait prévu. Il faut donc temporiser.

Pendant que Stéphane part dans les bois pour préparer des jeux divers, Cathy et moi décidons, pour occuper la horde de petits sodomites, de les bourrer de gâteau brûlé. Ils font la gueule, disent que chez Jim & Jump, ils avaient eu de la glace parfum Malabar, mais ça passe. En plus, Cathy et moi découvrons un gros sac de bombons Krema dégueulasses qui traînait par là. Ces petits enculés le liquident en 7 secondes. Quand Stéphane revient et s’en aperçoit, son visage s’allonge : ces bonbons devaient servir d’indices pour l’épreuve suivante. Nous décidons donc de récupérer les papiers vides et d’y mettre des cailloux à la place : ça fera bien l’affaire.
 
Stéphane m’expose le jeu astucieux qu’il avait prévu : faire sentir des choses ayant une odeur particulière aux enfants qui, les yeux bandés, doivent deviner de quoi il s’agit. C’est pas mal. Il avait préparé de la moutarde bio au basilic à l’ancienne et des huiles essentielles de pamplemousse issues du commerce équitable, mais manque de bol, il les a oubliés à la maison. Je me mets donc en quête de « choses ayant une odeur particulière » dans les bois pour remplacer. Je commence par récupérer le mégot de la cigarette que je viens de terminer. C’est un bon début. Je dégotte ensuite une crotte de cheval (presque) sèche. Afin de ne pas me salir les doigts, je cherche dans mes poches quelque chose pour le saisir. Je trouve un bonbon Kréma rescapé. Je le déplie, mets le bonbon dans ma poche (je ne vais pas le manger, j’ai horreur de ces trucs) et saisis un beau morceau de crottin avec le papier Enfin, grâce à mes connaissances étendues de la faune et de la flore, je découvre une feuille de menthe. Je suis particulièrement fier de cette dernière trouvaille (les deux autres sont assurément moins bien, mais bon, je manquais de temps). Je me voyais déjà en trappeur avec une toque en peau de ragondin et une veste en daim à franges, capable de survivre pendant des mois de chasse et de cueillette dans les étendues infinies de la Colombie Britannique, mais hélas, Stéphane m’apprend que ce n’est en fait pas de la menthe mais une autre plante dont j’ai oublié le nom et qui ne sent rien. Et de fait, cette feuille ne sent rien. Je la jette. Restent le crottin et le mégot qui, eux, sentent. Je ressors le bonbon Kréma de ma poche et le replie dans son papier enduit de crottin et je jette le tout dans un coin. Le jeu a son petit succès et permet de voir quels sont les enfants qui ont des parents fumeurs : ce sont les seuls à identifier le mégot.

Mais on s’amuse, on s’amuse et le temps passe. Il est bientôt temps de rendre ces petits bâtards à leurs parents. Nous commençons à ranger un peu la clairière. En ramassant des gobelets en plastic souillés d’Oasis, j’aperçois le jeune Matteo qui prend un air émerveillé : il vient de trouver le bonbon Kréma que j’ai jeté peu de temps auparavant. Avant que j’ai le temps de dire ou de faire quoi que ce soit, il l’a déjà enfourné dans sa bouche et le mâchonne avec délectation. Je me dis en regardant les enfants aux prénoms d’empereurs et Mattéo monter dans les Scénics de leurs parents que pour Mattéo comme pour Conan, ce qui ne le tue pas le rend plus fort.

Ce fut une bonne après-midi, finalement, sans faux-semblants, plus authentique, me dis-je : chez Jim & Jump, ces enfants auraient mangé de la merde, alors qu’avec nous, ils ont littéralement mangé de la merde.

dimanche 19 mai 2013

Le corps



« Ce qu’il y a de plus important, c’est le plus difficile à dire. Des choses dont on finit par avoir honte, parce que les mots ne leur rendent pas justice – les mots rapetissent des pensées qui semblaient sans limites, et elles ne sont qu’à hauteur d’homme quand on finit par les exprimer. Mais c’est plus encore, n’est-ce pas ? »
Stephen King.


Bien que ma voiture soit en panne, je ne pouvais pas ne pas y aller. L’endroit n’étant visiblement desservi par aucun type connu de transport en commun – ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille – il ne me restait qu’une option : celle que je ne favorise que dans les cas de force majeure. Je veux bien sûr parler de la marche à pied. Jamais je ne me lasserais de m’étonner que cette tradition séculaire puisse constituer chez bon nombre de mes semblables une activité qui s’apparente pour eux à un loisir…

Me voici donc parti. Un mercredi après-midi de mai. Dans l’extrême fraicheur d’un printemps revêche. Sous une pluie indéniablement battante. Et à pied.

Très rapidement, le papier sur lequel j’avais griffonné l’itinéraire s’est vu délavé par l’averse jusqu’à la plus parfaite illisibilité. Le centre ville venait de céder la place à une périphérie d’une très rigoureuse monotonie. Je n’étais pas réellement perdu. J’avais même une idée assez précise du cap à maintenir mais la marche à suivre m’épuisait par avance. Après plusieurs tentatives parfaitement inabouties pour me rouler puis m’allumer d’informes cigarettes sous des trombes visiblement soucieuses de me faire périr brutalement par noyade plutôt que lentement sous l’effet sournois d’un cancer du poumon, j’entrais tel un insecte ridicule dans la vaste zone industrielle qui prend comme en bien des endroits la ville dans un étau de tôle ondulée et de parkings semi-déserts. Pour le piéton fourvoyé que j’étais subitement devenu, la route s’était muée en une imposante deux fois deux voies qui avait pour conséquence essentielle d’amenuiser considérablement la largeur du trottoir qui me servait de guide. Aucun véhicule ne s’est alors privé de moquer à grande eau ma misérable présence en des lieux si peu conçu que cela se puisse imaginer pour le randonneur de fortune. C’est lorsque le semi-remorque Fed-Ex m’a éclaboussé de pied en cape en passant à un mètre de ma frêle silhouette que j’ai songé pour la première fois de mon périple à Bryan Smith. J’avais envie de rentrer chez moi et de me glisser sous la couette avec un bon livre. Mais comme je vous l’ai déjà dit, je ne pouvais pas ne pas y aller.

La route se démultipliait de plus en plus, et je me disais que j’allais finir par longer une vingt-trois fois quinze voies qui réduiraient mes chances de survie à la peau du chagrin qui motivait mon expédition. Lorsque l’entrée de l’autoroute se fit fort de constituer ma ligne d’horizon, une inquiétude tenace s’empara de moi. Je me senti tout à coup infiniment vulnérable, d’autant que mes vêtements bon marché avaient depuis quelques minutes rendus les armes face à une humidité de plus en plus envahissante. Je nageai dans mes vêtements au sens le plus littéral du terme. La rue des Ronzières – dont j’espérais plus que toute autre l’existence – se présenta alors à moi et me permis une bifurcation que je jugeai salutaire. Tout à ma joie de peu, je ne m’aperçus pas immédiatement de sa longueur démesurée. Elle m’entraîna silencieusement à travers le pays des usines mortes. Et délabrées. Et moches comme c’est pas permis… En croisant un van de couleur bleu, le visage de Bryan Smith me revint en mémoire. Puis celui de Stephen King ne tarda pas à m’obséder lui aussi. C’était un jour d’il y a longtemps. Le 19 juin 1999 me sembla-t-il. Il était 16 heures 30 et Stephen King marchait sur la route 5 près de Lovell dans l’état du Maine (Stephen King a-t-il jamais quitté l’Etat du Maine ? – me demandai-je un court instant). A quatorze années de distance et quelques milliers de kilomètres, mon auteur préféré et moi marchions sur une route abandonnée de Dieu.

Un peu plus loin – beaucoup plus loin en vérité – un chien errant m’obligea à presser un pas pourtant devenu lourd sous le double effet de la fatigue et du poids décuplé de mes vêtements trempés. C’est à ce moment là que le trottoir perdit son nom. Je le rebaptisais sans tarder « bas côté » pour me convaincre que quelque chose était encore fait pour moi en ces lieux. C’est alors que m’apparut non sans horreur le panneau indicateur portant le nom de ma cité millénaire, largement biffé dans toute sa diagonale d’un trait rouge sang. En un mot comme en cent, je quittais la ville. Pris de panique, seul dans un monde que tous mes sens jugeaient à présent hostile, j’avisai la large porte coulissante et rouillée d’un garage au nom indéchiffrable comme seuls certains villages reculés en possèdent encore. Je me précipitai, frappai en toute hâte pour signaler mon entrée et vis se dresser devant moi un homme de grande taille vêtu d’une salopette bleue dégueu dont le bras qui soulevai déjà le casque de soudeur qui lui masquait le visage n’était pas sans me rappeler ma cuisse droite.

« Bonjour… Excusez-moi, je crois que je me suis perdu. Excusez-moi. »
« Vous allez où ? »
« Oh, excusez-moi… Je m’excuse, c’est vrai je ne vous l’ais pas dit alors forcément vous ne pouvez pas… Enfin, je… Pardon, oui, je cherche le crématorium. »
« Tout droit. Suivez la route, là. »
« Celle-là ? »
« Non, là ! »
« Ooops ! Excusez-moi. Bien sûr. Pourtant vous aviez été très clair. »
« Après faut compter trois kilomètres mais faites gaffe, y’a plus de trottoir et les mecs y z’arrivent vite alors faut garer ses miches quand on entend les bagnoles arriver. »

Je me suis excusé et j’ai pris congé de mon hôte. La végétation – je ne saurai comment qualifier autrement la tignasse qui bordait une chaussée à présent déformée, probablement par les rigueurs impitoyables de l’hiver – avait englouti mes deux jambes jusqu’à hauteur du genou. Des cris rauques attirèrent soudainement mon attention. Loin, au milieu du pré qui jouxtait le côté droit du bitume crevassé, un enfant – je crois que c’était un enfant bien que sa voix me parut n’entretenir aucun rapport avec les premières années de l’existence – donnait de grands coups de bâton rageurs dans l’herbe grasse. Je pressai de nouveau le pas pour atteindre finalement ma destination.

La cérémonie fût brève et émouvante. J’étais bien moins présentable qu’une heure auparavant mais ça n’eut aucune importance. A la fin de l’office tout le monde pleurait à chaudes larmes. Moi-même je me sentais pas très bien. Étant donné les tristes circonstances de notre présence commune en ce même lieu, je n’osai demander à personne de me raccompagner. Et c’est sans mot dire que je repris la route en sens inverse.

L’être de petite taille avait disparu. Un peu plus loin j’aperçus un chat qui boitait sur trois pattes en contrebas du remblai. La pluie redoubla d’intensité. Tout à la nécessité nouvelle d’ôter d’un revers de main l’eau qui ruisselait sur mon visage depuis mes cheveux filasse, je n’ai pas vu la voiture arriver. Elle m’a frôlé d’à peine quelques centimètres. J’ignore même si le conducteur m’a seulement entr’aperçu. Toujours est-il que je restai immobile durant de longues secondes avant de me remettre moi aussi en route.

« Eh ! C’est pas passé loin ! Trop fou le type. K’esse vous faites-là M’sieur ? »

L’un de mes élèves – le jeune Adem – me faisait face dans un survêtement bigarré. Nous étions visiblement aussi surpris l’un que l’autre de nous rencontrer au vilain milieu de nulle part.

« Heu… Je reviens de… d’un enterrement. »

Le choix du mot « enterrement » en lieu et place de « crémation » me vint naturellement. Peut-être n’eus-je pas envie que la rumeur se répande au collège où je suis employé que j’avais passé mon après-midi de congé à faire la bamboche chez d’improbables amis qui venaient d’emménager dans un tout aussi improbable quartier et qui tenaient à marquer le coup en organisant une fête dans leur toute nouvelle cahute.

« Pas top… »
« Pas top, non. Et toi, qu’est-ce que tu fais par ici ? »

« Ah ben moi j’habite là-bas. La baraque avec les volets verts. »

Adem m’indiquait une maisonnette délabrée entourée d’un grillage qui ne datait pas de la dernière pluie tant il suintait la rouille. Pris de court, j’optai stupidement pour mon air le plus détaché.

« Sympa… »
« Ben non, pas trop quand même. »

Pour faire diversion, je poursuivis par une question d’une ahurissante bêtise.

« Hum. Et tu fais le trajet jusqu’au collège chaque matin ? »
« Ben ouais. Vous savez bien. Mais ça va : y’a un bus à trois kilomètres. »

Je sautai sur l’occasion !

« Ah ouais quand même... Bon, tu pourrais me l’indiquer, cet arrêt de bus. S’te plaît ? »

Une demi-heure plus tard, je ruisselai sur le siège d’un bus de la ville, la moitié du visage aplati contre une vitre. Peut-être même me suis-je assoupi. J’ai rêvé de Bryan Smith renversant Stephen King sur la route 5 près de Lovell dans le Maine avec son van Dodge bleu. Je maudissais intérieurement le conducteur ivre de vitesse qui avait bien failli m’essorer d’un seul coup une demi-heure auparavant. A sa sortie de l’hôpital, King s’était rendu chez Bryan Smith et lui avait acheté son véhicule. Officiellement, le plus grand auteur américain vivant ne voulait pas qu’il soit vendu sur Ebay ou un truc dans ce goût-là. Mais en réalité, une fois rentré chez lui, après avoir garé le van dans sa vaste propriété, King était allé chercher un merlin de boucher et une batte de baseball et avait méthodiquement détruit le véhicule.

De retour chez moi, je me suis aperçu que j’avais oublié d’éteindre la radio. Deux types s’y félicitaient du fait enfin avéré que, dans nos sociétés civilisées ( ?), la mort n’était – enfin – plus un tabou. C’était amusant parce que le rapide coup d’œil que je  jetai au portrait approximatif et baveux, aquarelle de débutant, que me renvoya le grand miroir en pied de l’entrée me convainquit immédiatement du contraire. Fort heureusement je connaissais quelqu’un pour qui la mort était toujours au centre et non à la très grande périphérie de son œuvre. Je me suis – enfin – glissé sous les draps pour poursuivre ma lecture du dernier Stephen King.