lundi 27 décembre 2010

Reader's indigest

La période des fêtes. Les traditions de Noël. Les cadeaux.


Non, je ne vais pas commencer à râler et à dire du mal de tout cela. Non. Bon, bien sûr que c’est chiant. Surtout la tradition des cadeaux à faire à la famille. Ça, ça me tue. On y passe un temps fou avant les fêtes, on se creuse la cervelle pour savoir ce que l’on doit acheter, on se tape les magasins emplis d’hystériques qui ont les mêmes problèmes que vous, on dépense des sommes ridiculement élevées, on quitte Paris en train avec des sacs qui pèsent des tonnes, on se retrouve à offrir aux membres de sa famille des choses dont ils n’ont pas grand chose à foutre et à recevoir soi-même nombre d’objets onéreux, incongrus et inutiles que des gens qui ne vous connaissent pas vous offrent en tentant désespérément de vous faire plaisir et on se retrouve après les fêtes à en trimbaler par dizaines de kilos dans le train qui vous ramène à Paris.


Je ne vais pas râler. Ce ne sont que tentatives maladroites et touchantes des membres de votre famille, qui ne vous connaissent au fond pas du tout, de vous faire plaisir. Ne râlons pas. Pourtant, il y a quand même un point sur lequel j’ai besoin de me soulager un peu : ce que l’on appelle « les beaux livres ».


Les beaux livres sont une perversion monstrueuse de l’industrie éditoriale. Les beaux livres sont la plaie de l’honnête homme. Les beaux livres sont une infamie. Un « beau livre ». C’est pourtant prometteur, comme ça, dans l’absolu, l’idée de « beau livre ». Mais ce que l’on appelle un beau livre est une chose bien éloignée de ce que les termes « beau » et « livre » signifient normalement.


À la recherche du temps perdu de Proust, Crime et châtiment de Dostoïevski, La Montagne magique de Mann ne sont pas des "beaux livres". Le beau livre n’est pas un roman, le beau livre n’a rien à voir avec la littérature. Pour tout dire, le beau livre n’est pas acheté pour ses textes, bien qu’il en contienne. On peut même dire qu’on ne lit jamais les textes d’un beau livre, voire même que personne au monde n’a jamais lu le texte d’un beau livre.


Un livre de reproductions de peintures, le catalogue d’une grande exposition, un ouvrage des éditions Taschen ou autre du même genre consacré à un grand peintre ne sont pas de beaux livres. Un beau livre, bien que son « intérêt » repose essentiellement sur son iconographie, ne doit en aucun cas contenir des photos d’œuvres d’art ou présenter le moindre intérêt artistique.


Un livre de botanique, de zoologie ou d’entomologie contenant des illustrations de spécimens présentés de manière scientifique n’est pas un beau livre. Pour être considéré comme un beau livre, un ouvrage ne doit en aucun cas être susceptible de vous apprendre quelque chose.


Un livre de recettes de cuisine, un livre technique ou qui de quelque manière de ce soit pourrait vous servir à autre chose que caler votre frigo n’est pas un beau livre. Un beau livre ne doit être d’aucune utilité.


Non. Un beau livre est un livre gros, lourd, luxueusement imprimé, ostensiblement cher et qui illustre avec force photographies esthétisantes le sujet le plus grotesque et inintéressant que l’on puisse trouver. Ainsi, à titre d’exemple et pour illustrer mon propos, voici deux des beaux livres que je me suis vu offrir cette année pour la Noël.




Enfances du Monde
de Christophe Boisvieux
Éditions de Lodi
187 pages – 4Kg



Le monstrueux ouvrage improprement intitulé Enfances du Monde devrait plutôt avoir pour titre Images fantasmées d’enfants non-blancs du Monde entier. On ne verra pas dans ce livre d’enfant-soldat, pas d’enfant mourant de faim, pas d’enfant à l’œil crevé couvert de mouches mendiant avec ses parents dans un caniveau de New Delhi. Tel n’est pas le propos de cette publication au caractère joyeusement crypto-raciste qui propose au lecteur des photos d’enfants souriants et bien nourris de tous les pays non-occidentaux de la planète revêtus de ces tenues chamarrées que l’on suppose si caractéristiques de tous ces endroits. Une lecture fascinante.





La Terre face aux risques majeurs
de Marianne Boilève
avec une préface de Nathalie Kosciusko-Morizet
Sélection du Reader’s Digest
192 pages – 2,5 Kg



Étonnant ouvrage que celui-ci qui nous propose sur un ton écolo-vichyste un tour d’horizon de toutes les catastrophes qui peuvent s’abattre sur nous, décomptant avec gourmandise le nombre de morts qu’a causé tel tsunami, chiffrant avec d’extatiques frissons les milliards de dollars de dégâts qu’a occasionné tel tremblement de terre, étalant avec fatuité les tableaux de l’échelle de Saffir-Simpson permettant de classer les dégâts des cyclones tropicaux de l’Atlantique Nord et du Pacifique Nord-Est (pour les autres cyclones, il convient de se reporter à l’échelle de Dvorak, curieusement non reproduite dans l’ouvrage), proposant même de petits récits-fiction sur le mode du « et si… » : et si la raffinerie de Feyzin explosait ? Et si une crue exceptionnelle ravageait Paris ? Rigolade assurée pour petits et grands autour du sapin en Province.


Mais ce qu’il y a de plus horrible dans les beaux livres, c’est de se demander pourquoi on vous les a offert. On pourrait se rassurer en se disant que les membres de votre famille n’ont fait que vous acheter les livres qu’ils aimeraient avoir si jamais ils se mettaient à avoir envie d’avoir des livres. On pourrait même se dire qu’ils n’ont fait qu’acheter ce qui qui se fait, ce qui est en tête de gondole au rayon librairie de Leclerc. Mais on aurait tort de croire cela. Les gens de votre famille veulent sans aucun doute sincèrement vous faire plaisir et se sont creusé la tête pour dénicher le livre qui pourrait, selon eux, vous plaire. Le beau livre que vous découvrez avec horreur sur vos genoux en arrachant le papier cadeau criard sous le regard interrogateur de celle qui vous l’a offert est une chose bien plus horrible encore que ce dont il a l’air : il est le reflet de ce qu’elle pense de vous.


Moi, donc, on m’a offert La Terre face aux risques majeurs préfacé par Nathalie Kosciusko-Morizet. Que dois-je en penser ? Dites ? Hein, dites ?

vendredi 24 décembre 2010

International Man of Mystery


Disons-le tout de go : pour ses proches, Paridil Bakshi-l’homme-sans-vice paraissait travailler chaque jour davantage pour le département des mystères. C’est ce que se disait votre serviteur, au volant de la Ford fusion mauve de son frère aîné, alors qu’il ramenait le véhicule à son propriétaire par une nuit sans lune. Dans la famille Bakshi, l’expression la plus courante pour qualifier une personne s’abandonnant tout azimut aux comportements les plus notoirement déraisonnables se résume par ces mots : « lâcher les cochons dans le maïs ». Non content d’avoir lâché des hordes de suidés hagards dans les infinis champs de plantes tropicales herbacées de son imaginaire transgénique, l’aîné des frères Bakshi semblait franchir depuis quelques heures une sorte de cap au-delà duquel ne pouvait que s’étendre de bien rocambolesques contrées, aux reliefs incertains et aux contreforts aberrants. Un simple coup de téléphone aurait suffit ce soir-là à convaincre votre serviteur que son grand frère sans vice n’en n’avait pas moins tourné vigoureusement la carte ! Or ce fameux coup de fil fut passé aux environs de 21 heures – heure de Ratnapura comme il se doit.

« Allô, Paridil mon grand ? »

« Oui… »

« Dis voir, je viens de récupérer ta voiture et je voulais te prévenir que je serai chez toi d’ici un petit quart d’heure… »

« Hrundi ! Je t’avais complètement oublié, figure-toi ! Ecoute, j’ai dans l’immédiat ce que l’on peut qualifier d’une énorme épine dans le pied, d’un faramineux caillou dans ma chaussure ! »

« Qu’est-ce qui t’arrive encore ? »

« Quelqu’un ! Quelqu’un que pas plus Padaïthalaïvan – que j’ai malencontreusement invité ce soir ! – que moi ne devons rencontrer sous quelque prétexte que ce soit ! Quelqu’un qui s’apprête à venir tambouriner à ma porte d’une minute à l’autre ! »

« Qu’est-ce que vous fabriquez tous autant que vous êtes à Ratnapura ? »

« Qu’est-ce que je peux faire pour m’en sortir, là serait plutôt la question dans l’immédiat ? »

« …T’enfuir ? Moi je m’enfuirais. D’ailleurs je me suis enfui de cette ville de merde ! Pas une soirée à chier de plus dans cette ville pourrie que je me suis dis un jour et… »

« Hrundi ! Ca n’est pas le moment, excuse-moi. J’ai besoin d’une idée rapidement applicable et à l’efficacité immédiate. Es-tu en mesure de me la fournir ? »

« Reste calme. Parle-lui à travers la porte. Dis-lui : écoutez cher monsieur, vous êtes sûrement d’une fort plaisante compagnie mais sachez que je ne vous connais pas et que dans l’immédiat je ne vois aucune raison profonde pour que cette situation évolue… »

« Les autres vont trouvez-ça bizarre… »

« Tu crois ? En ce moment, tu ne serais pas un peu le genre de type à dire dans la même phrase qu’on a qu’une vie et qu’il est toujours bon de prendre une mutuelle complémentaire ? Alors, le brin de causette à travers la porte ça peut passer, non ? »

« Je ne peux pas prendre le risque que Padaïthalaïvan rencontre ce type ! »

« Cesse de paniquer, je ne suis qu’à quelques minutes de chez toi, si tu tiens le coup jusque là je peux tenter une diversion ! »

« L’autre type est également à quelques encablures de ma porte d’entrée et… »

« Paridil ? Tu es encore là ? »

« Plante ma voiture ! »

« Plait-il ? »

« Envoie la bagnole au fossé, n’importe où ! Et rappelle-moi dans la foulée ! Je t’expliquerai plus tard ! Fais-moi confiance, c’est tout ! »

« … »

« Hrundi ? Tu es encore là ? »

« Qu’est-ce que je dois faire ? Emboutir un panneau de signalisation ? Percuter une rambarde de sécurité ? Faucher un massif de fleur au vilain milieu d’un rond point ? »

« Je ne sais pas, moi. Invente ! Imagine ! Improvise ! Mets-y un peu du tiens ! Que ça fasse vrai mais sans imprudence voilà tout. Tu en rajouteras du côté traumatisme quand nous serons sur place et voilà ! A tout de suite ! »

Qu’est-ce que Paridil pouvait bien attendre de votre serviteur en lui demandant d’emplafonner sa Ford fusion violacée presque neuve ? Une chance ? Une nouvelle chance probablement. Mais de quoi ? Les motivations de l’aîné des frères Bakshi étaient par le fait devenues complètement nébuleuses à son cadet de dix ans. Ce même cadet qui se demandait bien comment il allait faire pour avoir – contre toute forme de bon sens et de réflexes – un accident de la route dans les cinq prochaines minutes…

Chez Paridil, la fête battait son plein :

« Alors comme ça vous êtes instits ? Toutes les deux ? Je ne peux pas l’imaginer, y’a rien à faire ! » – constatait Padaïthalaïvan.

« Pourquoi essayer ? » – répondait une Putholi un brin agacée.

« Oui, en effet… » – ajoutait d’un ton qui se voulait amical l’épouse de l’enquêteur de deuxième classe.

A la cuisine, le maître de maison faisait les cent pas en attendant d’être délivré par un coup de fil providentiel de l’attente insoutenable de la seule personne sur terre pouvant l’identifier comme le détrousseur mal fagoté de la belle jeunesse ratnapurienne ! Le concept était plus difficile que cela à cerner en fait, et Paridil le savait bien. Mais il n’ignorait pas non plus que son ami Padaïthalaïvan était policier et non philosophe, et qu’en conséquence son métier l’amenait à cerner davantage de suspects que de concepts…

« Paridil ? Tout se passe bien ? C’est quoi cette histoire de portefeuille ? »

« Oh, trois fois rien : j’ai trouvé un portefeuille par terre alors comme je l’avais trouvé et bien je l’ai apporté au service des objets trouvés… comme je l’avais trouvé, tu comprends ? »

« Ouais. C’est le type des objets trouvés qui a dû donner ton nom à ce type, il doit vouloir te remercier. Ca se fait, tu sais. »

« Oui, apparemment. »

« Bon allez, sors de ta cuisine et rejoins-nous, qu’en dis-tu ? » – ajouta gentiment le gardien de l’ordre.

« … »

« T’es un type bien. Tu t’en apercevras un jour. Quand la chance te sourira… Regarde-moi, je vais bien tomber sur l’affaire qui me fera brigadier, j’en suis certain. Pour toi c’est la même chose, crois-moi. »

« Moui… Merci, Padaï. Marci bien pour… tout ça. »

« De rien. Tu connais le proverbe ? »

« Lequel ? »

« C’est un mec que j’ai bouclé pour agression et vol à la tire qui me l’a dit – parait qua ça vient de son bled : Avec le temps, la feuille du murier devient soie, mon pote. »

« Hum… Et alors ? »

« Alors rien… Avec le temps… »

« Oui, oui. D’accord. »

En descendant au salon comme il se peut que l’on descende en enfer, à la suite de son futur enquêteur de première classe d’ami, Paridil s’imaginait déjà derrière les barreaux. Peut-être allait-il enfin pouvoir apprécier son malheur et oublier son faux chagrin, après tout. Cette pensée le réconforta d’une fort étrange manière. Cette cellule, cette maison d’arrêt – le mot « prison » lui faisait tout de même un peu peur – allaient être une manière de magnifier son désespoir, de construire une cathédrale à sa souffrance et…

Le téléphone sonna.

« Oh, mon Dieu : mon téléphone sonne ! Mais qui cela peut-il être à une heure pareille ? » – cria alors un Paridil comme glacé par l’effroi sous le regard pour le moins interloqué de ses convives.

« J’espère que rien de grave n’est arrivé à quelqu’un que je connais ! » – ajouta l’aîné des frères Bakshi en appuyant sur la touche appropriée pour répondre à son cadet.

« Allô ? Hrundi ? »

« Allô ? Non, ce n’est pas Hrundi, désolé… » Le sang de Paridil ne fit pas qu’un tour ! Il s’engagea dans une course folle à la ligne d’arrivée indistincte !

« Qui… qui est à l’appareil ? »

« Et bien voilà, je m’appelle Miran Kadriov et je souhaiterais parler à monsieur Paridil Bakshi, s’il vous plait… monsieur ? »

« Ou… oui. Lui… lui-même… à… à l’appareil. »

« Monsieur Bakshi ! J’ai un petit cadeau pour vous et je voudrais vous le donner en mains propres, vous comprenez ? Seulement voilà un moment que je tourne dans le coin sans trouver votre rue et… »

« C’est le jeune homme qui a appelé tout à l’heure ? » – s’enquirent alors de concert les deux Putholi.

Pris entre deux feux, Paridil fit ce qu’il fait toujours lorsqu’il panique : un geste inconsidéré. Il raccrocha.

« Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu lui as raccroché au nez ? »

Avant que Paridil ne bredouille l’une de ces pitoyables explications dont il a déposé les nombreux brevets il ya bien longtemps, son téléphone sembla se faire un devoir de ne pas lâcher l’affaire et sonna de nouveau.

« Ecoutez, je… »

« Bon, ça y est : la bagnole est au fossé ! »

« Oh, mon Dieu : Hrundi ! T’est-il arrivé quelque chose de grave, précieux et frêle petit frère ?! » – hurla de soulagement et à la cantonade, un Paridil peinant à réprimer un sourire quasi-extatique.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? Pourquoi hurles-tu de la sorte ? C’est ce qui était prévu, non ? »

« Bien sûr ! Bien sûr ! Où cet effroyable accident s’est-il produit, innocente et fragile créature en proie au chaos de l’univers ? Dis-moi tout ! Ne me cache rien ! Ton grand frère et son robuste ami Padaïthalaïvan viennent de chercher sur le champ ! Foi de Paridil ! »

« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Bon, figure-toi que j’y suis, sur le champ, celui qui est à dix minutes de chez toi par la nationale, à la hauteur de ce Campanile dégueulasse où l’on va toujours fêter les anniversaires, tu vois ? »

« Nous arrivons, frérot ! Tiens bon ! »

Votre serviteur avait longuement hésité avant de faire le grand saut. Platane ou panneau ? Feu rouge ou fossé ? Le fossé s’était imposé. La voiture y avait été délicatement déposée par un habile coup de volant qui faisait encore la fierté de son auteur lorsque s’arrêta à sa hauteur un bien curieux attelage. Quatre géants à l’imposant tour de poitrine et à la mine plus qu’alarmante descendirent d’un 4x4 boueux aux vitres fumées.

« Bougez-pas ! On va vous dépannez… » – dit alors d’une voix très douce, l’un des colosses.

« C’est des choses qui arrivent, vous bilez pas ! Une chance qu’on soit passé par là, c’est tout ! » – ajouta le plus gros, le plus grand, celui dont on eu dit que l’usage de la parole ne faisait en aucun cas partie de ses dons les plus évidents.

En un tourne main, le véhicule fut remis en circulation avec cet imparable diagnostique en guise de ce qui aurait pourtant dû être son épitaphe :

« Elle a pas d’mal ? Vous inquiétez pas, m’sieur, personne ne verra que vous êtes allé au fossé ! Allez bonne soirée ! »

C’est une drôle de chose que la vie – songeait à cet instant votre serviteur. Le bien mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un destin futile. Le mieux qui se put décemment espérer n’était-il pas quelque reconnaissance de soi-même venant généralement trop tard, telle une moisson de regrets inextinguibles. Et pourtant ne fallait-il pas lutter ? Quand bien même fut-ce le combat le plus terne qui se put imaginer ? De ceux qui se déroulent dans un brouillard impalpable et sans rien sous les pieds. Tout n’était après tout qu’ânonnements pour un plan approximatif à l’issue particulièrement incertaine. Si Paridil voulait un accident, pourquoi ne l’aurait-il pas ?

Paridil jouait parfaitement sa partition dans la voiture de Padaïthalaïvan qui le conduisait, tout d’amitié indéfectible, sur les lieux du « drame ». Son angoisse réelle trouvait un parfait exutoire dans la fiction qu’il avait initiée mais dont il ne soupçonnait pas encore que le peu de contrôle qu’il exerçait sur elle était en train de se dissoudre entre les mains de son frère cadet et sous la forme d’un cric ! Ce cric, votre serviteur ne s’en était d’abord emparé que pour érafler légèrement le vernis de l’automobile qu’on eut dit flambante neuve. Un premier coup avait ainsi été mollement appliqué à hauteur du pare-choc avant. Et puis une chose en avait entrainé une autre. Ne sachant et ne voulant après tout pas réellement savoir ce que souhaitait l’aîné des frères Bakshi en lui demandant un aussi étrange service, votre serviteur s’était en quelque sorte pris au jeu. En cherchant avant tout à bien faire il avait trouvé en lui d’insoupçonnées ressources de bruit et de fureur, toute une intensité en sommeil nommée colère ! D’où venait-elle ? Je l’ignorais. En revanche, je ne pouvais rien ignorer de sa destination…

Nous sommes dans un monde indescriptible. Les mots qui le décrivaient nous ont été enlevés. Certains se sont résolus à en inventer de nouveaux que personne, hélas, ne comprend. Paridil était de ceux-là lorsqu’il découvrit sa voiture. Ainsi bégaya-t-il quelque chose auquel personne ne prêta attention avant d’adresser un regard hébété à son cadet dont le sourire, un rien déplacé, semblait surtout quémander la reconnaissance pour qui a dûment accompli une tâche aussi ingrate que délicate.

« Putain, mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? – trancha alors Padaïthalaïvan – Hrundi, tu n’as rien ? »

« Non, ça va. J’ai eu un petit accident, je crois. »

« Petit ? C’est ce qui s’appelle un euphémisme, si c’est bien le mot qui convient ! »

Après toutes les mesures d’usage qui furent pour l’essentielles prises par un Padaïthalaïvan aux yeux écarquillés à chaque fois qu’il les portrait sur votre serviteur dont il se demandait bien comment il avait pu sortir indemne de ce qu’il nommait lui-même « un sacré putain d’accident », le retour à la maison se fit dans un silence un rien oppressant.

« Vous voilà enfin ! – s’exclama avec un mélange de douceur et de soulagement Putholi bis – Hrundi, tu n’as rien ? »

« Rien ! – répondit sur un ton indéfinissable Padaïthalaïvan – Rien du tout ! Mais si tu voyais la caisse de Paridil ! Plus qu’un tas de merde et je m’y connais ! »

« Tout le monde est en bonne santé, c’est le principal. Au fait, Paridil, le jeune homme qui souhaitait te remercier est passé. »

Paridil semblait dans un état second. Il défaillait et dû s’asseoir pour reprendre le peu d’esprit qui semblait encore lui rester au terme de cette soirée salement cauchemardesque. Tout le monde pensa qu’il était sous le choc d’un accident qui avait fait frôler la mort au dernier-né de la famille Bakshi… Il balbutia :

« Comment ça s’est passé ? Qu’a-t-il dit ? »

« Et bien il s’est présenté comme étant la personne que j’avais eue au bout du fil un peu plus tôt dans la soirée – répondit Putholi bis. Très aimable. Très courtois. Il n’est entré qu’une seconde, tu sais. Il a demandé après toi. Putholi et moi lui avons rapidement exposé la situation. Il nous a dit qu’on lui avait volé le portefeuille que tu as retrouvé lors d’une agression et qu’il avait depuis trouvé sa boite aux lettres couverte de sang ! Comme une sorte de rituel, tu vois le genre ! Il nous a avoué qu’il avait peur, qu’il se sentait menacé ! Puis son regard a été attiré par les photos sur les murs… là, il est devenu blême. Particulièrement devant celle-ci, celle où tu poses devant le Mont Saint-Michel avec Prîtish et Mâdharasi. Après l’avoir regardée, il est parti en prenant à peine le temps de nous dire au revoir ! Etrange, non ? »

Paridil était à l’agonie.

« Oh, il t’a amené un cadeau pour te remercier. Il nous a dit que… l’auteur avait lui aussi perdu quelque chose comme tous les gens qui écrivent, quelque chose comme ça » – ajoutèrent en chœur les deux Putholi en désignant de leurs index qu’on eut dit unique un petit livre posé sur la table au milieu des reliefs carbonisés d’un repas, d’une soirée qui ne l’était pas moins.

C’était une assez commune édition de la correspondance de Joseph Conrad avec son ami, politicien et aventurier Robert Bontine Cunninghame Graham. Le jeune homme avait souligné un passage où Conrad, décrivant une petite vieille dotée d’une verrue sur la joue, portant des chaussons de lisière, avec une chauffeuse sur les pieds et incarnant l’administration, semble voir en fait dans ce maigre spectacle l’image même des parques qui tricotent le destin du monde :

« Il y a, disons, une machine. Elle s’est créée à partir d’un chaos de ferrailles et voilà : elle tricote. Elle nous incorpore dans le tricot et nous rejette. Elle a tricoté le temps, l’espace, la douleur, la mort, la corruption, le désespoir et toutes les illusions. »


jeudi 23 décembre 2010

Le fugitif


Paridil s’éveilla comme rasséréné ce matin-là. Son calamiteux exploit de la veille n’en n’était pas moins un exploit après tout. Quand on y songeait bien, Paridil avait agit en toute bonne foi et fort courageusement. Evidemment, il fallait y songer bien. Or Paridil ne pouvait s’empêcher d’y songer sans cesse : avait-il quoi que ce fût d’autre à quoi se raccrocher pour ne pas complètement perdre toute estime de lui-même ? Et de fait, il y pensait encore en arrivant sur son lieu de travail.

Le centre des impôts de Ratnapura occupait le centre de la vie de Paridil car Mâdharasi la reine des femmes y œuvrait avec lui au partage des richesses. D’ailleurs Paridil n’avait-il pas agit dans ce sens en récupérant un portefeuille que rien n’indiquait qu’il ne fût pas le résultat de quelques larcins ? Pendant que les pensées de Paridil le conduisaient doucement à la marge de la société, au centre l’ambiance était explosive ! Mâdharasi gesticulait furieusement en vociférant derrière la vitre de l’aquarium géant auquel on ne pouvait que songer à la vue de son bureau. Des bans plus ou moins compacts de collègues se déplaçaient autour d’elle comme autant de réfugiés courant sous les bombes de quelque ville en proie à la folie ! Paridil sentait bien qu’un problème de taille agitait le bocal de l’idole de sa vie et il se mit immédiatement en tête comme en devoir de le régler, fort de son nouveau statut de justicier. De son côté de la vitre, la grande prêtresse de l’amour de loin se mêlait à ses semblables pour les haranguer comme l’eut fait une prédicatrice cocaïnée et ivre de cette conviction de l’imminente disparition des champs de coca en particulier et de toute forme de civilisation en général…

C’était néanmoins d’un pas assuré que Paridil s’approchait de la déesse furibonde et de son entourage paniqué qui n’avait visiblement pas d’autre issue que de filer doux… Alors qu’il allait pénétrer dans le saint lieu – le divin bureau – les cris de Mâdharasi se firent plus distincts à ses oreilles de héros de la veille :

« Non, mais vous ne vous rendez pas bien compte ! Miran ! Miran Kadriov ! « Le » meilleur ami de Murthy, mon fils chéri ! Un jeune sans histoire avec la vie devant lui… Agressé ! Rudoyé ! Détroussé ! Trainé en plein dans la fange ! Au su et au vu de tous ! En plein jour ! En plein Ratnapura ! Mais dans quelle société vivons-nous !? Ca aurait pu être n’importe lequel de vos enfants, m’entendez-vous… »

Paridil blêmit en entendant ces mots. Reconnaissant sa prouesse, au travers de la langue chamarrée de sa déesse, il fut pris de panique et n’eut plus qu’un seul désir : disparaitre ! Ainsi amorça-t-il quelque pas en ce sens, adoptant une attitude à la fois très éloignée de sa récente et triomphale arrogance de héros et très proche – trop pensa-il – d’une aussi lamentable que caractéristique fuite de pleutre. C’est alors que Mâdharasi le pointa du doigt et qu’à la suite de l’appendice céleste tous les regards se tournèrent vers lui !

« Tout ce qu’on sait pour l’instant de l’agresseur, c’est qu’il portrait un anorak violet et orange vif comme le tien, Paridil Bakshi ! »

Paridil crut tout d’abord qu’un rayon maléfique l’avait désintégré puis constata avec soulagement le bon ordonnancement de ses molécules. Mais sa joie fut de courte durée car déjà, le feu roulant des regards braqués sur lui l’amenait à ne désirer rien tant qu’un anéantissement rapide et discret !

« Oh, vous savez, c’est un modèle très courant… Très. »

« Là n’est pas la question ! Rends-toi plutôt compte : personne n’a pris la défense du pauvre garçon ! Alors que l’agresseur a été décrit comme étant de taille plus que moyenne et était accoutré de la sorte ! Et bien personne n’a levé le petit doigt ! En plein jour ! En pleine ville ! »

Paridil eut alors des visions d’Afrique. Ses visions d’Afrique. Celles qui lui venaient à l’âge où il considérait encore le continent comme un seul pays lointain, une unique et précieuse promesse d’aventures. De celles qui, enfant, lui permettaient de s’imaginer en vétérinaire héroïque soignant les animaux en danger, les sauvant d’odieux braconniers comme de cent autres périls. Que s’était-il passé ? Qu’avait-il fait de cette existence pleine de bruits et de fureur qui aurait dû être la sienne ? Par un raccourci traumatique, Paridil prit violemment conscience de sa situation réelle de contrôleur des impôts, amoureux aussi transi qu’éconduit, chasseur invétéré et agresseur d’adolescent encapuchonné ! Une honte sans nom d’être au monde le gagna comme l’on gagne un lot grotesque dans une fête foraine de cauchemar ! Paridil avait toujours eu, au fond de lui, bien des difficultés à accepter de n’être pas quelqu’un d’exceptionnel. Pire ! De n’être rien d’autre qu’un clampin parmi d’autres lui était une pensée repoussante. Depuis toujours, lorsqu’il entrait quelque part, les regards se détournaient rapidement de lui. Il n’avait jamais été celui qu’on attendait. Il n’avait jamais rien eu de l’heureux élu. D’après ses propres calculs, si 1 euro lui avait été octroyé à chaque fois qu’on s’était intéressé à lui, Paridil serait à la tête d’un pécule d’environ trois euro. Mauvaise fortune et bon cœur, telles étaient les devises d’une vie de peu, se disait-il en secret. Ne se tenant pas en bien haute considération, il se devait d’être extraordinaire aux yeux du monde. Pourtant il sentait qu’il lui était impossible de déchoir face à l’enfant de jadis, d’avant le désamour de soi, et que pour ce faire il lui fallait repartir de sa simple condition de frêle créature égarée dans un labyrinthe de conneries entassées avec plus ou moins de soin tout autour de lui depuis 48 ans. Il fallait repartir de zéro ou tout au moins de pas grand-chose, de quelques bases saines : une petite vérité de rien pourrait même faire l’affaire. Non, il n’était pas un héros. Et oui, il lui fallait rendre des comptes au petit enfant roux, frisé et rêveur qu’il fut et qui venait de se réveiller. Il le fallait parce que Paridil préférait de loin s’expliquer avec ce nabot qu’avec la Reine des femmes en personne ! Il s’agissait d’éviter les ennuis à un tel niveau : l’idée d’être découvert et que Mâdharasi le boude à jamais le glaçait déjà ! Par ailleurs, c’était-là sa chance de regagner un peu d’estime à ses propres yeux. Paridil décida qu’il lui fallait rendre le portefeuille à son propriétaire. Mais comment faire cela sans se démasquer et subir l’opprobre ? La droiture avait ses limites et l’enfant qu’il fut n’avait aucune envie de comparaitre devant un tribunal d’adulte qu’il ne reconnaissait pas puisqu’on ne pouvait y juger que des infractions d’adultes !

Paridil s’enferma donc dans son bureau afin d’y tramer, d’y ourdir, d’y échafauder sans répit les plans les plus subtils pour effacer sa faute en restituant son bien au jeune Miran… Paridil s’efforça de se concentrer et au bout de quelques minutes il sentit soudainement comme une vibration… mais ce n’était que son portable.

« Allô ? »

« Paridil, c’est Putholi bis. »

« Oh… Bonjour, comment vas-tu ? »

« Très bien et toi ? »

« Et bien je… En fait ça va. »

« Bon. »

« Oui. »

« Alors ? »

« Alors quoi ? »

« Et bien ta sortie au musée Alice Taverne… Tu m’as invitée hier et on a décidé de venir. C’est bien le musée de la vie quotidienne ? »

« Ah… heu. Ecoute je vérifie s’il est ouvert aujourd’hui et je te rappelle. Je partais déjeuner là et… »

« Oui, pas de problème. Je comprends. A tout à l’heure. »

De la même façon que la source murmure simplement la quantité d’eau qu’elle débite – comme disait Maupassant qui s’y connaissait en vie quotidienne – ce que dit Paridil ne correspond jamais qu’à la quantité de « vide » à laquelle il doit faire face et au volume de « pression » qu’il se fait ainsi subir. Ces deux mots l’obsèdent à un point tel qu’ils lui font souvent dire mille et une choses dont il ne garde par la suite qu’un vague souvenir. Ainsi accumule-t-il les projets pour oublier qu’il porte depuis toujours en lui sa solitude comme d’autres accumulent sur leurs étagères des photos d’eux-mêmes pour se convaincre qu’ils ont une vie riche et passionnante.

Il n’y a rien de plus déprimant que d’arriver chez des gens et de constater qu’il n’y a, aux murs, que des photos d’eux. C’est ce que se disait Paridil assis sur son canapé face aux innombrables photos le représentant, lui et son épouse – Amaïdhimalar-riche-de-sa-tranquillité depuis leur divorce – au fil ténu de trop nombreuses années d’un mariage de raison devenu si peu raisonnable. C’est donc déprimé que Paridil continuait d’ourdir, de tramer et d’échafauder sans succès. C’est alors que, de nouveau et fort opportunément, le téléphone sonna.

« Allô ? »

« Paridil ? Padaïthalaïvan à l’appareil ! »

« Oh, salut Padaï… Quoi de neuf ? »

« Une petite virée à la chasse ça te dirait ? Rien que toi et moi… »

« Toujours, tu le sais bien. »

« Alors topons-là ! »

La campagne des environs de Ratnapura était splendide. Le ciel, d’un bleu soutenu, offrait aux regards des deux hommes tout de vert vêtus des visions enchanteresses de nature opulente et radieuse.

« Et au boulot, comment ça va ces temps-ci ? », demanda à Padaïthalaïvan-le-chef-de-guerre, et accessoirement policier à Ratnapura, un Paridil soucieux du quotidien de son chasseur d’ami.

« Oh, le train-train. A part cette affaire d’agression en plein centre de Ratnapura. T’es au courant. C’est ma brigade qui s’en occupe. Et c’est moi qui ai pris la déposition du gamin. Un drôle de gamin, d’ailleurs. Avec un nom ridicule : Miran, je te demande un peu… Difficile à cerner le môme. »

« Comment ça ? »

« Et ben, encapuchonné comme un voyou mais le genre à n’avoir que des vingt à l’école. Possédé, le môme ! Pas moyen de discuter avec, tu vois ? »

« Moui… Et que… enfin… Vous avez tout de même un peu parlé j’imagine ? Qu’est-ce qu’il t’a raconté ? »

« Il a surtout décrit son agresseur : un petit rouquin à lunettes dans un anorak bariolé ridicule. On a même fait un portrait-robot. Tiens ! Regarde-moi ça ! J’en ai gardé une photocopie… Quelle tête d’abruti, non ? »

Paridil écarquilla les yeux d’épouvante sur le visage fort heureusement bien schématique.

« Je… je le trouve plutôt impressionnant, moi. Je n’aimerais pas le croiser au coin d’une rue à la tombée de la nuit. » – commenta-t-il.

« Moi, je trouve que c’est rien qu’une tête d’abruti ! Pas de quoi se mettre la rate au court-bouillon en tous cas ! On va le trouver, le coincer et au trou ! Pas d’inquiétude, crois-moi ! On n’est pas assez durs dans notre société laxiste avec des petites vermines dans son genre. Si c’était que de moi, je te dis que ce genre de malfaisants je les… »

« Oh, regarde ! Un lapin droit devant ! » – hurla Paridil pour créer une diversion et mettre le holà à l’angoisse dévorante qui s’était abattue sur lui depuis le début de la conversation !

L’étau se resserrait ! Paridil avait agressé le meilleur ami du fils de la personne à laquelle il tenait le plus au monde et était traqué par l’un de ses meilleurs amis. Il fallait pour le moins qu’il se débarrasse de l’objet du délit. Dans un accès de panique, il pensa d’abord à jeter le portefeuille dans la première bouche d’égout venue. Puis il se ravisa, empaqueta maladroitement l’objet de ses craintes en prenant des gants et fonça au bureau de poste le plus proche… qu’il trouva fermé pour cause de grève reconductible !

Comme il fallait faire vite, Paridil décida de prendre tous les risques !

« Allô ? Hrundi ? »

« Paridil ! Alors, ça filoche ? »

« Pas tant, pas tant ! Je suis… comment dire… dans une merde noire ? »

« Je le sais bien, crois-moi. Mais comment t’aider ? »

« Non, tu n’y es pas : je suis réellement et complètement dans une merde noire ! »

« Plus que d’habitude, veux-tu dire ? »

« Nettement plus. Incroyablement plus. »

« Ah… Puis-je avoir des détails ? »

« Je n’ai malheureusement pas le temps de t’en donner. Veux-tu bien simplement répondre à ma question ? »

« Qu’elle est-elle ? »

« Si tu te retrouvais en possession d’un objet qui te brûle les mains et dont tu doives – conséquemment – te débarrasser au plus vite, le restituer à qui de droit… Comment t’y prendrais-tu ? »

« Voilà qui est bien obscur, Paridil, mon grand… Pourquoi ne pas aller sonner à la porte de l’intéressé pour lui rendre son bien ? »

« Ce n’est pas une option… »

« Veux-tu dire par là qu’il te faut rester… anonyme ? »

« Précisément. »

« Ainsi donc tu ourdis, tu trames, tu échafaudes ! Toi, l’homme sans vice… Essaye donc sa boite aux lettres ? »

« Elle n’est pas normalisée : la fente est trop petite… »

« Comment peux-tu en être sûr ? Tu as essayé ? »

« L’ « objet » est resté coincé : j’ai eu toutes les peines du monde à le récupérer sans l’endommager… Je me suis profondément entamé la main. Je pissais le sang, j’ai paniqué ! Sans compter les passants qui se demandaient bien ce que je fabriquais… J’ignorais s’ils allaient appeler une ambulance ou la police ! Alors j’ai dû m’enfuir et… »

« Tu t’es enfui ? »

« Je n’ai pas osé remonter dans ma voiture de peur que quelqu’un note le numéro de ma plaque minéralogique… »

« Tu veux dire que tu as laissé ta voiture sur place ? Que tu es rentré chez toi à pied ? »

« Oui. Quinze kilomètres ! D’ailleurs ça m’arrangerait que tu ailles récupérer ma voiture, je n’ose pas retourner là-bas. Quelqu’un pourrait me reconnaître. Tu viens toujours ce soir ? »

« Heu… Oui c’est ce qui était prévu. Mais dis-moi ne serais-tu pas un peu… Ne le prends pas mal, c’est un mot rien de plus : paranoïaque ? »

« Non, je t’assure. »

« Complètement à la masse te convient-il davantage ? »

« Ecoute, j’ai quelques soucis là tout de suite et… »

« La merde noire, je sais. As-tu essayé de laisser ton mystérieux objet sur le palier de ta mystérieuse personne ? Devant sa porte, quoi ? Avec un mot non signé ? »

« Ca non plus ce n’est pas une option : il y avait un code pour accéder à la cage d’escalier… Et puis je ne peux pas me permettre de trop me balader dans son quartier ! »

« Qui est cette personne ? »

« … »

« Un cocu furieux ? »

« Non. »

« Un amant Pédé ? »

« Non ! »

« Une… femme ! »

« Non plus. Ecoute : je dois trouver une solution et vite… »

« Alors une fois dans ta vie fais donc ce que font les gens et va aux « objets trouvés » puisque tu as trouvé un objet. Tu l’as bien trouvé cet… « objet » ? »

« Pas exactement… »

« Acheté ? »

« … »

« Oh ! Paridil ! Vilain garçon : se pourrait-il que tu aies commis quelque rapine ? »

« Ma voiture n’est pas fermée et il y a un double des clés derrière le pare-soleil passager. Voilà l’adresse où tu pourras la trouver. C’est à deux pas de la gare ! Un véritable jeu d’enfant, crois moi… »

« Bonjour, c’est bien le bureau des objets trouvés ? »

« Absolument, monsieur ? »

« Dites-moi, j’ai trouvé ce portefeuille et… »

« Où cela, monsieur ? »

« Et bien juste là, figurez-vous, dans la rue. Et je souhaiterais que son propriétaire le récupère… »

« C’est très louable de votre part, monsieur. Il y a tellement de gens malhonnêtes de nos jours. Si d’aussi généreuses intentions vous animent, je suggèrerais volontiers à monsieur de téléphoner au « perdant », à ce monsieur… Kadriov ? Ne croyez-vous pas que ça serait plus simple ? », expliqua l’employée en avisant la carte d’identité contenue dans le portefeuille.

« Mais… C'est-à-dire que… »

« Hum… Il s’agit-là d’un objet d’une valeur clairement inférieure à cinquante euro… Conséquemment et pour notre part, nous ne lui rendrons que s’il vient le réclamer d’ici quatre mois. Au-delà de ce délai vous – « l’inventeur » : c’est le terme consacré – pourrez nous le réclamer. Cependant le « perdant » pourra dès lors vous le réclamer à son tour pendant trois ans. Si aucun de vous n’en veut, l’objet sera alors vendu au bénéfice de l’état. Bien maigre dans le cas présent. »

« Pourquoi n’appelez-vous pas vous même ? N’est-ce pas ce qu’on est censé faire ici ? C’est idiot de… C’est la règle ? »

« Non, monsieur : c’est la loi. »

« Hum… Ecoutez, je n’ai ni le temps ni l’envie de m’occuper de tout cela, l’objet est intact, je vous le confie. Au revoir et merci. »

« Bien, monsieur. Une minute, monsieur, j’allais oublier : il faut que vous me remplissiez ce formulaire. Pure formalité. Personne ne s’y intéresse en général. Mais c’est la loi, comprenez-vous ? »

Pressé d’en finir, Paridil remplit le formulaire de façon machinale puis s’en fut…

« Allô, Paridil ? »

« Heu… Oui. Putholi bis, c’est toi ? »

« Ben oui… On avait rendez-vous… A ton initiative… On t’as attendu et… »

« On ? »

« Ben oui… Putholi et moi. »

« Mais c’est à toi que j’avais proposé de… Enfin je veux dire à toi seulement… »

« Oui, bon, peu importe ! De toute façon tu n’as pas cru bon d’honorer ce rendez-vous de ton auguste présence ! »

« C'est-à-dire que… »

« Tu es un gros mangeur ! »

« Pardon ? »

« Je t’ai appelé huit fois et huit fois tu m’as répondu que tu allais déjeuner. Tu as peut-être le vers solitaire ? »

Paridil se voyait un peu à ce moment-là comme un spécialiste de la mort lente, un professionnel de l’agonie. Il était pour ainsi dire prêt à « jeter les chatons dans la poêle à frire » selon l’expression bien connue de sa défunte grand-mère maternelle.

« Ecoute, c’est amusant que tu me parles de ça parce que j’ai justement invité Padaïthalaïvan et sa femme ce soir à diner et je me demandais si tu aurais souhaité te joindre à nous ? »

« Hum… Tu passes vraiment une moitié de ton temps à essayer de te rapprocher des gens et l’autre moitié à tenter de les fuir. Bon, attends un instant, je vais demander à Putholi si ça l’intéresse. »

Et voici Paridil recevant ses quatre convives. Et tout est pour le mieux. Certes il ne parvient pas à inviter Putholi Bis sans Putholi première du nom. Certes son repas est trop cuit et ses hôtes le mâchent avec une certaine difficulté. Certes il songe déjà au vide dont chacune des pièces de sa demeure résonnera lorsque ses amis seront rentrés chez eux. Certes il demeure un fugitif, un homme traqué par le vide et qui dès lors peine à faire face aux choses comme aux êtres. Certes et de fait, l’angoisse de l’instant suivant isole presque hermétiquement Paridil de l’instant présent. Certes. Mais il a bien rendu le portefeuille ! Et ensuite il à bien allumer un feu de joie dans son jardin avec son anorak comme combustible ! Et alors Paridil à bien dansé tout autour en laissant éclater quelque chose qui se situe entre le soulagement et la joie. Hélas la sonnerie du téléphone retentit une fois encore alors que Paridil s’affairait dans la cuisine à faire brûler une tarte aux pommes.

« Putholi bis, tu veux bien répondre à ma place, je suis occupé », demanda Paridil.

« Allô ? »

« Allô, Madame Bakshi ? »

« Absolument pas. Qui est à l’appareil ? »

Lorsque Paridil arriva avec une tarte charbonneuse et encore fumante, Putholi bis le déclara « héros du jour » !

«Oh, ce n’est qu’une tarte aux pommes, trois fois rien, tu sais. Et en plus j’ai peur qu’elle soit un peu trop cuite… »

« Non, ce n’est pas pour la tarte. Je viens d’avoir un jeune homme au bout du fil qui m’a dit que tu avais retrouvé son portefeuille qu’un type lui avait volé hier et il avait l’air tellement heureux… Il te considère comme un vrai héros, crois-moi. »

Paridil devint plus pale qu’une lingette dans son sachet étanche.

« Comment s’appelait ce jeune homme ? », intervint alors Padaïthalaïvan.

« Il ne l’a pas dit… » – répondit Putholi bis.

Paridil en fut soulagé jusqu’à ce qu’elle ajoute : « Mais on va le savoir bientôt, il m’a dit qu’il comptait passer pour remercier son bienfaiteur. Il a obtenu ton nom par le bureau des objets trouvés et je viens de lui donner l’adresse, il sera là dans un quart d’heure. »

Son tablier fleuri autour des hanches, les mains prisonnières de deux maniques orange et violette, Paridil ne voulu plus rien tant que s’abandonner à une chute sans fin. Il se souvint alors des mots récurrents de sa grand-mère paternelle cette fois quand ils jouaient tous deux aux hors-la-loi et qu’à la faveur d’une difficulté la vieille femme ne manquait jamais de rappeler à son bandit de petit-fils que « ça n’était pas le moment de lâcher la rampe ! »

Paridil et ses deux aïeules allaient devoir faire face !