vendredi 24 décembre 2010

International Man of Mystery


Disons-le tout de go : pour ses proches, Paridil Bakshi-l’homme-sans-vice paraissait travailler chaque jour davantage pour le département des mystères. C’est ce que se disait votre serviteur, au volant de la Ford fusion mauve de son frère aîné, alors qu’il ramenait le véhicule à son propriétaire par une nuit sans lune. Dans la famille Bakshi, l’expression la plus courante pour qualifier une personne s’abandonnant tout azimut aux comportements les plus notoirement déraisonnables se résume par ces mots : « lâcher les cochons dans le maïs ». Non content d’avoir lâché des hordes de suidés hagards dans les infinis champs de plantes tropicales herbacées de son imaginaire transgénique, l’aîné des frères Bakshi semblait franchir depuis quelques heures une sorte de cap au-delà duquel ne pouvait que s’étendre de bien rocambolesques contrées, aux reliefs incertains et aux contreforts aberrants. Un simple coup de téléphone aurait suffit ce soir-là à convaincre votre serviteur que son grand frère sans vice n’en n’avait pas moins tourné vigoureusement la carte ! Or ce fameux coup de fil fut passé aux environs de 21 heures – heure de Ratnapura comme il se doit.

« Allô, Paridil mon grand ? »

« Oui… »

« Dis voir, je viens de récupérer ta voiture et je voulais te prévenir que je serai chez toi d’ici un petit quart d’heure… »

« Hrundi ! Je t’avais complètement oublié, figure-toi ! Ecoute, j’ai dans l’immédiat ce que l’on peut qualifier d’une énorme épine dans le pied, d’un faramineux caillou dans ma chaussure ! »

« Qu’est-ce qui t’arrive encore ? »

« Quelqu’un ! Quelqu’un que pas plus Padaïthalaïvan – que j’ai malencontreusement invité ce soir ! – que moi ne devons rencontrer sous quelque prétexte que ce soit ! Quelqu’un qui s’apprête à venir tambouriner à ma porte d’une minute à l’autre ! »

« Qu’est-ce que vous fabriquez tous autant que vous êtes à Ratnapura ? »

« Qu’est-ce que je peux faire pour m’en sortir, là serait plutôt la question dans l’immédiat ? »

« …T’enfuir ? Moi je m’enfuirais. D’ailleurs je me suis enfui de cette ville de merde ! Pas une soirée à chier de plus dans cette ville pourrie que je me suis dis un jour et… »

« Hrundi ! Ca n’est pas le moment, excuse-moi. J’ai besoin d’une idée rapidement applicable et à l’efficacité immédiate. Es-tu en mesure de me la fournir ? »

« Reste calme. Parle-lui à travers la porte. Dis-lui : écoutez cher monsieur, vous êtes sûrement d’une fort plaisante compagnie mais sachez que je ne vous connais pas et que dans l’immédiat je ne vois aucune raison profonde pour que cette situation évolue… »

« Les autres vont trouvez-ça bizarre… »

« Tu crois ? En ce moment, tu ne serais pas un peu le genre de type à dire dans la même phrase qu’on a qu’une vie et qu’il est toujours bon de prendre une mutuelle complémentaire ? Alors, le brin de causette à travers la porte ça peut passer, non ? »

« Je ne peux pas prendre le risque que Padaïthalaïvan rencontre ce type ! »

« Cesse de paniquer, je ne suis qu’à quelques minutes de chez toi, si tu tiens le coup jusque là je peux tenter une diversion ! »

« L’autre type est également à quelques encablures de ma porte d’entrée et… »

« Paridil ? Tu es encore là ? »

« Plante ma voiture ! »

« Plait-il ? »

« Envoie la bagnole au fossé, n’importe où ! Et rappelle-moi dans la foulée ! Je t’expliquerai plus tard ! Fais-moi confiance, c’est tout ! »

« … »

« Hrundi ? Tu es encore là ? »

« Qu’est-ce que je dois faire ? Emboutir un panneau de signalisation ? Percuter une rambarde de sécurité ? Faucher un massif de fleur au vilain milieu d’un rond point ? »

« Je ne sais pas, moi. Invente ! Imagine ! Improvise ! Mets-y un peu du tiens ! Que ça fasse vrai mais sans imprudence voilà tout. Tu en rajouteras du côté traumatisme quand nous serons sur place et voilà ! A tout de suite ! »

Qu’est-ce que Paridil pouvait bien attendre de votre serviteur en lui demandant d’emplafonner sa Ford fusion violacée presque neuve ? Une chance ? Une nouvelle chance probablement. Mais de quoi ? Les motivations de l’aîné des frères Bakshi étaient par le fait devenues complètement nébuleuses à son cadet de dix ans. Ce même cadet qui se demandait bien comment il allait faire pour avoir – contre toute forme de bon sens et de réflexes – un accident de la route dans les cinq prochaines minutes…

Chez Paridil, la fête battait son plein :

« Alors comme ça vous êtes instits ? Toutes les deux ? Je ne peux pas l’imaginer, y’a rien à faire ! » – constatait Padaïthalaïvan.

« Pourquoi essayer ? » – répondait une Putholi un brin agacée.

« Oui, en effet… » – ajoutait d’un ton qui se voulait amical l’épouse de l’enquêteur de deuxième classe.

A la cuisine, le maître de maison faisait les cent pas en attendant d’être délivré par un coup de fil providentiel de l’attente insoutenable de la seule personne sur terre pouvant l’identifier comme le détrousseur mal fagoté de la belle jeunesse ratnapurienne ! Le concept était plus difficile que cela à cerner en fait, et Paridil le savait bien. Mais il n’ignorait pas non plus que son ami Padaïthalaïvan était policier et non philosophe, et qu’en conséquence son métier l’amenait à cerner davantage de suspects que de concepts…

« Paridil ? Tout se passe bien ? C’est quoi cette histoire de portefeuille ? »

« Oh, trois fois rien : j’ai trouvé un portefeuille par terre alors comme je l’avais trouvé et bien je l’ai apporté au service des objets trouvés… comme je l’avais trouvé, tu comprends ? »

« Ouais. C’est le type des objets trouvés qui a dû donner ton nom à ce type, il doit vouloir te remercier. Ca se fait, tu sais. »

« Oui, apparemment. »

« Bon allez, sors de ta cuisine et rejoins-nous, qu’en dis-tu ? » – ajouta gentiment le gardien de l’ordre.

« … »

« T’es un type bien. Tu t’en apercevras un jour. Quand la chance te sourira… Regarde-moi, je vais bien tomber sur l’affaire qui me fera brigadier, j’en suis certain. Pour toi c’est la même chose, crois-moi. »

« Moui… Merci, Padaï. Marci bien pour… tout ça. »

« De rien. Tu connais le proverbe ? »

« Lequel ? »

« C’est un mec que j’ai bouclé pour agression et vol à la tire qui me l’a dit – parait qua ça vient de son bled : Avec le temps, la feuille du murier devient soie, mon pote. »

« Hum… Et alors ? »

« Alors rien… Avec le temps… »

« Oui, oui. D’accord. »

En descendant au salon comme il se peut que l’on descende en enfer, à la suite de son futur enquêteur de première classe d’ami, Paridil s’imaginait déjà derrière les barreaux. Peut-être allait-il enfin pouvoir apprécier son malheur et oublier son faux chagrin, après tout. Cette pensée le réconforta d’une fort étrange manière. Cette cellule, cette maison d’arrêt – le mot « prison » lui faisait tout de même un peu peur – allaient être une manière de magnifier son désespoir, de construire une cathédrale à sa souffrance et…

Le téléphone sonna.

« Oh, mon Dieu : mon téléphone sonne ! Mais qui cela peut-il être à une heure pareille ? » – cria alors un Paridil comme glacé par l’effroi sous le regard pour le moins interloqué de ses convives.

« J’espère que rien de grave n’est arrivé à quelqu’un que je connais ! » – ajouta l’aîné des frères Bakshi en appuyant sur la touche appropriée pour répondre à son cadet.

« Allô ? Hrundi ? »

« Allô ? Non, ce n’est pas Hrundi, désolé… » Le sang de Paridil ne fit pas qu’un tour ! Il s’engagea dans une course folle à la ligne d’arrivée indistincte !

« Qui… qui est à l’appareil ? »

« Et bien voilà, je m’appelle Miran Kadriov et je souhaiterais parler à monsieur Paridil Bakshi, s’il vous plait… monsieur ? »

« Ou… oui. Lui… lui-même… à… à l’appareil. »

« Monsieur Bakshi ! J’ai un petit cadeau pour vous et je voudrais vous le donner en mains propres, vous comprenez ? Seulement voilà un moment que je tourne dans le coin sans trouver votre rue et… »

« C’est le jeune homme qui a appelé tout à l’heure ? » – s’enquirent alors de concert les deux Putholi.

Pris entre deux feux, Paridil fit ce qu’il fait toujours lorsqu’il panique : un geste inconsidéré. Il raccrocha.

« Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu lui as raccroché au nez ? »

Avant que Paridil ne bredouille l’une de ces pitoyables explications dont il a déposé les nombreux brevets il ya bien longtemps, son téléphone sembla se faire un devoir de ne pas lâcher l’affaire et sonna de nouveau.

« Ecoutez, je… »

« Bon, ça y est : la bagnole est au fossé ! »

« Oh, mon Dieu : Hrundi ! T’est-il arrivé quelque chose de grave, précieux et frêle petit frère ?! » – hurla de soulagement et à la cantonade, un Paridil peinant à réprimer un sourire quasi-extatique.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? Pourquoi hurles-tu de la sorte ? C’est ce qui était prévu, non ? »

« Bien sûr ! Bien sûr ! Où cet effroyable accident s’est-il produit, innocente et fragile créature en proie au chaos de l’univers ? Dis-moi tout ! Ne me cache rien ! Ton grand frère et son robuste ami Padaïthalaïvan viennent de chercher sur le champ ! Foi de Paridil ! »

« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Bon, figure-toi que j’y suis, sur le champ, celui qui est à dix minutes de chez toi par la nationale, à la hauteur de ce Campanile dégueulasse où l’on va toujours fêter les anniversaires, tu vois ? »

« Nous arrivons, frérot ! Tiens bon ! »

Votre serviteur avait longuement hésité avant de faire le grand saut. Platane ou panneau ? Feu rouge ou fossé ? Le fossé s’était imposé. La voiture y avait été délicatement déposée par un habile coup de volant qui faisait encore la fierté de son auteur lorsque s’arrêta à sa hauteur un bien curieux attelage. Quatre géants à l’imposant tour de poitrine et à la mine plus qu’alarmante descendirent d’un 4x4 boueux aux vitres fumées.

« Bougez-pas ! On va vous dépannez… » – dit alors d’une voix très douce, l’un des colosses.

« C’est des choses qui arrivent, vous bilez pas ! Une chance qu’on soit passé par là, c’est tout ! » – ajouta le plus gros, le plus grand, celui dont on eu dit que l’usage de la parole ne faisait en aucun cas partie de ses dons les plus évidents.

En un tourne main, le véhicule fut remis en circulation avec cet imparable diagnostique en guise de ce qui aurait pourtant dû être son épitaphe :

« Elle a pas d’mal ? Vous inquiétez pas, m’sieur, personne ne verra que vous êtes allé au fossé ! Allez bonne soirée ! »

C’est une drôle de chose que la vie – songeait à cet instant votre serviteur. Le bien mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un destin futile. Le mieux qui se put décemment espérer n’était-il pas quelque reconnaissance de soi-même venant généralement trop tard, telle une moisson de regrets inextinguibles. Et pourtant ne fallait-il pas lutter ? Quand bien même fut-ce le combat le plus terne qui se put imaginer ? De ceux qui se déroulent dans un brouillard impalpable et sans rien sous les pieds. Tout n’était après tout qu’ânonnements pour un plan approximatif à l’issue particulièrement incertaine. Si Paridil voulait un accident, pourquoi ne l’aurait-il pas ?

Paridil jouait parfaitement sa partition dans la voiture de Padaïthalaïvan qui le conduisait, tout d’amitié indéfectible, sur les lieux du « drame ». Son angoisse réelle trouvait un parfait exutoire dans la fiction qu’il avait initiée mais dont il ne soupçonnait pas encore que le peu de contrôle qu’il exerçait sur elle était en train de se dissoudre entre les mains de son frère cadet et sous la forme d’un cric ! Ce cric, votre serviteur ne s’en était d’abord emparé que pour érafler légèrement le vernis de l’automobile qu’on eut dit flambante neuve. Un premier coup avait ainsi été mollement appliqué à hauteur du pare-choc avant. Et puis une chose en avait entrainé une autre. Ne sachant et ne voulant après tout pas réellement savoir ce que souhaitait l’aîné des frères Bakshi en lui demandant un aussi étrange service, votre serviteur s’était en quelque sorte pris au jeu. En cherchant avant tout à bien faire il avait trouvé en lui d’insoupçonnées ressources de bruit et de fureur, toute une intensité en sommeil nommée colère ! D’où venait-elle ? Je l’ignorais. En revanche, je ne pouvais rien ignorer de sa destination…

Nous sommes dans un monde indescriptible. Les mots qui le décrivaient nous ont été enlevés. Certains se sont résolus à en inventer de nouveaux que personne, hélas, ne comprend. Paridil était de ceux-là lorsqu’il découvrit sa voiture. Ainsi bégaya-t-il quelque chose auquel personne ne prêta attention avant d’adresser un regard hébété à son cadet dont le sourire, un rien déplacé, semblait surtout quémander la reconnaissance pour qui a dûment accompli une tâche aussi ingrate que délicate.

« Putain, mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? – trancha alors Padaïthalaïvan – Hrundi, tu n’as rien ? »

« Non, ça va. J’ai eu un petit accident, je crois. »

« Petit ? C’est ce qui s’appelle un euphémisme, si c’est bien le mot qui convient ! »

Après toutes les mesures d’usage qui furent pour l’essentielles prises par un Padaïthalaïvan aux yeux écarquillés à chaque fois qu’il les portrait sur votre serviteur dont il se demandait bien comment il avait pu sortir indemne de ce qu’il nommait lui-même « un sacré putain d’accident », le retour à la maison se fit dans un silence un rien oppressant.

« Vous voilà enfin ! – s’exclama avec un mélange de douceur et de soulagement Putholi bis – Hrundi, tu n’as rien ? »

« Rien ! – répondit sur un ton indéfinissable Padaïthalaïvan – Rien du tout ! Mais si tu voyais la caisse de Paridil ! Plus qu’un tas de merde et je m’y connais ! »

« Tout le monde est en bonne santé, c’est le principal. Au fait, Paridil, le jeune homme qui souhaitait te remercier est passé. »

Paridil semblait dans un état second. Il défaillait et dû s’asseoir pour reprendre le peu d’esprit qui semblait encore lui rester au terme de cette soirée salement cauchemardesque. Tout le monde pensa qu’il était sous le choc d’un accident qui avait fait frôler la mort au dernier-né de la famille Bakshi… Il balbutia :

« Comment ça s’est passé ? Qu’a-t-il dit ? »

« Et bien il s’est présenté comme étant la personne que j’avais eue au bout du fil un peu plus tôt dans la soirée – répondit Putholi bis. Très aimable. Très courtois. Il n’est entré qu’une seconde, tu sais. Il a demandé après toi. Putholi et moi lui avons rapidement exposé la situation. Il nous a dit qu’on lui avait volé le portefeuille que tu as retrouvé lors d’une agression et qu’il avait depuis trouvé sa boite aux lettres couverte de sang ! Comme une sorte de rituel, tu vois le genre ! Il nous a avoué qu’il avait peur, qu’il se sentait menacé ! Puis son regard a été attiré par les photos sur les murs… là, il est devenu blême. Particulièrement devant celle-ci, celle où tu poses devant le Mont Saint-Michel avec Prîtish et Mâdharasi. Après l’avoir regardée, il est parti en prenant à peine le temps de nous dire au revoir ! Etrange, non ? »

Paridil était à l’agonie.

« Oh, il t’a amené un cadeau pour te remercier. Il nous a dit que… l’auteur avait lui aussi perdu quelque chose comme tous les gens qui écrivent, quelque chose comme ça » – ajoutèrent en chœur les deux Putholi en désignant de leurs index qu’on eut dit unique un petit livre posé sur la table au milieu des reliefs carbonisés d’un repas, d’une soirée qui ne l’était pas moins.

C’était une assez commune édition de la correspondance de Joseph Conrad avec son ami, politicien et aventurier Robert Bontine Cunninghame Graham. Le jeune homme avait souligné un passage où Conrad, décrivant une petite vieille dotée d’une verrue sur la joue, portant des chaussons de lisière, avec une chauffeuse sur les pieds et incarnant l’administration, semble voir en fait dans ce maigre spectacle l’image même des parques qui tricotent le destin du monde :

« Il y a, disons, une machine. Elle s’est créée à partir d’un chaos de ferrailles et voilà : elle tricote. Elle nous incorpore dans le tricot et nous rejette. Elle a tricoté le temps, l’espace, la douleur, la mort, la corruption, le désespoir et toutes les illusions. »


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