lundi 10 décembre 2012

Rise of the ménagère




Dans Terminator 3 : Le Soulèvement des machines, film de 2003 de Jonathan Mostow, un gentil robot (joué par Arnold  Schwarzenegger) doit protéger le héros, John Connor (joué par Nick Stahl) contre le méchant robot sexy (joué par Kristanna Loken, très sexy, j’en bande encore) qui veut le tuer pour des raisons qu’il n’est pas utile de rappeler ici. Dans une scène, le méchant robot sexy est parvenu à reprogrammer le gentil robot pour qu’il tue John Connor. Le gentil robot est alors tiraillé entre cette instruction par défaut qui le pousse à tuer le héros, et un sursaut conscient de gentil robot qui lui fait annuler cette instruction. Pour exprimer cette confusion à l’écran, on nous montre une vision subjective du gentil robot où diverses données télémétriques s’affichent en surimpression sur l’image de John Connor en train de fuir et où clignotent alternativement les messages « Kill John Connor » et « Abort last command ».

Au bureau, l’autre jour, j’ai été confronté à une situation similaire. Je sais, j’ai une vie palpitante. C’est comme ça. L’affaire est la suivante. J’ai découvert l’existence d’un phénomène extrêmement curieux. Je n’en ai pas encore mis à jour tous ses rouages mais les grandes lignes m’en sont apparues avec suffisamment de clarté pour que j’en fasse dès aujourd’hui la révélation au Monde, via ce blog. Car il faut bien que le Monde sache. Le temps presse : Noël approche. Je m’explique.

Vous connaissez les marchés de Noël. Cette lèpre, ce cancer qui prolifère dans nos centre-villes à l’approche des fêtes. Vous connaissez cette pseudo-tradition ancestrale apparue il y a quelques années. Vous connaissez ces grotesques cabanes en bois de cagette abritant mal du froid les pauvres gars qui ont dû se résoudre à accepter ce boulot grotesque. Vous connaissez les objets laids et inutiles qui y sont vendus à des prix effarants. Vous connaissez le mauvais vin chaud que l’on y vend et que personne ne boit. Vous connaissez ces écœurantes décorations de Noël, toutes de neige synthétique, boules en plastique et guirlandes électriques criardes. Vous connaissez tout ça.

Les marchés de Noël sont en tous points méprisables. C’est entendu. Pourtant, avez-vous remarqué que les ménagères de plus de trente ans ont à leur endroit des réactions extrêmement contradictoires ? J’entends chaque année en cette saison mes collègues autour de la machine à café, ma mère, mes cousines ou d’anonymes ménagères de plus de trente ans croisées dans la rue dérouler la même litanie absurde :

« Les marchés de Noël, c’est nul. J’adore ça. Quelle horreur. C’est génial. C’est con. C’est cool. Je ne comprends pas que les gens soient assez cons pour aller dépenser leur sous là-dedans. J’y ai fait toutes mes courses de Noël, comme ça, je suis tranquille. J’irai jamais dans un truc pareil. J’y retourne demain avec une copine. Il paraît que c’est celui de Strasbourg le meilleur. C’est le plus ancien. C’est ridicule. On vend les même choses dans tous. Cette année, je vais à celui de Strasbourg, j’ai eu un mal fou à trouver un hôtel. Ce qu’on y vend, c’est que de la cochonnerie. J’adore. C’est comme dans l’ancien temps. Que des trucs faits en Chine. J’ai horreur du vin chaud, on sait pas ce qu’ils mettent dedans. Y’en a un nouveau plus près de chez moi qui a l’air bien. Tous ces cons qui s’entassent là-dedans, je te jure. J’y vais chaque année... »

Tout ça dans un même souffle, en une même phrase. Ma théorie est qu’a l’instar du gentil robot de Terminator 3, ces femmes ont été reprogrammée par la Commission Nationale de Contrôle des Ménagères de plus de trente ans, la CNCM30. Cet organisme, dont je ne peux, pour l’instant, prouver l’existence, est pourtant sans aucun doute bien réel. Comment expliquer sinon que ces femmes, qui se rendent bien compte de la nullité extrême des marchés de Noël, soient néanmoins contraintes en permanence par une sorte de tâche de fond implantée dans leurs cerveaux de se rendre dans ces lieux grotesques ? Comment ? Cette théorie de la CNCM30 permettrait en outre d’expliquer un certain nombre d’autres agaçants mystères de l’âme féminine tels que, par exemple, l’inexplicable engouement pour les huiles essentielles, l’ostéopathie ou encore pour une boisson aussi répugnante que le rooibos (oui, ça s’écrit avec deux o... ça aussi, tiens, si je me retenais pas, j’écrirais bien un texte pour en dire du mal, mais bon, je manque de temps).

Complot ! Manipulation mentale ! Asservissement ! Ménagère de plus de trente ans : redresse la tête !











mardi 16 octobre 2012

Mariage gai




«  A Dothraki wedding without at least three deaths is considered a dull affair.  »
Game of Thrones


Je l’ai déjà écrit dans ces pages, je n’aime pas les mariages. En fait, j’ai en tête, quand on aborde ce sujet, la vision d’un mariage minable idéal : un mariage où tous les défauts de tous les mariages du monde seraient réunis, un mariage où tout serait raté, tout serait vulgaire, tout serait pathétique, tout serait laid et bête, où tout le monde serait embarrassé et triste d’être là. Mais bien sûr, heureusement, cette vision ne se réalise jamais complètement. Les mariages auxquels on assiste ont toujours, contre toute attente, quelque chose qui se passe bien : soit le vin est bon, soit l’endroit est beau, soit les mariés ont l’air heureux... En un mot, le mariage minable idéal est une construction de mon imagination. Il n’existe pas dans la réalité. Voilà ce que je pensais jusqu’à samedi dernier. Mon opinion a changé, depuis.

Le mariage minable idéal a eu lieu samedi dernier et j’y étais invité.

Tout commence à la mairie d’une petite ville de la banlieue lyonnaise. Je ne suis pas dans ma famille. Je connais très peu de gens parmi les invités. Le maire ne s’est pas dérangé. L’adjointe au maire qui le remplace ne sait pas parler en public. Elle tente désespérément de donner une solennité à l’affaire, habitée qu’elle est de ce complexe qu’ont parfois les officiers d’État-civil vis-à-vis du mariage religieux.

Pourquoi s’excuser de devoir lire les articles du Code civil ?

Nous nous rendons ensuite à l’église : le mariage minable idéal ne peut naturellement pas faire l’économie de la cérémonie religieuse. L’église est laide. C’est un édifice des années 50 en béton. On dirait un bunker avec des vitraux, ou un temple vulcain dans un épisode de Star Trek. Les paroles prononcées ne font pas sens pour moi. Les mots « joie » et « amour » sont prononcés toutes les deux phrases, comme il est d’usage à l’église. Les mariés lisent des poèmes qu’ils ont trouvés sur Internet. Ils voulaient passer de la musique – une chanson de Georges Moustaki me dit-on – mais le lecteur CD du curé est tombé en panne. On a du mal à comprendre ce que dit le curé. C’est parce qu’il a la maladie de Parkinson, m’apprend un cousin.

Se marier à l’église, c’est comme faire une promenade en calèche : on aime bien parce que ça fait « comme dans l’ancien temps ».

À la sortie de l’église, je cherche des gens avec lesquels parler. J’en trouve. On papote. L’inquiétude me gagne : les rares gens sympathiques que je déniche m’apprennent tous qu’ils n’iront pas au repas. Les mariés sortent. On ne leur jette pas de riz car c’est maintenant interdit, m’apprend une cousine de la mariée. J’aimerais en savoir plus sur cette étrange réglementation. Elle a entendu ça à la télé, un jour, mais elle a oublié les détails. On jette en revanche des pétales de rose sur les marches de l’église. La même cousine m’explique que c’est interdit aussi, car on peut glisser. Mais on en jette quand même. Cela dure cinq secondes. Il faudra ensuite 20 minutes à plusieurs cousines pour nettoyer les marches de l’église de tous les pétales.

On fait des photos. La robe de la mariée est moche. Le marié a l’air d’un gitan.

Nous nous préparons ensuite à rejoindre la salle où la fête doit avoir lieu. J’apprends avec stupéfaction qu’elle est située dans le quartier des Minguettes à Vénissieux. Quand je m’étonne du choix de ce quartier tristement célèbre, un cousin m’explique que c’est parce qu’ils s’y sont pris trop tard pour louer la salle et que c’était la seule qui était encore libre. Les parents de la mariée nous expliquent avant de partir qu’il est important de se garer sur le parking réservé de la salle, et non pas dans le quartier, car il est surveillé par un maître-chien.

Je ne suis jamais allé dans une banlieue « sensible », maintenant que j’y pense.

La Salle de fêtes et des familles de Vénissieux est un édifice en béton de style Giscardo-pompidolien astucieusement conçu pour permettre d’accueillir en même temps plusieurs fêtes de manière indépendante. Il y a trois salles, mais seulement deux mariages ce jour-là. Le deuxième mariage est un mariage arabe. Il y a quelques mélanges. Certains invités de notre mariage se trompent et vont d’abord au mariage arabe. On leur y explique que c’est dans la salle d’à côté qu’ils sont sensés aller. De même, je croise quelques arabes qui se trompent et arrivent dans notre salle. Toute l’affaire, politiquement correcte, est de ne pas leur dire tout de suite, en voyant qu’ils sont arabes, qu’ils se sont trompés de salle. Il faut faire semblant de penser qu’ils pourraient bien être invités au même mariage que vous et passer par une discussion oiseuse de type « c’est bien ici le mariage ? » « euh oui » « vous êtes qui » « des cousins de Sylviane » « c’est qui Sylviane ? » « c’est la mariée » « ah mais c’est pas le mariage de Mohammed et de Rafia ?  » « non, là, c’est Sylviane et Christophe » etc.

La salle des fêtes est éclairée au néon.

Il y a une fontaine à sangria et des cacahuètes pour l’apéritif. Quelqu’un m’explique que le marié ainsi que deux cousins sont alcooliques. Il faut donc que tout le monde fasse attention à ce qu’ils ne boivent pas trop. Je décide de ne pas me préoccuper de ça. La mariée est anorexique et a l’air un peu folle. Il semblerait qu’elle n’ait pas eu d’amis à inviter à son mariage, à l’exception d’une grosse fille métisse avec une robe trop courte. Je l’avais repéré à la messe car elle était comme en transe et prononçait toutes les réponses rituelles trop fort les yeux fermés et les bras étendus vers le ciel. Elle se présente à moi comme la meilleure amie de la mariée. Elle est venue exprès de Bretagne pour le mariage. Elles se sont rencontrées il y a 15 ans dans un voyage organisé en Pologne mais elles ne se sont pas revues depuis.

Il y a des gens qui n’ont pas d’amis.

Pour le repas, il faut prendre son assiette en plastique et aller se servir au buffet. Tout est mauvais. Personne ne mange du taboulé : on ne peut pas le saisir parce que pour le servir, il n’y a qu’une petite fourchette en plastique. On ne peut pas manger de la salade de riz non plus car son poids fait plier les assiettes jetables de mauvaise qualité. Je bois le rosé tiède qui est proposé dans un gobelet en plastique. C’est le genre de vin qui fait passer directement de l’état à jeun à la gueule de bois. Je bois trop pour calmer mon angoisse d’être là. Ma belle mère que j’aime bien le remarque et me regarde d’un air déçu. J’ai honte, mais je continue.

Je n’aime pas le rosé.

La fête est animée par DJ Mario 2000. Il met sans interruption et à un volume assourdissant des musiques diverses Les mariés ont été accueillis à leur arrivée par le générique de l’émission Champs-Élysées. Les gens dansent sur Bala bala bala bele bele bele et font la chenille. Je constate un clivage entre les deux familles. Les membres de la famille du marié sont vulgaires. Ils dansent tous. Les membres de la famille de la mariée sont plus empruntés. Ils ne dansent pas et restent assis à leur table, l’air apeuré. Les parents du marié sont divorcés. Le père fait la gueule. La mère, 50 ans, cheveux courts décolorés, joue la femme émancipée et exhibe devant son ex-mari un compagnon nettement plus jeune qu’elle. Elle l’embrasse à pleine bouche et ils dansent la Lambada avec une lascivité ostentatoire.

Dans l’assemblée, aucune femme n’est belle.

Je sors fumer. La cour devant la salle n’est pas très agréable car elle donne sur un grand local poubelles. Un cousin nommé Patrick me prend une cigarette. Je discute un temps avec lui mais il ne veut plus me parler quand il apprend que je vis à Paris. Je vais faire quelques pas sur le parking. Les yeux me piquent. Je croise un autre cousin qui m’explique qu’il y a eu un tir de lacrymogènes à cause d’une bagarre dans le mariage d’à côté. Je vais aux toilettes pour m’occuper : elles sont sales et sentent très mauvais. Je suis obligé de revenir dans la salle. La musique est toujours aussi fort. Des gens ont demandé à DJ Mario 2000 de baisser un peu mais il a refusé.

J’entends Sag Warum pour la première fois depuis 25 ans.

Les gens ont l’air de s’amuser. L’horreur que j’éprouve en constatant cela me donne mauvaise conscience. Je pars chercher du vin. Je demande à la mère de la mariée où en trouver. Elle me montre où est le cubi. On l’a caché derrière la poubelle pour que le marié et les cousins alcooliques ne le trouvent pas. Elle me dit qu’ils avaient prévu des bouteilles de bon Saint Joseph, mais que ça ne vaut peut-être pas le coup de les sortir puisque le cubi est entamé. J’en conviens. Elle me demande de garder un œil sur un cousin qui a la maladie d’Alzheimer. Comme il a, en plus, des problèmes d’audition, le volume sonore de la musique lui est très pénible et il a essayé plusieurs fois de s’enfuir de la salle depuis le début de la soirée. Je peux le comprendre. Je décide de ne pas me préoccuper de lui.

Le vin est acide et fait mal au ventre.

DJ Mario 2000 donne son numéro de téléphone portable au micro à l’attention de ceux qui voudraient faire appel à lui pour leur futur mariage. Les gens ont cessé de danser. Il décide d’organiser un jeu pour relancer l’ambiance. Il fait mettre 5 hommes en ligne debout sur des chaises pliantes  : le marié et un cousin alcoolique qui vacillent debout sur leur chaise, le curé parkinsonien qui semble peu assuré également, le frère du marié qui est gros et fait plier dangereusement la chaise. DJ Mario 2000 amène alors la mariée les yeux bandés pour lui faire tâter les mollets des 5 hommes. Le jeu consiste à reconnaître ainsi son mari.

Je regarde pensivement la mariée tâter le mollet du curé.

Des arabes du quartier viennent dans la salle pour chercher la bagarre. L’un d’eux vole un morceau de pain. Les hommes se lèvent pour faire partir les intrus. Je me joins à eux. Le ton monte. Les femmes font rentrer précipitamment les enfants qui jouaient dehors dans le local poubelles. Un des cousins alcooliques se bat avec un des arabes. Ils s’enfuient en nous traitant de sales blancs qui n’ont rien à faire sur leur territoire et nous invitent à rentrer dans notre pays. DJ Mario 2000 qui s’était joint au groupe les traite de sales bougnoules et va mettre de la musique juive par provocation. Le vigile du parking, interrogé sur la question, explique que ça ne vaut pas le coup d’appeler la police. Ils ne se déplacent pas trop aux Minguettes, de toutes façons.

Ça ne se fait pas de partir avant qu’on ait servi le gâteau.

La danse des canards remet un peu d’ambiance. DJ Mario 2000 passe ensuite une chanson tirée du dernier album de Jennifer Lopez. Une cousine me confie que son mari a la sclérose en plaque. Le gâteau arrive sur la musique d’un film hollywoodien que je connais mais que je ne parviens pas à déterminer. Peut-être Titanic. Il est 23h30. Quelques minutes plus tard, après avoir fini leur part de gâteau, 75 % des invités décident qu’il est l’heure de partir. Je me joins au mouvement. Je dis au-revoir à quelques personnes. Le cousin Patrick me crie quelque chose où je crois discerner « rentrez à Paris les parigots ».

Épilogue : Rentré à Paris, je lis la presse gratuite, ce matin, dans le métro. L’événement suivant dont elle parle est, à ma connaissance, sans lien direct avec le mariage auquel j’ai assisté, mais il faudra quand même que je me renseigne.



lundi 8 octobre 2012

L'homme qui n'était pas là.


Quand j’ai fais la connaissance de mon collègue Dany, il était surtout fameux pour refuser de rencontrer certains parents d’élèves. Les raisons de ses choix – pourquoi celui-ci plutôt que tel autre ? – étaient variables et le plus généralement obscures. Dany se justifiait le plus souvent par un « ce serait long à expliquer » qui semblait régler à chaque fois la question. La renommée de Dany en matière de misanthropie sauvage était due pour l’essentiel à sa volonté d’airain qui le rendait capable de quitter l’établissement en en claquant théâtralement les portes ou de s’enfermer à double tour dans sa salle de classe pour ranger les polygones en bois de merisier, destinés à illustrer les cours les plus ardus de géométrie dans l’espace, qu’il fabriquait lui-même avec une méticulosité que seul égalait chez lui son entêtement lors de visites parents-professeurs dont il se refusait parfois à reconnaître jusqu’à la légitimité. Lorsque j’y suis arrivée voici maintenant six ans Dany était une légende dans le collège où je suis employé. Depuis, la légende a pris sa retraite. A Saint-Saturnin, l’un des plus beaux villages de France d’Auvergne… C’est dans la demeure familiale – que Dany retape comme il se doit – que j’avais été convié à aller passer la journée en compagnie du phénomène. Dès mon arrivée, j’avisai un bien curieux paillasson.

« Rassure-toi ! – me dit le maître de maison en ouvrant la porte – personne ne parle un traitre mot d’anglais dans ce bled. »
« Dans ce cas, bien sûr… »
« Alors ? Quoi de neuf au collège ? »
« Bah ! Tu sais bien. »
« Hum… Rien ! »
« C’est ça. »
« Et sinon ? »
« Oh, sinon… »
« Moui. »

La conversation allait bon train. Nous devisions modestement depuis bientôt dix minutes lorsque retentit la sonnette de la maison de Dany. Depuis l’un des deux fauteuils où nous nous étions confortablement installés avec un whisky, le maître du logis jeta un œil en direction de la porte vitrée de l’entrée. Au travers du verre dépoli, il distingua deux silhouettes qui lui furent si familières qu’il en blêmit sur le champ ! Et c’est ainsi qu’en quelques secondes à peine, Dany s’empara d’une vieille couverture aussi épaisse qu’écossaise qui trainait près de la panière du chien – un Dogue Allemand du plus bel effet – pour s’en couvrir de pied et cape. Il se recroquevilla au creux de son siège au point qu’on eut dit ce dernier seulement recouvert d’un épais tissu à carreaux du plus mauvais goût.

« Ne bouge plus ! – me murmura alors le fantôme de Dany –, elles vont s’en aller si elles ne détectent aucun signes de vie. »
« Qui sont-elles ? »
« Deux vieilles biques ! Des fâcheuses ! Ne me demandent pas pourquoi mais je ne veux en aucun cas les rencontrer ! Si jamais elles entraient ici, nous ne pourrions plus jamais nous en défaire. Jamais, tu m’entends ?! »

Je compris très vite que Dany redoutait que les deux péronnelles ne délaissassent la porte d’entrée pour faire le siège de la fenêtre du salon où nous nous trouvions, lui et moi, engoncés. Si mon fauteuil était diamétralement opposé à la dite fenêtre et lui tournait ostensiblement le dos, celui de Dany lui faisait face. C’était là la raison de son camouflage de fortune. Presqu’une heure se passa ainsi. De péroraisons plus ou moins sibyllines en ragots divers, de regards furtifs par les fenêtres de la façade de la maison de Dany en nez plus ou moins aplatis aux différents carreaux qui les composaient, les deux harpies s’obstinaient à envisager chaque instant passé à jaser devant sa porte comme les rapprochant inexorablement du retour d’un Dany dont elles étaient décidées à prendre des nouvelles comme d’autres cherchent à obtenir des aveux. A cet aussi puissant qu’inquiétant désir de courtoisie, l’objet de toute cette patience opposait, silencieux et immobile, une fin de non recevoir aussi implicite qu’obstinée. Je ne pouvais dès lors que reconnaître le Dany de la légende qui renaissait de ses cendres, tout à la fois sous mes yeux éberlués et une couverture grotesque. Non, il n’irait pas ouvrir car oui, il avait décidé de s’en tenir au jugement que l’instinct de survie lui avait visiblement inspiré ce tantôt. C’est à peine s’il laissait filtrer quelques mots de temps à autres pour déplorer d’avoir fait les vitres la veille ou pour réprimander les fous-rires qui ne manquaient pas de me saisir à intervalles réguliers. Lorsque mes muscles de plus en plus ankylosés se raidirent à force d’immobilité, je fini par ne plus rire et par faire part à mon hôte de quelques protestations bien senties... qui demeurèrent, comme de juste, lettres mortes. Seize heures sonnèrent au clocher lorsqu’éclata un orage qui finit par convaincre les deux ribaudes de mettre fin à leur halte pour s’en aller poursuivre autre part, plus au sec sans doute, leur nuisible périple.

« L’enfermement c’est les autres ! » –  me dit alors un Dany de nouveau jouasse.
« Tu ne voulais vraiment pas leur parler à ces deux là ! » – lui répondis-je en gesticulant mollement pour permettre à nouveau l’afflux sanguin jusqu’aux bouts de mes membres gourds.
« Ce serait long à expliquer… »
« Je vois… »
« Eh puis on n’a guère le temps de se perdre en éclaircissements ! Mets ton manteau, il ne faut pas tarder ! »
« Comment ? Maintenant ? Sous la pluie battante ? Mais où doit-on aller si vite ? »
« C’est un petit pays ici ! C’est un très petit pays ! Les gens se connaissent tous. Ils parlent ! Les deux folles vont vite se rendre compte que je ne suis pas sorti de chez moi…Il faut que je me fasse voir, tu comprends ? Qu’on sache que j’étais effectivement sorti… »
« Oui… Non ! Si nous tombons sur elles au coin d’une rue ! Tous nos efforts de dissimulation auront été réduits à néant ! »
« C’est un risque qu’il faut courir ! Crois-moi, ce sont ces petits moments où l’adrénaline court dans nos veines qui rendent la vie passionnante ! Tiens, passe-moi le parapluie, là ! »

Dehors, il faisait gros temps. Nous errâmes Dany et moi, par les ruelles dégoulinantes et les chemins boueux sans croiser âme qui vive toute une heure durant. Trempés comme peu de soupe, nous finîmes par rencontrer un très vieux couple que Dany connaissait « de vue », « des emmerdeurs notoires » me glissa-t-il à l’oreille. Ils nous demandèrent si nous n’avions pas vu le cousin Georges qu’il s’était mis en tête de visiter mais qui, contre toute attente, n’était pas chez lui en ce pluvieux après-midi d’automne.

« Oui, Georges ! Bien sûr que nous l’avons vu ! Ce bon vieux Georges ! Il traversait le bourg d’un bon pas, il y a de ça à peu près une heure » – répondit Dany à ma grande surprise.

Nous nous éloignâmes en silence alors que la pluie cessait enfin. Je ne demandai aucune explication à Dany concernant son mensonge. Sur le chemin du retour, nous aperçûmes au loin le dénommé Georges, tout aussi mouillé que nous l’étions, qui nous fît un signe rapide trahissant par sa gestuelle saccadée une indéniable nervosité. Un bref échange de regard se produisit entre Dany et lui qui exprima mieux qu’un long discours toute l’estime mutuelle que nourrissait l’un pour l’autre ces deux fiers gaillards pour qui la tranquillité comptait plus que tout autre chose. Dany lui fit un long signe de la main comme pour chercher à apaiser cet homme dont on sentait bien qu’il était aux aboies. Puis chacun passa son chemin et c’est à pas lents que nous retournèrent chez Dany qui nous prépara un grog bien tassé. Nous reprîmes la conversation.

« Hum… Dis-moi Dany, j’aimerais comprendre : quelle différence fais-tu exactement entre l’époque où tu travaillais et ta retraite actuelle ? »
« Oh… Eh bien à la retraite, on a le temps, on peut faire ce qu’on veut. On est bien plus tranquille, non ? »
« … »




mercredi 19 septembre 2012

Le coaching, c’est de la merde



J’entreprends aujourd’hui d’écrire ce texte au titre sibyllin car je me rends compte que mes nouvelles activités professionnelles me mettent régulièrement en contact avec des gens exerçant cette étrange activité « professionnelle » que l’on nomme « coaching ». Celui qui pratique le coaching, le « coach », est une créature des ténèbres vomie par les portes de l’enfer qui prend forme humaine dans notre monde pour venir tourmenter les honnêtes travailleurs et dérober l’argent des sociétés qui les emploient. Le coach est ainsi un démon malfaisant doublé d’un parasite et doit donc être combattu avec la dernière énergie.

Afin de lutter plus efficacement contre le coaching, il importe de bien connaître les gens qui se rendent coupable de le pratiquer. Le coach est la plupart du temps une femme. La coach, donc, a environ 50 ans. Elle parvient presque à dissimuler son tempérament puissamment névrotique sous un abord affable et ostensiblement cool. Elle aime à raconter son parcours professionnel qui est généralement le suivant. La coach ne parle pas de ses études, soit qu’elle n’en ait pas fait (contrairement à vous), soit qu’elle les méprise (contrairement à vous). Elle a longtemps travaillé dans une « boîte américaine » (contrairement à vous), de préférence pour une société jouissant de quelque prestige dans certains milieux : IBM, Price Waterhouse Coopers, Xerox... Elle y avait des responsabilités importantes et devait donc travailler de 8h à 22h30 tous les jours (contrairement à vous), ce dont, feignant de le critiquer, elle est extrêmement fière. Elle a ensuite « fait sa crise de la quarantaine » ce qui l’a amenée à mettre un terme à sa lucrative carrière après avoir « négocié un chèque » pour se lancer dans une entreprise professionnelle aberrante : élevage de chèvres dans le Larzac, atelier de poterie, épicerie de commerce équitable… Contrairement à vous. Ce n’est qu’après avoir épuisé la somme d’argent obtenue lors de son départ de chez IBM et constaté qu’elle n’arrivait pas à vendre ses fromages de chèvre dégueulasses sur les marchés qu’elle a fait, contrairement à vous, un « bilan de compétences » qui l’a convaincue de se lancer dans le coaching. Car « ce qu’elle aime, finalement, c’est aider les gens ». Et maintenant, forte de son expérience et de cette brillante carrière professionnelle, la coach vient vous expliquer la vie.

Pour ce faire, la coach organise des ateliers aux intitulés aussi alléchants que « management organisationnel », « gestion du stress et assertivité » ou encore « travailler en open space ». Prenons pour exemple ce dernier atelier : la coach le propose aux gens qui avaient l’habitude d’avoir des bureaux individuels mais que leur employeur a décidé, généralement pour des raisons d’économie, d’installer en open space. Une chose est sûre pour tous les gens concernés par ce genre de situation : l’open space c’est moins bien. La coach va pourtant éviter par tous les moyens d’énoncer ce constat  évident. Elle va au contraire passer en revue les avantages réels ou supposés de l’open space, et ce, jusqu’à l’absurde (« votre bureau est plus petit, donc vous marcherez moins, donc vous gagnerez du temps et vous vous fatiguerez moins »). Elle va ensuite s’attacher à rationaliser le choix de passer à l’open space : elle va ramener la résistance au passage à l’open space à une peur du changement (« il faut aller de l’avant, ne pas avoir peur de la modernité », le présenter comme une fatalité (« c’est un signe des temps, il n’y a plus d’argent, c’est fini le bon temps ») ou encore donner dans un volontarisme délirant (« de toute façon on est obligé d’y aller, les gars, alors on y va, et on y va à fond »). Et pour finir, elle conclut la formation par des exercices de sophrologie / relaxation / développement personnel / méditation (« appelez le comme vous voulez, les mots n’ont pas d’importance : l’important, c’est que vous vous sentiez bien ») au cours desquels on se retrouve assis par terre, les yeux fermés à essayer de « visualiser sa bulle intérieure ». Non, moi non plus je ne sais pas ce que ça veut dire.

L’art délicat de la coach consiste donc, on le voit, à créer un écart entre ce qu’elle dit et les intérêts qu’elle sert. En effet, dans le cas de l’open space, elle aide les dirigeants à imposer à leurs employés des conditions de travail dégradées déshumanisantes inspirées des méthodes américaines et japonaises les plus pourries. Mais elle le fait au moyen d’un discours cool new age de hippie de merde écœurant qui fait que de critiquer ce qu’elle vient vous imposer, en l’occurrence l’open space, fait miraculeusement de vous un mec pas cool, un salaud sans cœur complice des méthodes de management moderne.

À l'instar du putois, la coach est, on le voit, une créature putride dont on ne peut s’approcher sans être soi-même souillé. Mon conseil du jour est donc, lorsque confronté à une coach, de lui fendre le crâne au moyen d’un démonte-pneu, puis de jeter son cadavre dans un fossé afin qu’il soit dévoré par des chiens errants.

Après moi, je dis ça, je dis rien, hein...




El curso de formación libre !


« Comment ça, la télévision ? »
« Oui. Elle est toujours allumée… »
« C’est vrai. D’ailleurs les images qu’elle diffuse sont incroyables ! »
« Trash T.V. »
« Comme un commentaire complètement décalé de ce qui se passe dans l’appartement… »
« Complètement. C’est ça. »
« On aurait dû y penser plus tôt… »
« C’est certain. Mais comme on ne peut pas passer à côté, on en parlera demain. »
« Oui. Demain on en parlera. »
« Une sorte d’improvisation, quoi. »
« J’allais le dire ! »

C’est un repas. C’est un repas à caractère professionnel. Je participe, à deux pas du collège où je suis employé, à une formation qui se destine aux enseignants, mes semblables, dans le cadre d’une opération appelée « Lycéens au cinéma ». Il s’agit de proposer, à des collègues de toutes les disciplines, des « outils pédagogiques », des « pistes de travail » pour aborder le film en classe. Ce film s’intitule « Fish Tank ». C’est un film anglais réalisé en 2009 par Andrea Arnold. Il décrit le quotidien agité d’une adolescente, déscolarisée et dénigrée par sa famille, qui rêve de devenir danseuse de hip-hop et va vivre sa première expérience amoureuse avec l’amant de sa mère. En dépit de tous ces handicaps, c’est un film remarquable.

« …Et vous avez sans doute noté, Mesdames et Messieurs, l’importance de la télévision à l’intérieur du dispositif filmique que déploie la cinéaste pour capter le quotidien de cette famille anglaise. »

Faible rumeur dans la salle. Un acquiescement mou se laisse un peu désirer.

 « Pas plus tard qu’hier soir, Hrundi et moi-même énumérions les différentes émissions dont nous apercevons quelques images lors des séquences se déroulant dans le salon familial ou bien encore dans la chambre de la jeune héroïne. De nombreux exemples vous viennent sans aucun doute… »

La rumeur monte, puis une voix se dégage du marécage sonore inintelligible :
 « Ben c’est sûr qu’il y a tous ces clips de rap et de hip-hop atrocement vulgaires ! Au jour d’aujourd’hui, ça n’a vraiment rien d’étonnant… »

« Rien ! C’est un bon exemple ! D’autres remarques ? »

C’est un grondement qui résonne à présent dans la salle dont plusieurs voix s’échappent presque distinctement :
« On en parlait là, avec les collègues, et c’est vrai qu’on a envie de dire qu’il y a également tous ces reportages sur les animaux des stars qui sont absolument aberrants, non ? »

« Mais absolument ! D’autres exemples ? Je suis sûr que… »

Un orage verbal éclate alors :
« Ces émissions continuelles abordant la prostitution en Russie sont formellement répugnantes!? Et si vous voulez notre avis, il est parfaitement révoltant que de telles images soient laissées à portée de regard de la jeunesse ! »

« Parfaitement d’accord ! Nous sommes parfaitement d’accord avec vous ! N’est-ce pas Hrundi ? Ne me disais-tu pas hier que tu avais de ton côté remarqué ce type tout nu avec une cagoule de catcheur mexicain qui gesticule bizarrement pendant la scène où la jeune héroïne et son beau-père se disputent ? »

« C'est-à-dire que… Je… Moui. C’est vrai qu’il y a ce type qui… Enfin, il est… Il ne porte aucun vêtement effectivement. Et alors forcément avec cette… cagoule, on ne peut pas voir son visage. Et comme il saute sur place avec… Je dirais avec frénésie… Eh bien on remarque son… Enfin, c’est vrai qu’il attire l’attention… Non ? »

« … »

« Quelle séquence, tu dis ? »

« C’est vrai ! De quelle séquence parlez-vous ? »

« Moi je n’ai rien vu de tel ! »

« Moi non plus. »

« Vous êtes formateur ? »

La rumeur a repris de plus belle, mais de manière feutrée pour ne pas dire sournoise. Tous les regards convergent vers moi. On me regarde alors qu’on se penche vers ses voisines et voisins pour leur glisser des choses à l’oreille. Des choses qui finissent par rapidement m’obséder. Certains rient sous cape. Je les vois. Pas la peine de mentir. D’autres écarquillent les yeux dans ma direction en faisant de petits gestes, à priori perfides, dont je ne saisis que mal le sens réel. D’autres, enfin, prennent silencieusement des notes sur de minuscules carnets en moleskine en me fixant épisodiquement avec de petits yeux freudiens cruels tout en dodelinant régulièrement de la tête. Les parois de la salle semblent se refermer sur moi. J’ai du mal à respirer. Je suffoque. Je me sens comme un poisson hors de l’eau, à cette différence près que je me noie sans me débattre un seul instant. Entre deux colossales perles de sueur, mes yeux brûlants se figent de stupeur : tous les stagiaires portent la cagoule noire et blanche de Rey Mysterio, mon champion préféré de Lucha Libre, ou bien ? Non, non, non. Ce n’est pas possible. Je sais bien que la popularité de celui qui se fait aussi appeler Super Mystico ou encore Super Nino est quasi-nulle dans la région de Clermont-Ferrand. Je ne me suis jamais fait d’illusion là-dessus. Je ferme les yeux. Je tente de retrouver mon souffle. Je suis en proie à une crise aigüe de paranoïa rien de plus. Pas la peine d’en faire une maladie !

« Hrundi ? Hrundi, tu es certain que… Enfin, c’est bien dans ce film… On parle de « Fish Tank », là ? N’est-ce pas ? »

« Hum… Je crois. »

En fin de journée, j’épluche les « fiches-bilans » remplies comme de coutume par les enseignants. Dans la rubrique « remarques diverses », plusieurs collègues demandent mon nom. Trois d’entre eux affirment être parents d’élèves et souhaiteraient savoir quelle matière j’enseigne et, surtout, dans quel établissement. Deux autres réclament mon numéro de téléphone tout en ayant préalablement laissé les leurs. C’est une plaisanterie. Du moins c’est ce qu’il me semble…

Il y a des soirs où l’on rentre chez soi sans trop savoir qui tourne la poignée pour lancer à la cantonade le fameux : « Hola mi Cariño ? Este soy Yo ! »






lundi 17 septembre 2012

Simetierre.


« Ah. Et c’est quoi comme marque ? »
« Doberman. J’achète toujours allemand. »
Que dire ?
« Du solide ? »
« Et du fonctionnel ! Avant l’arrivée de Cujo – oui, j’ai toujours été fan de Stephen King – nous avions été cambriolés cinq fois en deux ans ! Depuis six mois c’est le calme plat. »
Bon sang, mais que dire ??
« Efficace ! Et… il reste toujours à l’intérieur ? »
« Non. Pourquoi ? »
« Ben tu m’en a beaucoup parlé mais je ne l’ai pas vu ce soir. »
« C’est marrant ça… C’est vrai, d’habitude il est toujours dans nos pattes. Surtout pour une occasion pareille.»

C’est l’été. C’est un merveilleux soir d’été. C’est un barbecue entre collègues du collège où je suis employé. C’est une suite ininterrompue de babillages divers dans le jardin du professeur d’allemand qui nous a invités sous le sympathique prétexte de ne pas attendre la rentrée pour avoir l’occasion de tous nous revoir. 

« Cujo ! Cujo ?! »
« Laisse. Il doit s’être endormi quelque part. »
« Cujo ? Endormi ? Tu rigoles ! »
« … »
« Chéri ? Tu as vu Cujo ce soir ? »
« Ah, ça n’est pas le moment de penser au chien ! Tu es impossible avec ton clébard ! Bon, j’espère que vous avez faim : voilà les merguez ! »

« AAAAH ! » général de satisfaction lorsque le plat copieusement garni apparaît… à l’instar de Cujo, émergeant tout frétillant des broussailles.

« Oh ! Mon Dieu ! Cujo !! »
« Qu’est-ce qu’il a entre les dents ? »
« On dirait… »
« Ah ! Il le pose sur mes godasses ! Non… »
« Ouah ! C’est bien dégueu ! »
« C’est ce que je crois ? »
« Putain, c’est le chihuahua de la voisine ! »
« C’est Pollux ça ? »
« Ce qu’il en reste. »
« Pas grand-chose… »
« Je crois que je vais vomir. »
« Il est carrément dangereux votre molosse, là ? Non ? »
« Qu’est-ce qu’on fait ? »
« Comment ça ? »
« Ben avec le clebs mort, là ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

C’est l’été. C’est un abominable soir d’été. C’est la panique entre collègues. Nous sommes blafards. Cinq convives blafards se regardent dans le crépuscule. Cinq matières sont représentées. L’éducation physique et sportive, les sciences de la vie et de la terre, l’anglais, les arts plastiques et, bien entendu, l’allemand. Un conseil pédagogique extraordinaire se met en place afin d’aborder l’épineuse question de l’aveu pourtant familière à toute personne se targuant d’éduquer son prochain. Les débats ne s’éternisent pas.

« Je ne pourrais jamais aller avouer à cette vieille dame que son chienchien adoré a été… s’est fait… n’est plus de ce monde. Du moins pas sous la forme qui lui a donné tant de joie. Elle va faire une attaque ! Pire ! Elle va exiger que je fasse piquer Cujo ! Les cambriolages vont reprendre. Et ce sera de nouveau l’enfer dans ce quartier ! »
« Vous la connaissez bien ? »
« La voisine ? Pas encore assez pour la détester. »
« Suffisamment pour la trouver sympa. »
« Bon ! Il faut agir vite ! Christelle, toi qui dépiaute des grenouilles à longueur de temps, tu dois t’y connaître en cadavres, non ? Tu vas nous nettoyer cette merde, d’ac ? »
« … »
« Hrundi ? Accompagne-là. Et arrange-toi pour laisser parler ton côté artiste : donne lui bonne mine, qu’il ait l’air d’avoir fait une crise cardiaque sous le coup d’un bonheur trop intense.»
« … »
« Sophie, décroche le téléphone et appelle la voisine : raconte-lui que tu es anglaise et complètement perdue. Tu n’as qu’à lui baragouiner que tu cherche une adresse dans le quartier : l’essentiel c’est de la tenir éloignée du jardin. »
« … »
« Georges, avec ton survêtement et tes Nike tu vas nous escalader le mur comme personne : attrape le clebs, et dépose-le dans sa niche. Elle est à gauche du cerisier, le long du mur mitoyen. »
« … »

Tous nous nous affairons autour du cadavre sanguinolent de Pollux. Tous nous nous exécutons un quart d’heure durant. Chacun fait son office. Un plan sans accrocs se déploie en silence. Un complot est en marche. C’est un mystérieux soir d’été. C’est une cabale entre collègues. Nous nous déplaçons en silence dans le crépuscule pour accomplir d’étranges rituels. Après que Christelle ait nettoyée au champoing antipelliculaire et à grande eau la fourrure un rien défraîchie de ce qui fût Pollux, je passe le tout au sèche-cheveux durant cinq bonnes minutes… C’est le plus pimpant des cadavres que nous confions aux bons soins de Georges qui, déjà, disparaît par-dessus le mur du jardin… pour revenir cinq minutes plus tard.

Et puis la vie  reprend ses droits. Nous mangeons et buvons à satiété. Certains entonnent même des airs paillards qui détonnent dans la calme sérénité nocturne retrouvée. C’est une sacrée nouba qui va et vient de part et d’autre de la table comme pour conjurer la mort si proche. Jusqu’à ce que le bruit strident de la sonnette de la porte d’entrée retentisse et vienne soudainement glacer les cœurs comme les âmes.

« Je vais… ouvrir », nous prévient notre hôte.

Alors, tous, nous nous levons pour le suivre, le soutenir, car tous nous savons qui attend à la porte d’entrée. Ca ne peut être qu’elle. Elle sait tout. Elle nous tient. Elle ne nous lâchera plus. Jamais. Les masques s’apprêtent à tomber. La honte va s’abattre sur nous. Nous voilà de retour dans nos peaux adolescentes. Nous voilà en proie à la culpabilité d’avoir été méchants et de ne pas l’avoir reconnu. Nous étions de fiers enseignants il y a si peu encore, mais voici que cinq lâches trainent maintenant des pieds à travers le salon, accablés par le poids d’une veulerie sans nom.

La porte s’ouvre. Et nos cœurs cessent de battre quelques secondes comme s’ils en avaient perdu tout simplement le goût.

« Bonsoir… »

C’est elle ! C’est bien elle bon sang de bois ! Je crois que j’avais espéré jusqu’au bout. Je crois que tous nous avions espéré jusqu’au bout que nous nous fourvoyions, que nous faisions fausse route. Mais hélas – trois fois hélas ! – il n’en est rien !

« Je… Je suis désolé de vous déranger à une heure pareille mais j’ai… Voilà, je vis toute seule chez moi comme vous le savez. Mon unique compagnie, mon seul petit bonheur c’est… Enfin c’était… Je ne sais comment vous le dire. Vous allez penser que… Bref, je me lance : mon chien Pollux est mort… »
« A ce propos… », interrompt notre hôte avant d’être lui-même interrompu.
« …il y deux jours. »
« Pardon ? »
« Il y a deux jours, j’ai trouvé mon chien mort dans le salon. Je l’ai enterré dans le jardin… Mais ce soir, lorsque je suis sorti faire quelques pas, je me suis aperçu que le trou dans lequel je l’avais mis en terre était béant ! Je ne sais pas pourquoi, je me suis précipitée en direction de sa niche et je l’y aie trouvé, si calme… Si… propre. Il était véritablement… soyeux. Il avait l’air de dormir. Paisiblement. Comme vous m’aviez dit que vous invitiez votre collègue de biologie ce soir, je me suis permise de venir demander un avis. Et si vous aviez un verre de quelque chose de fort par la même occasion, je crois que je l’accepterais de bon cœur. »
« La même chose pour moi s’il te plaît », demande Christelle qui va devoir trouver dans les plus brefs délais une sorte d’explication à ce qui semble n’être rien d’autre qu’inexplicable.

C’est la fin de l’été. C’est une surprenante fin de soirée de fin d’été. C’est une suite de mystifications qui, elle, semble ne pas avoir de fin. C’est une fin de soirée entre collègues autour d’une vielle dame, d’un peu de whisky et de quelques mensonges. Christelle réclame un deuxième verre…