lundi 8 octobre 2012

L'homme qui n'était pas là.


Quand j’ai fais la connaissance de mon collègue Dany, il était surtout fameux pour refuser de rencontrer certains parents d’élèves. Les raisons de ses choix – pourquoi celui-ci plutôt que tel autre ? – étaient variables et le plus généralement obscures. Dany se justifiait le plus souvent par un « ce serait long à expliquer » qui semblait régler à chaque fois la question. La renommée de Dany en matière de misanthropie sauvage était due pour l’essentiel à sa volonté d’airain qui le rendait capable de quitter l’établissement en en claquant théâtralement les portes ou de s’enfermer à double tour dans sa salle de classe pour ranger les polygones en bois de merisier, destinés à illustrer les cours les plus ardus de géométrie dans l’espace, qu’il fabriquait lui-même avec une méticulosité que seul égalait chez lui son entêtement lors de visites parents-professeurs dont il se refusait parfois à reconnaître jusqu’à la légitimité. Lorsque j’y suis arrivée voici maintenant six ans Dany était une légende dans le collège où je suis employé. Depuis, la légende a pris sa retraite. A Saint-Saturnin, l’un des plus beaux villages de France d’Auvergne… C’est dans la demeure familiale – que Dany retape comme il se doit – que j’avais été convié à aller passer la journée en compagnie du phénomène. Dès mon arrivée, j’avisai un bien curieux paillasson.

« Rassure-toi ! – me dit le maître de maison en ouvrant la porte – personne ne parle un traitre mot d’anglais dans ce bled. »
« Dans ce cas, bien sûr… »
« Alors ? Quoi de neuf au collège ? »
« Bah ! Tu sais bien. »
« Hum… Rien ! »
« C’est ça. »
« Et sinon ? »
« Oh, sinon… »
« Moui. »

La conversation allait bon train. Nous devisions modestement depuis bientôt dix minutes lorsque retentit la sonnette de la maison de Dany. Depuis l’un des deux fauteuils où nous nous étions confortablement installés avec un whisky, le maître du logis jeta un œil en direction de la porte vitrée de l’entrée. Au travers du verre dépoli, il distingua deux silhouettes qui lui furent si familières qu’il en blêmit sur le champ ! Et c’est ainsi qu’en quelques secondes à peine, Dany s’empara d’une vieille couverture aussi épaisse qu’écossaise qui trainait près de la panière du chien – un Dogue Allemand du plus bel effet – pour s’en couvrir de pied et cape. Il se recroquevilla au creux de son siège au point qu’on eut dit ce dernier seulement recouvert d’un épais tissu à carreaux du plus mauvais goût.

« Ne bouge plus ! – me murmura alors le fantôme de Dany –, elles vont s’en aller si elles ne détectent aucun signes de vie. »
« Qui sont-elles ? »
« Deux vieilles biques ! Des fâcheuses ! Ne me demandent pas pourquoi mais je ne veux en aucun cas les rencontrer ! Si jamais elles entraient ici, nous ne pourrions plus jamais nous en défaire. Jamais, tu m’entends ?! »

Je compris très vite que Dany redoutait que les deux péronnelles ne délaissassent la porte d’entrée pour faire le siège de la fenêtre du salon où nous nous trouvions, lui et moi, engoncés. Si mon fauteuil était diamétralement opposé à la dite fenêtre et lui tournait ostensiblement le dos, celui de Dany lui faisait face. C’était là la raison de son camouflage de fortune. Presqu’une heure se passa ainsi. De péroraisons plus ou moins sibyllines en ragots divers, de regards furtifs par les fenêtres de la façade de la maison de Dany en nez plus ou moins aplatis aux différents carreaux qui les composaient, les deux harpies s’obstinaient à envisager chaque instant passé à jaser devant sa porte comme les rapprochant inexorablement du retour d’un Dany dont elles étaient décidées à prendre des nouvelles comme d’autres cherchent à obtenir des aveux. A cet aussi puissant qu’inquiétant désir de courtoisie, l’objet de toute cette patience opposait, silencieux et immobile, une fin de non recevoir aussi implicite qu’obstinée. Je ne pouvais dès lors que reconnaître le Dany de la légende qui renaissait de ses cendres, tout à la fois sous mes yeux éberlués et une couverture grotesque. Non, il n’irait pas ouvrir car oui, il avait décidé de s’en tenir au jugement que l’instinct de survie lui avait visiblement inspiré ce tantôt. C’est à peine s’il laissait filtrer quelques mots de temps à autres pour déplorer d’avoir fait les vitres la veille ou pour réprimander les fous-rires qui ne manquaient pas de me saisir à intervalles réguliers. Lorsque mes muscles de plus en plus ankylosés se raidirent à force d’immobilité, je fini par ne plus rire et par faire part à mon hôte de quelques protestations bien senties... qui demeurèrent, comme de juste, lettres mortes. Seize heures sonnèrent au clocher lorsqu’éclata un orage qui finit par convaincre les deux ribaudes de mettre fin à leur halte pour s’en aller poursuivre autre part, plus au sec sans doute, leur nuisible périple.

« L’enfermement c’est les autres ! » –  me dit alors un Dany de nouveau jouasse.
« Tu ne voulais vraiment pas leur parler à ces deux là ! » – lui répondis-je en gesticulant mollement pour permettre à nouveau l’afflux sanguin jusqu’aux bouts de mes membres gourds.
« Ce serait long à expliquer… »
« Je vois… »
« Eh puis on n’a guère le temps de se perdre en éclaircissements ! Mets ton manteau, il ne faut pas tarder ! »
« Comment ? Maintenant ? Sous la pluie battante ? Mais où doit-on aller si vite ? »
« C’est un petit pays ici ! C’est un très petit pays ! Les gens se connaissent tous. Ils parlent ! Les deux folles vont vite se rendre compte que je ne suis pas sorti de chez moi…Il faut que je me fasse voir, tu comprends ? Qu’on sache que j’étais effectivement sorti… »
« Oui… Non ! Si nous tombons sur elles au coin d’une rue ! Tous nos efforts de dissimulation auront été réduits à néant ! »
« C’est un risque qu’il faut courir ! Crois-moi, ce sont ces petits moments où l’adrénaline court dans nos veines qui rendent la vie passionnante ! Tiens, passe-moi le parapluie, là ! »

Dehors, il faisait gros temps. Nous errâmes Dany et moi, par les ruelles dégoulinantes et les chemins boueux sans croiser âme qui vive toute une heure durant. Trempés comme peu de soupe, nous finîmes par rencontrer un très vieux couple que Dany connaissait « de vue », « des emmerdeurs notoires » me glissa-t-il à l’oreille. Ils nous demandèrent si nous n’avions pas vu le cousin Georges qu’il s’était mis en tête de visiter mais qui, contre toute attente, n’était pas chez lui en ce pluvieux après-midi d’automne.

« Oui, Georges ! Bien sûr que nous l’avons vu ! Ce bon vieux Georges ! Il traversait le bourg d’un bon pas, il y a de ça à peu près une heure » – répondit Dany à ma grande surprise.

Nous nous éloignâmes en silence alors que la pluie cessait enfin. Je ne demandai aucune explication à Dany concernant son mensonge. Sur le chemin du retour, nous aperçûmes au loin le dénommé Georges, tout aussi mouillé que nous l’étions, qui nous fît un signe rapide trahissant par sa gestuelle saccadée une indéniable nervosité. Un bref échange de regard se produisit entre Dany et lui qui exprima mieux qu’un long discours toute l’estime mutuelle que nourrissait l’un pour l’autre ces deux fiers gaillards pour qui la tranquillité comptait plus que tout autre chose. Dany lui fit un long signe de la main comme pour chercher à apaiser cet homme dont on sentait bien qu’il était aux aboies. Puis chacun passa son chemin et c’est à pas lents que nous retournèrent chez Dany qui nous prépara un grog bien tassé. Nous reprîmes la conversation.

« Hum… Dis-moi Dany, j’aimerais comprendre : quelle différence fais-tu exactement entre l’époque où tu travaillais et ta retraite actuelle ? »
« Oh… Eh bien à la retraite, on a le temps, on peut faire ce qu’on veut. On est bien plus tranquille, non ? »
« … »




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